La genèse de la Kabylie. Aux origines de l’affirmation berbère en Algérie (1830-1962), du journaliste et chercheur Yassine Temlali, paraît aux éditions Barzakh (Alger). L’extrait que nous publions ci-après est tiré du chapitre intitulé « La politique berbère (kabyle) de la France en Algérie : mythes et réalités ».
[...] L’image que se faisaient les colonisateurs français des Algériens autochtones était déterminée, d’une part, par le dogme pseudo-scientifique racialiste qui professait l’existence de différences essentielles de caractère et d’aptitude au progrès entre les « races », et d’autre part, par une profonde ignorance du monde musulman, vu à travers la lorgnette d’un orientalisme conquérant, imprégné de l’idée de la supériorité européenne. La méconnaissance de l’« Orient », qui le faisait dépeindre de façon stéréotypée par de grands écrivains comme Chateaubriand(1), était encore plus frappante quand il s’agissait du monde « barbaresque ». Celui-ci n’était connu qu’à travers de rares récits de voyageurs et de captifs chrétiens qui avaient connu les geôles de la Régence.
Même L’Encyclopédie, une œuvre pourtant magistrale à bien des égards, s’est fait l’écho de ces stéréotypes. L’entrée « Azuagues »(2) (curieux résultat d’une double déformation : d’« Azwaw », qu’on peut traduire par « Kabyle »(3), et de « Zouagha », désignant une tribu berbère) n’est rien d’autre qu’une somme impressionnante de demi-vérités, d’évidentes idées reçues et de confusions diverses. Les « Azuagues », selon le texte de cet article établi par Denis Diderot et Jean D’Alembert, sont des « peuples d’Afrique qui sont répandus dans la Barbarie et la Numidie » dont « les uns sont tributaires [et] les autres vivent libres [et qui] habitent principalement les provinces de Tremecen [sic] et de Fez [Fès] ». Il ajoute : « Les plus braves occupent la contrée qui est entre Tunis et le Biledulgérid [le pays du Djérid, dans le sud tunisien]. [...] Leur chef porte le titre de roi de Cuco [le roi de Koukou]. Ils parlent la langue des Berbères et l’arabe. » Les deux philosophes français confondaient les Kabyles — dont certains chefs en Grande-Kabylie, ont porté, en effet, le titre de « roi de Koukou » — avec les Zouagha, une tribu berbère dont le territoire, au XVIIIe siècle, était à cheval entre la Tunisie et l’Est algérien mais qui, quelques siècles plus tôt, s’étendait, selon les chroniqueurs médiévaux, de la Libye au Maroc, d’où probablement la mention des provinces de Tlemcen et de Fès. Cet article de L’Encyclopédie peut être tenu pour une ébauche sommaire du discours colonial sur les Berbères, plus particulièrement les Kabyles : les « Azuagues », y lit-on, « se font honneur d’être chrétiens d’origine [et] haïssent les Arabes et les autres peuples d’Afrique [sic] »(4).
L’exploration scientifique du pays nouvellement conquis n’a pas échappé aux pesanteurs du racialisme et de la méconnaissance de l’« Orient ». Ainsi, y aura-t-il, d’emblée, pour les Français, deux races dissemblables, sinon ennemies, les Berbères et les Arabes : les premiers étaient d’immémoriaux sédentaires, des autochtones à la religiosité superficielle ; les seconds, d’impénitents nomades, des descendants foncièrement fanatiques des envahisseurs hilaliens.
La formation, dès le début de l’occupation, de préjugés favorables aux Berbères, principalement les Kabyles, ne pouvait, de toute évidence, que servir le projet de division des « indigènes », projet qu’un zélé colonialiste, le docteur Eugène Bodichon, a formulé, en 1845, de façon on ne peut plus explicite : « La France doit développer cet instinct antipathique entre Arabes et Kabyles et mettre à sa convenance les deux races aux prises l’une contre l’autre »(5). Ces préjugés se sont renforcés de faits objectifs majeurs : l’absence de solidarité de la majorité des Berbères avec la Régence attaquée et, quelques années plus tard, le refus des tribus de Grande-Kabylie de reconnaître l’autorité de l’Émir Abdelkader en lutte contre les troupes de l’armée d’invasion. Cependant, ce qui devait être lu, dans le premier cas, comme une indifférence peu surprenante au sort des terribles janissaires et, dans le second cas, comme une éloquente manifestation du cloisonnement, sous le régime turc, des communautés « indigènes », a été interprété, à la lumière aveuglante du racialisme, comme une prédisposition kabyle naturelle à collaborer avec les conquérants. On prêtera cette prédisposition d’autant moins aux « Arabes » qu’ils s’étaient déjà soulevés contre les Français, leurs territoires situés dans les basses terres étant les plus convoités par les militaires et les premiers colons.
Fantasmes colonialistes
Durant les premières années de l’occupation, l’observation scientifique de la société autochtone, destinée à mieux la connaître pour « lui enlever ses capacités de résistance »(6), a contribué, de manière décisive, à former l’image coloniale du « Berbère » : paysan enraciné dans le terroir, au besoin habile colporteur, il était si différent de l’Arabe, bédouin dédaignant ces « vils » métiers que sont l’agriculture et le commerce.
Le mythe berbère, qui s’est décliné principalement en mythe kabyle, est antérieur à l’occupation de la Kabylie : en 1841, huit ans avant le début de la conquête des Babors par le général Bugeaud, le général Duvivier écrivait : « La fixité kabaïle et l’amour de cette race pour le travail devront être les plus forts pivots de notre politique pour nous établir en Afrique »(7). Ce mythe s’incarnera dans nombre de projets politiques dont certains, proprement chimériques, n’ont jamais abouti, comme celui de « faire des Kabyles des auxiliaires de la colonisation » en pays arabe ( 8 ). Il s’incarnera surtout dans un discours kabylophile, sincère ou intéressé, né avec les premières études berbérisantes, celles de l’ethnographie militaire.
Les Kabyles ont été les premiers Berbères auxquels les Français se sont intéressés : ils représentaient une des composantes de la mosaïque ethnique algéroise et avaient fourni aux Français, à peine quelques semaines après la prise d’Alger, les premiers contingents des célèbres Zouaves(9) qui s’illustreront lors de la Guerre de Crimée (1853-1856), sur le front allemand (1870) et jusque dans le lointain Mexique, lors de l’intervention des armées de Napoléon III dans ce pays (1862-1867).
Le discours colonial pseudo-kabylophile forme un large corpus qui demeure encore ouvert de nos jours(10). À examiner les personnalités liées à la colonisation, officiers, politiciens, scientifiques et autres écrivains qui l’ont popularisé, il est difficile de dire, avec Salem Chaker, qu’il « a été essentiellement le fait de “seconds couteaux” »(11) ou qu’« on le rencontre surtout dans une sous-littérature et dans une sous-production scientifique »(12). De plus, des qualifications comme « seconds couteaux », « sous-littérature » et « sous-production scientifique » ne sont pas d’une grande rigueur. Des hommes politiques qui ont joué un rôle majeur dans l’orientation et la conduite de la politique coloniale pourraient être considérés, au regard de l’Histoire avec un grand « H », comme des comparses sans envergure. De même, ce qui n’a pas eu droit à l’éternité comme littérature et savoir scientifique sur les Berbères avait pu être considéré, en son temps, de façon extrêmement positive. Le politicien « kabylophile » Auguste Warnier n’était, en définitive, qu’un personnage local. Il n’empêche qu’en tant que fougueux animateur du camp hostile à la politique prétendument arabophile de Napoléon III, il a eu une influence considérable, en Algérie et en « métropole ». La « faiblesse doctrinale » et la « nullité scientifique » des travaux de Camille Sabatier sont consternantes alors que les travaux d’Émile Masqueray sont d’une tout autre facture(13). L’auteur de l’« Essai sur l’origine, l’évolution et les conditions actuelles des Berbères sédentaires » (1882)(14) et celui de l’incontournable Formation des cités chez les populations sédentaires d’Algérie (15) n’en partageaient pas moins, outre une kabylophilie opportuniste, un égal ascendant sur les milieux colonialistes.
[...] L’image que se faisaient les colonisateurs français des Algériens autochtones était déterminée, d’une part, par le dogme pseudo-scientifique racialiste qui professait l’existence de différences essentielles de caractère et d’aptitude au progrès entre les « races », et d’autre part, par une profonde ignorance du monde musulman, vu à travers la lorgnette d’un orientalisme conquérant, imprégné de l’idée de la supériorité européenne. La méconnaissance de l’« Orient », qui le faisait dépeindre de façon stéréotypée par de grands écrivains comme Chateaubriand(1), était encore plus frappante quand il s’agissait du monde « barbaresque ». Celui-ci n’était connu qu’à travers de rares récits de voyageurs et de captifs chrétiens qui avaient connu les geôles de la Régence.
Même L’Encyclopédie, une œuvre pourtant magistrale à bien des égards, s’est fait l’écho de ces stéréotypes. L’entrée « Azuagues »(2) (curieux résultat d’une double déformation : d’« Azwaw », qu’on peut traduire par « Kabyle »(3), et de « Zouagha », désignant une tribu berbère) n’est rien d’autre qu’une somme impressionnante de demi-vérités, d’évidentes idées reçues et de confusions diverses. Les « Azuagues », selon le texte de cet article établi par Denis Diderot et Jean D’Alembert, sont des « peuples d’Afrique qui sont répandus dans la Barbarie et la Numidie » dont « les uns sont tributaires [et] les autres vivent libres [et qui] habitent principalement les provinces de Tremecen [sic] et de Fez [Fès] ». Il ajoute : « Les plus braves occupent la contrée qui est entre Tunis et le Biledulgérid [le pays du Djérid, dans le sud tunisien]. [...] Leur chef porte le titre de roi de Cuco [le roi de Koukou]. Ils parlent la langue des Berbères et l’arabe. » Les deux philosophes français confondaient les Kabyles — dont certains chefs en Grande-Kabylie, ont porté, en effet, le titre de « roi de Koukou » — avec les Zouagha, une tribu berbère dont le territoire, au XVIIIe siècle, était à cheval entre la Tunisie et l’Est algérien mais qui, quelques siècles plus tôt, s’étendait, selon les chroniqueurs médiévaux, de la Libye au Maroc, d’où probablement la mention des provinces de Tlemcen et de Fès. Cet article de L’Encyclopédie peut être tenu pour une ébauche sommaire du discours colonial sur les Berbères, plus particulièrement les Kabyles : les « Azuagues », y lit-on, « se font honneur d’être chrétiens d’origine [et] haïssent les Arabes et les autres peuples d’Afrique [sic] »(4).
L’exploration scientifique du pays nouvellement conquis n’a pas échappé aux pesanteurs du racialisme et de la méconnaissance de l’« Orient ». Ainsi, y aura-t-il, d’emblée, pour les Français, deux races dissemblables, sinon ennemies, les Berbères et les Arabes : les premiers étaient d’immémoriaux sédentaires, des autochtones à la religiosité superficielle ; les seconds, d’impénitents nomades, des descendants foncièrement fanatiques des envahisseurs hilaliens.
La formation, dès le début de l’occupation, de préjugés favorables aux Berbères, principalement les Kabyles, ne pouvait, de toute évidence, que servir le projet de division des « indigènes », projet qu’un zélé colonialiste, le docteur Eugène Bodichon, a formulé, en 1845, de façon on ne peut plus explicite : « La France doit développer cet instinct antipathique entre Arabes et Kabyles et mettre à sa convenance les deux races aux prises l’une contre l’autre »(5). Ces préjugés se sont renforcés de faits objectifs majeurs : l’absence de solidarité de la majorité des Berbères avec la Régence attaquée et, quelques années plus tard, le refus des tribus de Grande-Kabylie de reconnaître l’autorité de l’Émir Abdelkader en lutte contre les troupes de l’armée d’invasion. Cependant, ce qui devait être lu, dans le premier cas, comme une indifférence peu surprenante au sort des terribles janissaires et, dans le second cas, comme une éloquente manifestation du cloisonnement, sous le régime turc, des communautés « indigènes », a été interprété, à la lumière aveuglante du racialisme, comme une prédisposition kabyle naturelle à collaborer avec les conquérants. On prêtera cette prédisposition d’autant moins aux « Arabes » qu’ils s’étaient déjà soulevés contre les Français, leurs territoires situés dans les basses terres étant les plus convoités par les militaires et les premiers colons.
Fantasmes colonialistes
Durant les premières années de l’occupation, l’observation scientifique de la société autochtone, destinée à mieux la connaître pour « lui enlever ses capacités de résistance »(6), a contribué, de manière décisive, à former l’image coloniale du « Berbère » : paysan enraciné dans le terroir, au besoin habile colporteur, il était si différent de l’Arabe, bédouin dédaignant ces « vils » métiers que sont l’agriculture et le commerce.
Le mythe berbère, qui s’est décliné principalement en mythe kabyle, est antérieur à l’occupation de la Kabylie : en 1841, huit ans avant le début de la conquête des Babors par le général Bugeaud, le général Duvivier écrivait : « La fixité kabaïle et l’amour de cette race pour le travail devront être les plus forts pivots de notre politique pour nous établir en Afrique »(7). Ce mythe s’incarnera dans nombre de projets politiques dont certains, proprement chimériques, n’ont jamais abouti, comme celui de « faire des Kabyles des auxiliaires de la colonisation » en pays arabe ( 8 ). Il s’incarnera surtout dans un discours kabylophile, sincère ou intéressé, né avec les premières études berbérisantes, celles de l’ethnographie militaire.
Les Kabyles ont été les premiers Berbères auxquels les Français se sont intéressés : ils représentaient une des composantes de la mosaïque ethnique algéroise et avaient fourni aux Français, à peine quelques semaines après la prise d’Alger, les premiers contingents des célèbres Zouaves(9) qui s’illustreront lors de la Guerre de Crimée (1853-1856), sur le front allemand (1870) et jusque dans le lointain Mexique, lors de l’intervention des armées de Napoléon III dans ce pays (1862-1867).
Le discours colonial pseudo-kabylophile forme un large corpus qui demeure encore ouvert de nos jours(10). À examiner les personnalités liées à la colonisation, officiers, politiciens, scientifiques et autres écrivains qui l’ont popularisé, il est difficile de dire, avec Salem Chaker, qu’il « a été essentiellement le fait de “seconds couteaux” »(11) ou qu’« on le rencontre surtout dans une sous-littérature et dans une sous-production scientifique »(12). De plus, des qualifications comme « seconds couteaux », « sous-littérature » et « sous-production scientifique » ne sont pas d’une grande rigueur. Des hommes politiques qui ont joué un rôle majeur dans l’orientation et la conduite de la politique coloniale pourraient être considérés, au regard de l’Histoire avec un grand « H », comme des comparses sans envergure. De même, ce qui n’a pas eu droit à l’éternité comme littérature et savoir scientifique sur les Berbères avait pu être considéré, en son temps, de façon extrêmement positive. Le politicien « kabylophile » Auguste Warnier n’était, en définitive, qu’un personnage local. Il n’empêche qu’en tant que fougueux animateur du camp hostile à la politique prétendument arabophile de Napoléon III, il a eu une influence considérable, en Algérie et en « métropole ». La « faiblesse doctrinale » et la « nullité scientifique » des travaux de Camille Sabatier sont consternantes alors que les travaux d’Émile Masqueray sont d’une tout autre facture(13). L’auteur de l’« Essai sur l’origine, l’évolution et les conditions actuelles des Berbères sédentaires » (1882)(14) et celui de l’incontournable Formation des cités chez les populations sédentaires d’Algérie (15) n’en partageaient pas moins, outre une kabylophilie opportuniste, un égal ascendant sur les milieux colonialistes.
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