Il faut croire que Dieu est ; il faut croire en outre qu’il est unique, et l’on en peut
donner trois preuves. Tout d’abord, en partant de sa simplicité. En effet, il est manifeste
que ce qui caractérise un être singulier pris comme tel, n’est en aucune façon
communicable à plusieurs. Par exemple, ce qui fait que Socrate est homme peut se
communiquer à beaucoup d’autres êtres ; mais ce qui fait qu’il est tel homme n’appartient
qu’à lui seul. Si donc Socrate était homme en raison de cela même qui fait de lui tel
homme, il s’ensuivrait qu’il ne pourrait pas plus y avoir plusieurs hommes qu’il n’y a
plusieurs Socrates. Or, c’est ce qui arrive pour Dieu ; car Dieu est identique à sa propre
nature, Dieu même est sa nature, ainsi qu’on l’a fait voir, et c’est donc la même chose qui
le fait être Dieu et ce dieu-là. Il ne saurait donc y avoir plusieurs dieux.
La seconde preuve se tire de l’infinie perfection de Dieu. On a montré plus haut que
Dieu contient en soi toute perfection de l’être. Or, s’il y avait plusieurs dieux, il faudrait
bien qu’ils fussent différents en quelque chose : donc, quelque chose conviendrait à l’un
qui ne conviendrait pas à l’autre, et s’il en était ainsi, une certaine perfection d’être
manquerait à tel d’entre eux, et celui qu’affecterait cette privation ne serait pas
absolument parfait. Il est donc impossible qu’il y ait plusieurs dieux. Et c’est pourquoi les
philosophes anciens eux-mêmes, comme contraints, par la vérité, en même temps qu’ils
reconnaissaient un premier Principe infini, ont proclamé son unité.
La troisième preuve part de l’unité organique du monde. Tout ce qui est se fait voir
obéissant à un ordre, telles créatures servant à telles autres. Or, des choses diverses ne
concourraient pas à un ordre unique, si elles n’étaient réunies par quelque chose d’un. En
effet, l’unité de l’ordre se réalise mieux par l’un que par le multiple ; car c’est l’un, qui, de
soi, est la cause de l’un ; le multiple n’est cause de l’un qu’accidentellement, selon que luimême
est un d’une certaine manière. Comme donc ce qui est premier est absolument
parfait, et parfait par lui-même, non par accident, il est nécessaire que ce qui réduit
toutes choses à l’unité de l’ordre soit un seulement, et c’est là ce que nous appelons
Dieu. (Somme Théologique, Ia, Q. xi, art. 3.)
Dieu est-il doué de connaissance ? Se connaît-il lui-même ?
Dire de quelqu’un qu’il se connaît lui-même, c’est affirmer l’unité, en lui, du sujet qui
connaît et de l’objet qui est connu. Peut-on le dire de Dieu, nous ne le saurons qu’après
avoir étudié et la nature du sujet et celle de l’objet.
La première perfection dont une chose soit susceptible est celle que lui donne sa
nature et qui la fait ce qu’elle est. Mais parce que les natures sont différentes, il manque à
chacune d’elles, pour qu’elle réalise la perfection absolue, tout ce que possèdent les
autres. Si bien que tel caractère, qui est perfection dans une nature prise isolément,
devient une infériorité si on le compare à l’ensemble, qui est fait, lui, de l’union et de
l’harmonie de toutes les perfections particulières.
Mais la nature n’a pas voulu que cette lacune fût sans remède, et elle a établi que
certains êtres puissent s’enrichir même des perfections que leurs voisins possèdent en
propre. Cette faculté n’est autre que le pouvoir de connaître. Qu’est ce que connaître, en
effet, sinon avoir en soi, d’une certaine manière, l’être que l’on connaît ? Aussi Aristote
déclare-t-il que l’âme est pour ainsi dire toutes choses, parce qu’elle est capable de tout
connaître. De ce fait, un seul être suffit à contenir en soi toute la perfection du monde, et
l’on comprend que les anciens philosophes aient considéré cette sorte d’inscription du
monde en elle comme la souveraine perfection de l’âme. Cette même perfection se
retrouve pour nous, chrétiens, dans la vision de l’essence divine ; car ainsi que le dit saint
Grégoire : « Que ne verront-ils pas, ceux qui voient Celui qui voit tout ? »
Cependant, les perfections d’une chose ne peuvent devenir la propriété d’une autre en
conservant l’être déterminé qu’elles possèdent dans cette chose. Si donc on envisage la
chose sous ce rapport, en tant que connaissable, on doit la considérer comme dépouillée
de ce qui la fixe ainsi dans son propre cas. Comme, par ailleurs, cette détermination
propre et incommunicable est le résultat de la matière, qui concrète et singularise les
formes abstraites et universelles qui la viennent perfectionner, il s’ensuit qu’une chose est
connaissable dans la mesure où elle est dégagée de la matière. Il s’ensuit, en outre, que le
sujet qui va recevoir en soi cette perfection étrangère doit être de son côté pareillement
immatériel. Matériel, en effet, il ne pourrait accueillir la perfection nouvelle qu’en lui
imposant cette détermination que donne la matière [un être soumis à la matière est limité par
sa capacité spirituelle, par exemple, une pierre ou une plante ne peuvent pas réfléchir] ; il ne la
recevrait donc pas suivant qu’elle est connaissable, c’est-à-dire suivant l’aptitude qu’elle
possède de devenir la perfection du sujet tout en restant celle de l’objet.
Ils étaient donc dans l’erreur, ces anciens pour qui le semblable seul pouvait connaître
le semblable. D’après eux, si l’âme est capable de tout connaître, c’est qu’elle est un
composé de tous les éléments : de ce qu’elle est terre, elle peut connaître la terre ; de ce
qu’elle est eau, elle peut connaître l’eau, etc. Ils avaient le tort de croire que les
perfections que nous connaissons doivent garder dans notre intelligence le mode propre
qu’elles ont dans l’objet qu’elles affectent. Les formes, dit au contraire Aristote, ne
peuvent être reçues de la même façon dans la matière première et dans l’intellect,
puisqu’il est indispensable que, dans celui-ci, elles soient immatérielles. C’est d’ailleurs un
fait d’expérience que les êtres sont doués de connaissance pour autant qu’ils sont
dégagés de la matière : les plantes et les êtres inférieurs n’en possèdent aucune sorte,
parce qu’ils sont inaptes à toute perception immatérielle ; les sens des animaux reçoivent
des images déjà abstraites ; mais soumis qu’ils sont encore aux conditions organiques,
leur connaissance reste imparfaite. Seule l’intelligence reçoit des représentations
complètement dématérialisées et les connaît sans aucune activité organique : aussi est-elle
au sommet des puissances de connaître.
Or, cette hiérarchie des sujets, nous la retrouvons dans les objets. Les réalités
matérielles ne sont intelligibles qu’en puissance, et pour qu’elles le deviennent en fait,
notre intervention est nécessaire. De même que les couleurs ne sont visibles qu’éclairées
par le soleil, ainsi les réalités matérielles doivent-elles subir l’action de l’intellect agent qui
les illumine et les spiritualise. Celles au contraire qui sont pures de toute matière sont,
par elles-mêmes, intelligibles, et il s’ensuit qu’elles sont par nature plus connaissables,
bien que plus mystérieuses pour nous.
Pour ce qui est de Dieu, sa nature, dégagée de toute potentialité, réalise le cas extrême
de l’immatériel ; elle est, de ce fait, tout à la fois, éminemment cognitive et éminemment
connaissable. Et c’est à sa nature même, dans son être réel, qu’appartient ce caractère
d’être connaissable. De sorte que, comme c’est aussi en raison de cette nature-là que
Dieu est Dieu, il se trouve qu’il connaît selon que sa nature est aussi souverainement
cognitive. Ce qui fait dire à Avicenne : « il se connaît, il se saisit lui-même, parce que sa
nature, dégagée de toute matière, est cette chose même qui est Lui. »
(De la Vérité, Quest. II, art. 2)
Comment Dieu connaît l’avenir
Sur cette question, diverses furent les erreurs des philosophes. Certains, se bornant à
juger de la science divine d’après la nôtre, ont prétendu que Dieu, tout comme nous,
ignorait les futurs contingents [la contingence correspond à ce qui doit arriver mais qui n’arrivera
pas nécessairement]. Mais alors, comment gouvernerait-il, sans les connaître, les affaires
humaines qui, toutes, sont contingentes ? D’autres ont concédé à Dieu une science
universelle ; mais, pour lui éviter le risque d’être pris en défaut, ils ont ajouté que rien
n’arrive dans le monde qui ne soit nécessaire : opinion aussi inadmissible que la
première, parce qu’elle ruine le libre arbitre, rend inutiles toutes nos délibérations, et
entraîne logiquement après elle l’injustice des châtiments aussi bien que des récompenses
[affirmer que ce qui se produit dans le monde est la volonté de Dieu entraîne une fatalité fallacieuse qui
ôte toute liberté à l’homme. Par exemple, la voyance est fataliste par essence].
donner trois preuves. Tout d’abord, en partant de sa simplicité. En effet, il est manifeste
que ce qui caractérise un être singulier pris comme tel, n’est en aucune façon
communicable à plusieurs. Par exemple, ce qui fait que Socrate est homme peut se
communiquer à beaucoup d’autres êtres ; mais ce qui fait qu’il est tel homme n’appartient
qu’à lui seul. Si donc Socrate était homme en raison de cela même qui fait de lui tel
homme, il s’ensuivrait qu’il ne pourrait pas plus y avoir plusieurs hommes qu’il n’y a
plusieurs Socrates. Or, c’est ce qui arrive pour Dieu ; car Dieu est identique à sa propre
nature, Dieu même est sa nature, ainsi qu’on l’a fait voir, et c’est donc la même chose qui
le fait être Dieu et ce dieu-là. Il ne saurait donc y avoir plusieurs dieux.
La seconde preuve se tire de l’infinie perfection de Dieu. On a montré plus haut que
Dieu contient en soi toute perfection de l’être. Or, s’il y avait plusieurs dieux, il faudrait
bien qu’ils fussent différents en quelque chose : donc, quelque chose conviendrait à l’un
qui ne conviendrait pas à l’autre, et s’il en était ainsi, une certaine perfection d’être
manquerait à tel d’entre eux, et celui qu’affecterait cette privation ne serait pas
absolument parfait. Il est donc impossible qu’il y ait plusieurs dieux. Et c’est pourquoi les
philosophes anciens eux-mêmes, comme contraints, par la vérité, en même temps qu’ils
reconnaissaient un premier Principe infini, ont proclamé son unité.
La troisième preuve part de l’unité organique du monde. Tout ce qui est se fait voir
obéissant à un ordre, telles créatures servant à telles autres. Or, des choses diverses ne
concourraient pas à un ordre unique, si elles n’étaient réunies par quelque chose d’un. En
effet, l’unité de l’ordre se réalise mieux par l’un que par le multiple ; car c’est l’un, qui, de
soi, est la cause de l’un ; le multiple n’est cause de l’un qu’accidentellement, selon que luimême
est un d’une certaine manière. Comme donc ce qui est premier est absolument
parfait, et parfait par lui-même, non par accident, il est nécessaire que ce qui réduit
toutes choses à l’unité de l’ordre soit un seulement, et c’est là ce que nous appelons
Dieu. (Somme Théologique, Ia, Q. xi, art. 3.)
Dieu est-il doué de connaissance ? Se connaît-il lui-même ?
Dire de quelqu’un qu’il se connaît lui-même, c’est affirmer l’unité, en lui, du sujet qui
connaît et de l’objet qui est connu. Peut-on le dire de Dieu, nous ne le saurons qu’après
avoir étudié et la nature du sujet et celle de l’objet.
La première perfection dont une chose soit susceptible est celle que lui donne sa
nature et qui la fait ce qu’elle est. Mais parce que les natures sont différentes, il manque à
chacune d’elles, pour qu’elle réalise la perfection absolue, tout ce que possèdent les
autres. Si bien que tel caractère, qui est perfection dans une nature prise isolément,
devient une infériorité si on le compare à l’ensemble, qui est fait, lui, de l’union et de
l’harmonie de toutes les perfections particulières.
Mais la nature n’a pas voulu que cette lacune fût sans remède, et elle a établi que
certains êtres puissent s’enrichir même des perfections que leurs voisins possèdent en
propre. Cette faculté n’est autre que le pouvoir de connaître. Qu’est ce que connaître, en
effet, sinon avoir en soi, d’une certaine manière, l’être que l’on connaît ? Aussi Aristote
déclare-t-il que l’âme est pour ainsi dire toutes choses, parce qu’elle est capable de tout
connaître. De ce fait, un seul être suffit à contenir en soi toute la perfection du monde, et
l’on comprend que les anciens philosophes aient considéré cette sorte d’inscription du
monde en elle comme la souveraine perfection de l’âme. Cette même perfection se
retrouve pour nous, chrétiens, dans la vision de l’essence divine ; car ainsi que le dit saint
Grégoire : « Que ne verront-ils pas, ceux qui voient Celui qui voit tout ? »
Cependant, les perfections d’une chose ne peuvent devenir la propriété d’une autre en
conservant l’être déterminé qu’elles possèdent dans cette chose. Si donc on envisage la
chose sous ce rapport, en tant que connaissable, on doit la considérer comme dépouillée
de ce qui la fixe ainsi dans son propre cas. Comme, par ailleurs, cette détermination
propre et incommunicable est le résultat de la matière, qui concrète et singularise les
formes abstraites et universelles qui la viennent perfectionner, il s’ensuit qu’une chose est
connaissable dans la mesure où elle est dégagée de la matière. Il s’ensuit, en outre, que le
sujet qui va recevoir en soi cette perfection étrangère doit être de son côté pareillement
immatériel. Matériel, en effet, il ne pourrait accueillir la perfection nouvelle qu’en lui
imposant cette détermination que donne la matière [un être soumis à la matière est limité par
sa capacité spirituelle, par exemple, une pierre ou une plante ne peuvent pas réfléchir] ; il ne la
recevrait donc pas suivant qu’elle est connaissable, c’est-à-dire suivant l’aptitude qu’elle
possède de devenir la perfection du sujet tout en restant celle de l’objet.
Ils étaient donc dans l’erreur, ces anciens pour qui le semblable seul pouvait connaître
le semblable. D’après eux, si l’âme est capable de tout connaître, c’est qu’elle est un
composé de tous les éléments : de ce qu’elle est terre, elle peut connaître la terre ; de ce
qu’elle est eau, elle peut connaître l’eau, etc. Ils avaient le tort de croire que les
perfections que nous connaissons doivent garder dans notre intelligence le mode propre
qu’elles ont dans l’objet qu’elles affectent. Les formes, dit au contraire Aristote, ne
peuvent être reçues de la même façon dans la matière première et dans l’intellect,
puisqu’il est indispensable que, dans celui-ci, elles soient immatérielles. C’est d’ailleurs un
fait d’expérience que les êtres sont doués de connaissance pour autant qu’ils sont
dégagés de la matière : les plantes et les êtres inférieurs n’en possèdent aucune sorte,
parce qu’ils sont inaptes à toute perception immatérielle ; les sens des animaux reçoivent
des images déjà abstraites ; mais soumis qu’ils sont encore aux conditions organiques,
leur connaissance reste imparfaite. Seule l’intelligence reçoit des représentations
complètement dématérialisées et les connaît sans aucune activité organique : aussi est-elle
au sommet des puissances de connaître.
Or, cette hiérarchie des sujets, nous la retrouvons dans les objets. Les réalités
matérielles ne sont intelligibles qu’en puissance, et pour qu’elles le deviennent en fait,
notre intervention est nécessaire. De même que les couleurs ne sont visibles qu’éclairées
par le soleil, ainsi les réalités matérielles doivent-elles subir l’action de l’intellect agent qui
les illumine et les spiritualise. Celles au contraire qui sont pures de toute matière sont,
par elles-mêmes, intelligibles, et il s’ensuit qu’elles sont par nature plus connaissables,
bien que plus mystérieuses pour nous.
Pour ce qui est de Dieu, sa nature, dégagée de toute potentialité, réalise le cas extrême
de l’immatériel ; elle est, de ce fait, tout à la fois, éminemment cognitive et éminemment
connaissable. Et c’est à sa nature même, dans son être réel, qu’appartient ce caractère
d’être connaissable. De sorte que, comme c’est aussi en raison de cette nature-là que
Dieu est Dieu, il se trouve qu’il connaît selon que sa nature est aussi souverainement
cognitive. Ce qui fait dire à Avicenne : « il se connaît, il se saisit lui-même, parce que sa
nature, dégagée de toute matière, est cette chose même qui est Lui. »
(De la Vérité, Quest. II, art. 2)
Comment Dieu connaît l’avenir
Sur cette question, diverses furent les erreurs des philosophes. Certains, se bornant à
juger de la science divine d’après la nôtre, ont prétendu que Dieu, tout comme nous,
ignorait les futurs contingents [la contingence correspond à ce qui doit arriver mais qui n’arrivera
pas nécessairement]. Mais alors, comment gouvernerait-il, sans les connaître, les affaires
humaines qui, toutes, sont contingentes ? D’autres ont concédé à Dieu une science
universelle ; mais, pour lui éviter le risque d’être pris en défaut, ils ont ajouté que rien
n’arrive dans le monde qui ne soit nécessaire : opinion aussi inadmissible que la
première, parce qu’elle ruine le libre arbitre, rend inutiles toutes nos délibérations, et
entraîne logiquement après elle l’injustice des châtiments aussi bien que des récompenses
[affirmer que ce qui se produit dans le monde est la volonté de Dieu entraîne une fatalité fallacieuse qui
ôte toute liberté à l’homme. Par exemple, la voyance est fataliste par essence].
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