Doyen de la psychiatrie en Algérie, avec plus de 53 ans d’exercice, le professeur Farid Kacha tente, dans l’entretien qu’il nous accordé, de diagnostiquer les maux dont souffre la société algérienne, comme la violence, la toxicomanie, les rapts d’enfants, mais aussi les pertes de valeurs qui ont pour conséquence la prolifération de la corruption, le mal-vivre et même ce sentiment de vouloir partir à la retraite avant terme.
Après tant d’années d’exercice de la psychiatrie, pouvez-vous nous éclairer sur cette violence qui s’est installée dans notre société ?
Il faut peut-être revenir aux clivages organisés à l’intérieur même de la société. On a permis à celle-ci de se constituer par langue, par région, par tribu, par ethnie, etc. Au lieu d’être fier de l’histoire de notre pays et d’intégrer toutes les parties qui en font partie, comme par exemple la langue arabe, tamazight, on en a fait des facteurs d’exclusion ou de marginalisation qui ne peuvent que susciter la violence.
Certains spécialistes remontent à plus loin dans l’histoire, notamment à la période coloniale, pour trouver les causes de la violence. Qu’en pensez-vous ?
En réalité, après l’indépendance, nous n’avons pas «ramassé» le pays. Au lieu d’axer sur la fraternité, de mettre en avant notre histoire unique, notre devenir commun, on a probablement aggravé les clivages laissés par la colonisation. A un moment donné, des groupes vont s’affronter. La violence des années 90’ a marqué profondément le pays et a elle aussi aggravé davantage la situation à travers la banalisation de la violence. On a assassiné des femmes, des bébés, des vieux, etc. Aujourd’hui, on a l’impression que le moyen le plus efficace d’obtenir ce que l’on veut est le recours à la violence. Dès qu’un groupe est violent, il est craint et obtient ce qu’il veut…
N’est-ce pas la conséquence de cette amnistie accordée aux groupes terroristes, après tant d’années de crimes et de désolation ?
En fait, cette amnistie est une violence légitime parce qu’il n’y avait pas un autre moyen de régler tant d’années de violence. Mais quand on assassine un enfant ou une femme, où est la légitimité ? Vous savez, la psychiatrie est très liée à la société, mais aussi à la culture et aux traditions. Vous ne pouvez pas faire de la psychiatrie sans réfléchir au poids de l’invisible. Nous nous sommes intéressés à ce qui s’est passé durant les années 90’, des psychiatres ont été formés pour à s’occuper des victimes. Ici même il y a eu la création de la psychiatrie d’urgence parce qu’il y a eu aussi des catastrophes naturelles qui se sont greffées. On s’est intéressé aux enfants victimes de violences, et nous avons constaté que le traumatisme est de loin très important…
Est-ce la raison qui explique cette violence même au niveau de nos écoles ?
Certainement. Pour y remédier, nous avons axé sur la prévention à travers un programme algéro-canadien, intitulé «Salamouna» (Notre paix), qui a pour objectif d’aider les enseignants à apprendre à se comporter avec les enfants. Ce projet a pu être exécuté dans les écoles privées seulement. A l’époque, il était très difficile d’accéder aux écoles publiques.
Peut-on dire que la violence qui sévit aujourd’hui est la conséquence de celle qui s’est exercée durant les années 90’ ?
Le terrorisme n’est pas l’unique cause, mais il l’a aggravée. Durant cette décennie, les gens avaient l’impression que l’Etat ne les protégeait pas, qu’ils étaient seuls face à la violence. Lorsqu’on n’a aucune possibilité d’aide, on organise son autodéfense. Comment ? Eh bien en allant chercher le pouvoir ou l’argent, c’est-à-dire les moyens suffisamment forts pour pouvoir se défendre. Résultat : les maux sociaux comme la corruption, la violence, la criminalité vont se propager. C’est la perversion de la société.
Sommes-nous en plein après-terrorisme ?
Evidemment. Le film de Mohamed Meddour, Douleur muette, reflète parfaitement cette situation. Cet enfant qui habitait les hauteurs de Chréa et qui a vu toute sa famille décimée, avant qu’il ne soit épargné pour être le témoin de l’horreur, est montré très attaché aux animaux et totalement détaché de l’être humain. Cette violence marque aussi bien les adultes et que les enfants. L’être humain pense que dans son quotidien il oublie tout. Mais le cerveau n’oublie rien. Tout ce qui y rentre est conservé. Vous ne pouvez pas imaginer ce qu’il peut emmagasiner comme situations, douleurs, peines, etc. Cela va réapparaître à travers des comportements qui vont étonner et être visibles partout…
Comment expliquer aussi cette recrudescence des violences à l’égard des enfants, comme les enlèvements et les assassinats ?
Les assassinats d’enfants sont souvent liés à la pédophilie. Les auteurs, après avoir abusé de l’enfant le tuent pour qu’il ne les dénonce pas. Ce sont les premières causes, suivies par les demandes de rançon et les haines familiales. Mais, il y a aussi les problèmes des attouchements qui prennent de l’ampleur et face auxquels il faudra penser à une réglementation qui rende obligatoire le signalement. Ce genre d’affaire se passe souvent au sein de la famille, où l’omerta rend impossible toute dénonciation. L’avènement de la pédopsychiatrie, qui existe chez nous depuis trois ans, est pour nous une des solutions aux problèmes de violence à l’égard des enfants. Avec l’OMS, j’ai formé deux promotions de 25 pédopsychiatres avec l’aide de professeurs européens afin qu’ils aient les bases nécessaires non enseignées à l’université.
Pensez-vous que cet effritement de la société civile et l’immobilisme de son élite soient la conséquence du terrorisme des années 90’ ?
Bien évidemment. Les valeurs sont en train de disparaître, y compris au sein des institutions les plus protégées jusque-là, comme l’université où s’installe la corruption et les règlements de comptes. Le dernier concours de psychiatrie par exemple est à ce titre révélateur de cette situation.
Chacun des trois enseignants qui composent le jury se liguent pour régler des comptes à d’autres sur le dos des élèves. Cela n’a jamais existé auparavant. Nous sommes dans une société qui transmet des valeurs négatives. Celles dites traditionnelles que nous avions reposaient sur le respect des aînés et de la connaissance. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Pas seulement dans notre corporation. Même dans les villages. Le respect des instituteurs, du médecin et de tous ceux qui avaient des connaissances était extrêmement important. Ces valeurs ont disparu, sans qu’il y ait acquisition d’autres, dites modernes, comme l’éthique, la morale, le respect du voisin, de l’autre, la nécessité de vivre en commun.
Après tant d’années d’exercice de la psychiatrie, pouvez-vous nous éclairer sur cette violence qui s’est installée dans notre société ?
Il faut peut-être revenir aux clivages organisés à l’intérieur même de la société. On a permis à celle-ci de se constituer par langue, par région, par tribu, par ethnie, etc. Au lieu d’être fier de l’histoire de notre pays et d’intégrer toutes les parties qui en font partie, comme par exemple la langue arabe, tamazight, on en a fait des facteurs d’exclusion ou de marginalisation qui ne peuvent que susciter la violence.
Certains spécialistes remontent à plus loin dans l’histoire, notamment à la période coloniale, pour trouver les causes de la violence. Qu’en pensez-vous ?
En réalité, après l’indépendance, nous n’avons pas «ramassé» le pays. Au lieu d’axer sur la fraternité, de mettre en avant notre histoire unique, notre devenir commun, on a probablement aggravé les clivages laissés par la colonisation. A un moment donné, des groupes vont s’affronter. La violence des années 90’ a marqué profondément le pays et a elle aussi aggravé davantage la situation à travers la banalisation de la violence. On a assassiné des femmes, des bébés, des vieux, etc. Aujourd’hui, on a l’impression que le moyen le plus efficace d’obtenir ce que l’on veut est le recours à la violence. Dès qu’un groupe est violent, il est craint et obtient ce qu’il veut…
N’est-ce pas la conséquence de cette amnistie accordée aux groupes terroristes, après tant d’années de crimes et de désolation ?
En fait, cette amnistie est une violence légitime parce qu’il n’y avait pas un autre moyen de régler tant d’années de violence. Mais quand on assassine un enfant ou une femme, où est la légitimité ? Vous savez, la psychiatrie est très liée à la société, mais aussi à la culture et aux traditions. Vous ne pouvez pas faire de la psychiatrie sans réfléchir au poids de l’invisible. Nous nous sommes intéressés à ce qui s’est passé durant les années 90’, des psychiatres ont été formés pour à s’occuper des victimes. Ici même il y a eu la création de la psychiatrie d’urgence parce qu’il y a eu aussi des catastrophes naturelles qui se sont greffées. On s’est intéressé aux enfants victimes de violences, et nous avons constaté que le traumatisme est de loin très important…
Est-ce la raison qui explique cette violence même au niveau de nos écoles ?
Certainement. Pour y remédier, nous avons axé sur la prévention à travers un programme algéro-canadien, intitulé «Salamouna» (Notre paix), qui a pour objectif d’aider les enseignants à apprendre à se comporter avec les enfants. Ce projet a pu être exécuté dans les écoles privées seulement. A l’époque, il était très difficile d’accéder aux écoles publiques.
Peut-on dire que la violence qui sévit aujourd’hui est la conséquence de celle qui s’est exercée durant les années 90’ ?
Le terrorisme n’est pas l’unique cause, mais il l’a aggravée. Durant cette décennie, les gens avaient l’impression que l’Etat ne les protégeait pas, qu’ils étaient seuls face à la violence. Lorsqu’on n’a aucune possibilité d’aide, on organise son autodéfense. Comment ? Eh bien en allant chercher le pouvoir ou l’argent, c’est-à-dire les moyens suffisamment forts pour pouvoir se défendre. Résultat : les maux sociaux comme la corruption, la violence, la criminalité vont se propager. C’est la perversion de la société.
Sommes-nous en plein après-terrorisme ?
Evidemment. Le film de Mohamed Meddour, Douleur muette, reflète parfaitement cette situation. Cet enfant qui habitait les hauteurs de Chréa et qui a vu toute sa famille décimée, avant qu’il ne soit épargné pour être le témoin de l’horreur, est montré très attaché aux animaux et totalement détaché de l’être humain. Cette violence marque aussi bien les adultes et que les enfants. L’être humain pense que dans son quotidien il oublie tout. Mais le cerveau n’oublie rien. Tout ce qui y rentre est conservé. Vous ne pouvez pas imaginer ce qu’il peut emmagasiner comme situations, douleurs, peines, etc. Cela va réapparaître à travers des comportements qui vont étonner et être visibles partout…
Comment expliquer aussi cette recrudescence des violences à l’égard des enfants, comme les enlèvements et les assassinats ?
Les assassinats d’enfants sont souvent liés à la pédophilie. Les auteurs, après avoir abusé de l’enfant le tuent pour qu’il ne les dénonce pas. Ce sont les premières causes, suivies par les demandes de rançon et les haines familiales. Mais, il y a aussi les problèmes des attouchements qui prennent de l’ampleur et face auxquels il faudra penser à une réglementation qui rende obligatoire le signalement. Ce genre d’affaire se passe souvent au sein de la famille, où l’omerta rend impossible toute dénonciation. L’avènement de la pédopsychiatrie, qui existe chez nous depuis trois ans, est pour nous une des solutions aux problèmes de violence à l’égard des enfants. Avec l’OMS, j’ai formé deux promotions de 25 pédopsychiatres avec l’aide de professeurs européens afin qu’ils aient les bases nécessaires non enseignées à l’université.
Pensez-vous que cet effritement de la société civile et l’immobilisme de son élite soient la conséquence du terrorisme des années 90’ ?
Bien évidemment. Les valeurs sont en train de disparaître, y compris au sein des institutions les plus protégées jusque-là, comme l’université où s’installe la corruption et les règlements de comptes. Le dernier concours de psychiatrie par exemple est à ce titre révélateur de cette situation.
Chacun des trois enseignants qui composent le jury se liguent pour régler des comptes à d’autres sur le dos des élèves. Cela n’a jamais existé auparavant. Nous sommes dans une société qui transmet des valeurs négatives. Celles dites traditionnelles que nous avions reposaient sur le respect des aînés et de la connaissance. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Pas seulement dans notre corporation. Même dans les villages. Le respect des instituteurs, du médecin et de tous ceux qui avaient des connaissances était extrêmement important. Ces valeurs ont disparu, sans qu’il y ait acquisition d’autres, dites modernes, comme l’éthique, la morale, le respect du voisin, de l’autre, la nécessité de vivre en commun.
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