Alan Greenspan, «l’homme qui savait» mais n’a rien fait
12 novembre 2016 Par Philippe Riès
Mediapart
Avec Alan Greenspan : l’homme qui savait, Sebastian Mallaby livre une contribution majeure à la compréhension d’une histoire financière qui a débouché sur la crise globale survenue en 2007 et 2008. Adulé avant cette date, vilipendé (par les mêmes) après, l’ancien président de la Réserve fédérale des États-Unis aura joué un rôle majeur dans cette affaire. Pour le pire.
Parmi tous les livres qui ont déjà été ou seront encore écrits pour remonter aux origines de la crise financière globale de la première décennie du XXIe siècle, Alan Greenspan, l’homme qui savait figurera certainement en bonne place. L’ancien président de la Réserve fédérale des États-Unis, mis au bûcher après la déflagration mondiale de 2008 par ceux-là même qui l’avaient si longtemps adoré, notamment dans les médias, est une figure centrale de ce drame venu de très loin. L’homme du « Greenspan conundrum » (l'énigme de Greenspan) est lui-même un paradoxe : une brillante carrière, édifiée sur les ruines de ses plus intimes convictions idéologiques, et qui se termine en catastrophe.
Le gros livre de Sebastian Mallaby (800 pages avec les notes, encore non traduit en français), fruit de cinq années de recherches, s’ouvre sur cette affirmation fracassante : « Juste avant la Première Guerre mondiale est survenu l’un des désastres historiques dans l’histoire de l’Amérique, la création du Système de réserve fédérale. » Proférée en 1964 par celui qui allait devenir, quelque vingt ans plus tard, le président de cette même Banque centrale des États-Unis, et le rester pendant 18 années, un record.
Le jeune disciple et protégé d’Ayn Rand, cette immigrée russe devenue la papesse américaine des libertariens avec le succès improbable de son pavé, Atlas Shrugged (La Révolte d’Atlas), s’est ainsi révélé sur le tard le complice complaisant du too big to fail (« trop gros pour tomber »). Depuis le sauvetage en 1984 de la banque Continental Illinois par gouvernement Ford dont ce républicain de toujours était très proche, jusqu’à celui du fonds spéculatif LTCM en 1998, un feu vert officiel aux dérives financières qui allaient conduire à la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008.
Le partisan du retour à l’étalon-or contribuera comme nul autre au debasement (déracinement) de la devise américaine en pratiquant une politique monétaire « asymétrique », inondant le marché de liquidités dès que la bourse se heurtait à des vents contraires, mais refusant obstinément, jusqu’au terme de ses fonctions officielles, peu avant l’éclatement de la crise dite des subprimes, d'user de l’arme monétaire pour s’opposer à la formation de bulles spéculatives.
Opportunisme carriériste ou pragmatisme bien senti ? Comme Sebastian Mallaby noue constamment le récit de la grande Histoire, celle de l’économie américaine des deux derniers tiers du XXe siècle, avec la saga personnelle d’Alan Greenspan, il est tentant de chercher la réponse dans la personnalité de son sujet. Un profil assez inhabituel, surtout si on le compare au modèle du banquier central à la française, toujours issu de la filière de la haute administration.
Élevé dans un quartier modeste de New York par sa seule mère, Rose, ce qui le rapprochera bien plus tard du démocrate Bill Clinton dont le père aussi s’était absenté très vite, le jeune Alan est passionné de mathématiques, de baseball et de musique. Son premier argent, il le gagnera très jeune en jouant du saxophone dans un orchestre de jazz, côtoyant même occasionnellement le légendaire Stan Getz. Mais, entraîné par son goût et sa maîtrise des chiffres, il s’orientera très vite vers une profession plus lucrative et bien plus prometteuse, la finance.
Comme le relève Mallaby, entre la jeunesse « randienne » de Greenspan et son arrivée à la tête de la Réserve fédérale, le secteur financier aura connu une croissance phénoménale, « la dette du secteur en pourcentage de l’économie a plus que quintuplé, croissant de 7 à 37 pour cent. Les banques et les autres institutions recevant des dépôts avaient augmenté leurs actifs d’un facteur proche de cent, de 46 milliards de dollars à 4 100 milliards ».
Coup de foudre intellectuel pour Margaret Thatcher
Toutefois, Alan Greenspan ne fera jamais carrière au sein d’une grande institution de Wall Street, son goût du travail solitaire sur des compilations de statistiques obscures lui faisant préférer un rôle de conseil indépendant, dans une petite « boutique », Townsend-Greenspan, dont il deviendra, assez jeune encore, le seul propriétaire, après la disparition de son mentor, Bill Townsend. Et le seul homme à bord. En effet, raconte Mallaby, ce célibataire endurci, amateur de « belles américaines » (les voitures), s’y entoure exclusivement de collaboratrices, avec lesquelles il collectionne les engagements « romantiques » (comme disent pudiquement les Anglo-Saxons).
Le développement de sa clientèle de grandes entreprises à travers les États-Unis ne fera pas seulement d’Alan Greenspan un homme aisé puis carrément fortuné, lui ouvrant les portes de cercles très exclusifs allant du conseil d’administration de la banque JP Morgan au club de golf « juif » Hill Crest C.C. (où jouait Groucho Marx), quand il visitait ses clients de la côte ouest. Sa liberté de mouvement lui permet de cultiver assidûment deux mondes qui joueront un rôle essentiel dans sa carrière : la presse et la politique.
Quand les journalistes financiers ont besoin d’une opinion ou d’un commentaire, Alan Greenspan est toujours disponible, interrompant si nécessaire des réunions de travail. Joignant l’utile à l’agréable, il sera pendant de nombreuses années le chevalier servant de Barbara Walters, une étoile du journalisme télévisuel américain, avant de devenir le compagnon d’Andrea Mitchell, correspondante de NBC à la Maison Blanche, de vingt ans sa cadette, qu’il épousera finalement à 70 ans passés, après le décès de Rose.
Proche, et même donc très proche, de la presse, Greenspan le sera aussi du pouvoir politique, les deux univers entretenant d’ailleurs à Washington (mais pas seulement) des relations par trop endogamiques. Choisi par un Richard Nixon bientôt contraint à une démission honteuse par l’affaire du Watergate (immeuble où Greenspan sera locataire pendant ses séjours dans la capitale américaine), il sera le conseiller économique officiel de Gerald Ford. Si le mandat du démocrate Jimmy Carter le renvoie à New York, où Townsend-Greenspan a continué d'opérer en son absence, l’élection de Ronald Reagan le voit revenir dans les allées du pouvoir.
Toutefois, il ne fera rien, bien au contraire, pour encourager la volonté de retour à l’étalon-or de l’ancien gouverneur de Californie, comme lui admirateur d’Ayn Rand.
Mais sa figure idéale de dirigeant politique, Greenspan ne la trouvera pas en Amérique mais en Angleterre, en la personne de Margaret Thatcher. Coup de foudre intellectuel en septembre 1975 quand, lors d’un dîner à l’ambassade britannique à Washington, celle qui n’est encore que le nouveau leader des Tories interroge sur M3 (une définition élargie de la masse monétaire promise à un grand avenir) un Greenspan qui n’en croit pas son bonheur. Après ce dîner, sa compagne du moment « Kaye avait rarement vu Alan tellement enthousiasmé », écrit Mallaby.L’ennui, comme le démontre l’auteur en plusieurs occasions décisives, c’est que, parvenu aux commandes de l’institut d’émission de la première puissance mondiale, Alan Greenspan ne se montrera guère « thatchérien » dans l’action.
Cueilli à froid peu après son entrée en fonction par le krach boursier d’octobre 1987, il ne jouera qu’un rôle marginal (il est en déplacement à Dallas) dans la riposte vigoureuse qu’organise le bouillant Gerald Corrigan, le président de la Fed de New York, bras armé du système sur les marchés.
Mais cette opération de sauvetage de la bourse deviendra le modèle de la gestion de crise d’Alan Greenspan à la tête de la Banque centrale des États-Unis.
La doxa qu’il contribuera fortement à établir est qu’il est impossible aux banquiers centraux d’identifier et de combattre préventivement une bulle spéculative, sauf à mettre en danger la croissance de l’économie. Leur travail doit se limiter à nettoyer les décombres après l’éclatement. Le paradoxe est d’abord que la passion de Greenspan pour les statistiques les plus diverses en faisait presque un précurseur des big datas, particulièrement bien équipé pour repérer une dérive spéculative. Et ensuite, que cette ligne de conduite se situe à l’opposé de ses écrits de jeunesse, notamment un texte de 1959 auquel Sebastian Mallaby se réfère fréquemment. À propos de la bulle obligataire de 1993, il relève que « dans son article magistral de 1959, il se plaignait que la Fed ignorerait les bulles sur les actifs à ses risques et périls ; de fait, son appui à l’étalon-or reposait sur la crainte que les banques centrales se soumettraient aux “échappées spéculatives (des marchés) hors de la réalité” ». Un texte, pièce centrale d’une thèse de doctorat dont, curieusement, la bibliothèque de l’université de New York dira plus tard avoir perdu la trace.
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12 novembre 2016 Par Philippe Riès
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Avec Alan Greenspan : l’homme qui savait, Sebastian Mallaby livre une contribution majeure à la compréhension d’une histoire financière qui a débouché sur la crise globale survenue en 2007 et 2008. Adulé avant cette date, vilipendé (par les mêmes) après, l’ancien président de la Réserve fédérale des États-Unis aura joué un rôle majeur dans cette affaire. Pour le pire.
Parmi tous les livres qui ont déjà été ou seront encore écrits pour remonter aux origines de la crise financière globale de la première décennie du XXIe siècle, Alan Greenspan, l’homme qui savait figurera certainement en bonne place. L’ancien président de la Réserve fédérale des États-Unis, mis au bûcher après la déflagration mondiale de 2008 par ceux-là même qui l’avaient si longtemps adoré, notamment dans les médias, est une figure centrale de ce drame venu de très loin. L’homme du « Greenspan conundrum » (l'énigme de Greenspan) est lui-même un paradoxe : une brillante carrière, édifiée sur les ruines de ses plus intimes convictions idéologiques, et qui se termine en catastrophe.
Le gros livre de Sebastian Mallaby (800 pages avec les notes, encore non traduit en français), fruit de cinq années de recherches, s’ouvre sur cette affirmation fracassante : « Juste avant la Première Guerre mondiale est survenu l’un des désastres historiques dans l’histoire de l’Amérique, la création du Système de réserve fédérale. » Proférée en 1964 par celui qui allait devenir, quelque vingt ans plus tard, le président de cette même Banque centrale des États-Unis, et le rester pendant 18 années, un record.
Le jeune disciple et protégé d’Ayn Rand, cette immigrée russe devenue la papesse américaine des libertariens avec le succès improbable de son pavé, Atlas Shrugged (La Révolte d’Atlas), s’est ainsi révélé sur le tard le complice complaisant du too big to fail (« trop gros pour tomber »). Depuis le sauvetage en 1984 de la banque Continental Illinois par gouvernement Ford dont ce républicain de toujours était très proche, jusqu’à celui du fonds spéculatif LTCM en 1998, un feu vert officiel aux dérives financières qui allaient conduire à la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008.
Le partisan du retour à l’étalon-or contribuera comme nul autre au debasement (déracinement) de la devise américaine en pratiquant une politique monétaire « asymétrique », inondant le marché de liquidités dès que la bourse se heurtait à des vents contraires, mais refusant obstinément, jusqu’au terme de ses fonctions officielles, peu avant l’éclatement de la crise dite des subprimes, d'user de l’arme monétaire pour s’opposer à la formation de bulles spéculatives.
Opportunisme carriériste ou pragmatisme bien senti ? Comme Sebastian Mallaby noue constamment le récit de la grande Histoire, celle de l’économie américaine des deux derniers tiers du XXe siècle, avec la saga personnelle d’Alan Greenspan, il est tentant de chercher la réponse dans la personnalité de son sujet. Un profil assez inhabituel, surtout si on le compare au modèle du banquier central à la française, toujours issu de la filière de la haute administration.
Élevé dans un quartier modeste de New York par sa seule mère, Rose, ce qui le rapprochera bien plus tard du démocrate Bill Clinton dont le père aussi s’était absenté très vite, le jeune Alan est passionné de mathématiques, de baseball et de musique. Son premier argent, il le gagnera très jeune en jouant du saxophone dans un orchestre de jazz, côtoyant même occasionnellement le légendaire Stan Getz. Mais, entraîné par son goût et sa maîtrise des chiffres, il s’orientera très vite vers une profession plus lucrative et bien plus prometteuse, la finance.
Comme le relève Mallaby, entre la jeunesse « randienne » de Greenspan et son arrivée à la tête de la Réserve fédérale, le secteur financier aura connu une croissance phénoménale, « la dette du secteur en pourcentage de l’économie a plus que quintuplé, croissant de 7 à 37 pour cent. Les banques et les autres institutions recevant des dépôts avaient augmenté leurs actifs d’un facteur proche de cent, de 46 milliards de dollars à 4 100 milliards ».
Coup de foudre intellectuel pour Margaret Thatcher
Toutefois, Alan Greenspan ne fera jamais carrière au sein d’une grande institution de Wall Street, son goût du travail solitaire sur des compilations de statistiques obscures lui faisant préférer un rôle de conseil indépendant, dans une petite « boutique », Townsend-Greenspan, dont il deviendra, assez jeune encore, le seul propriétaire, après la disparition de son mentor, Bill Townsend. Et le seul homme à bord. En effet, raconte Mallaby, ce célibataire endurci, amateur de « belles américaines » (les voitures), s’y entoure exclusivement de collaboratrices, avec lesquelles il collectionne les engagements « romantiques » (comme disent pudiquement les Anglo-Saxons).
Le développement de sa clientèle de grandes entreprises à travers les États-Unis ne fera pas seulement d’Alan Greenspan un homme aisé puis carrément fortuné, lui ouvrant les portes de cercles très exclusifs allant du conseil d’administration de la banque JP Morgan au club de golf « juif » Hill Crest C.C. (où jouait Groucho Marx), quand il visitait ses clients de la côte ouest. Sa liberté de mouvement lui permet de cultiver assidûment deux mondes qui joueront un rôle essentiel dans sa carrière : la presse et la politique.
Quand les journalistes financiers ont besoin d’une opinion ou d’un commentaire, Alan Greenspan est toujours disponible, interrompant si nécessaire des réunions de travail. Joignant l’utile à l’agréable, il sera pendant de nombreuses années le chevalier servant de Barbara Walters, une étoile du journalisme télévisuel américain, avant de devenir le compagnon d’Andrea Mitchell, correspondante de NBC à la Maison Blanche, de vingt ans sa cadette, qu’il épousera finalement à 70 ans passés, après le décès de Rose.
Proche, et même donc très proche, de la presse, Greenspan le sera aussi du pouvoir politique, les deux univers entretenant d’ailleurs à Washington (mais pas seulement) des relations par trop endogamiques. Choisi par un Richard Nixon bientôt contraint à une démission honteuse par l’affaire du Watergate (immeuble où Greenspan sera locataire pendant ses séjours dans la capitale américaine), il sera le conseiller économique officiel de Gerald Ford. Si le mandat du démocrate Jimmy Carter le renvoie à New York, où Townsend-Greenspan a continué d'opérer en son absence, l’élection de Ronald Reagan le voit revenir dans les allées du pouvoir.
Toutefois, il ne fera rien, bien au contraire, pour encourager la volonté de retour à l’étalon-or de l’ancien gouverneur de Californie, comme lui admirateur d’Ayn Rand.
Mais sa figure idéale de dirigeant politique, Greenspan ne la trouvera pas en Amérique mais en Angleterre, en la personne de Margaret Thatcher. Coup de foudre intellectuel en septembre 1975 quand, lors d’un dîner à l’ambassade britannique à Washington, celle qui n’est encore que le nouveau leader des Tories interroge sur M3 (une définition élargie de la masse monétaire promise à un grand avenir) un Greenspan qui n’en croit pas son bonheur. Après ce dîner, sa compagne du moment « Kaye avait rarement vu Alan tellement enthousiasmé », écrit Mallaby.L’ennui, comme le démontre l’auteur en plusieurs occasions décisives, c’est que, parvenu aux commandes de l’institut d’émission de la première puissance mondiale, Alan Greenspan ne se montrera guère « thatchérien » dans l’action.
Cueilli à froid peu après son entrée en fonction par le krach boursier d’octobre 1987, il ne jouera qu’un rôle marginal (il est en déplacement à Dallas) dans la riposte vigoureuse qu’organise le bouillant Gerald Corrigan, le président de la Fed de New York, bras armé du système sur les marchés.
Mais cette opération de sauvetage de la bourse deviendra le modèle de la gestion de crise d’Alan Greenspan à la tête de la Banque centrale des États-Unis.
La doxa qu’il contribuera fortement à établir est qu’il est impossible aux banquiers centraux d’identifier et de combattre préventivement une bulle spéculative, sauf à mettre en danger la croissance de l’économie. Leur travail doit se limiter à nettoyer les décombres après l’éclatement. Le paradoxe est d’abord que la passion de Greenspan pour les statistiques les plus diverses en faisait presque un précurseur des big datas, particulièrement bien équipé pour repérer une dérive spéculative. Et ensuite, que cette ligne de conduite se situe à l’opposé de ses écrits de jeunesse, notamment un texte de 1959 auquel Sebastian Mallaby se réfère fréquemment. À propos de la bulle obligataire de 1993, il relève que « dans son article magistral de 1959, il se plaignait que la Fed ignorerait les bulles sur les actifs à ses risques et périls ; de fait, son appui à l’étalon-or reposait sur la crainte que les banques centrales se soumettraient aux “échappées spéculatives (des marchés) hors de la réalité” ». Un texte, pièce centrale d’une thèse de doctorat dont, curieusement, la bibliothèque de l’université de New York dira plus tard avoir perdu la trace.
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