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Fouad Laroui ausculte la mélancolie arabe

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  • Fouad Laroui ausculte la mélancolie arabe

    Dans son nouveau roman, "Ce vain combat que tu livres au monde", l'écrivain marocain dresse le portrait d'un couple, et plus largement du monde arabe.

    Ali, informaticien, aime Malika, institutrice, qui le lui rend bien. Alors qu'ils viennent de s'installer ensemble à Belleville survient un incident, l'exclusion trouble d'Ali d'un grand projet sur lequel il travaillait. Il en conçoit alors une amertume puis une colère qui le mèneront à interroger son acceptation réelle, lui le Marocain au parcours brillant, par la société française.

    D'interrogations en doutes, il sera alors tenté par l'islamisme. À partir du récit d'un couple qui se délite, Fouad Laroui retisse aussi les liens, plus tendus, de la grande histoire, celle des accords Sykes-Picot, de la déclaration Balfour puis du règne du « vice-roi » américain Paul Bremer dans un Irak en lambeaux. L'interpénétration des deux récits montre alors comment l'histoire pèse toujours sur des trajectoires que l'on croit individuelles et singulières.

    L'humiliation arabe, la source de tous les maux
    L'histoire personnelle d'un couple au bord de l'explosion et celle d'une région, le Moyen-Orient, en pleine implosion s'imbriquent dans ce roman jusqu'à dresser le tableau d'un monde arabe plongé en pleine crise religieuse et identitaire.

    L'ingénieur marocain bardé de diplômes qu'est Ali démissionne de son travail après qu'on l'a exclu d'un projet sensible lié à l'armement et pour lequel son nom, Bouderbala, le rendait hautement suspect. Incrédule d'abord, puis en colère, il sombre dans une dépression puis dans une crise existentielle qui le font douter de tout. Et en premier lieu de son intégration dans la société française. Ali finira par considérer que son identité d'arabe et de musulman est un handicap : « Je me fais virer en tant qu'arabe et je continue de vivre en Français…, et en plus je dois dire merci », s'insurge-t-il ainsi. Influencé par un cousin islamiste, il finira à Raqqa. Malika, incrédule puis impuissante, assistera alors à la dérive d'un homme brisé qui finit par trouver dans le fondamentalisme de quoi panser sa blessure d'âme.

    Dans le roman de Fouad Laroui, cette humiliation individuelle fait écho au sentiment d'humiliation plus large du monde arabe. L'auteur décrit ainsi, dans des chapitres d'une ironie grinçante, comment la France et le Royaume-Uni se sont partagé, en 1916, les pans arabes d'un Empire ottoman au bord du collapse. Ce partage grossier, à l'équerre impérialiste, ne tiendra évidemment nul compte des populations. Loin de l'image romanesque et en technicolor d'un Lawrence d'Arabie immortalisé sous les traits de Peter O'Toole dans le film éponyme de David Lean, ces accords Sykes-Picot sonnent aux yeux des Arabes tout simplement comme une trahison occidentale.

    Succédera à ces accords la Déclaration de lord Balfour, qui, en 1917, annonce que le gouvernement britannique envisage « favorablement l'établissement en Palestine d'un foyer national pour le peuple juif ». Cette lettre envoyée à lord Rothschild sera, selon les mots d'Arthur Koestler, « un document par lequel une première nation promettait solennellement à une seconde nation le pays d'une troisième nation ».

    Enfin, Fouad Laroui décrit le jeu trouble de l'Américain Paul Bremer dans un Irak post-Saddam Hussein occupé : « En tant que proconsul, il a eu la prétention de créer un État irakien. Or cet État existait déjà. Il prend deux décisions catastrophiques : il dissout le parti Baas, pourtant un parti laïque créé par un Arabe chrétien, Michel Aflak. Puis il donne le pouvoir aux Chiites, qui se sont empressés de se venger sur les Sunnites, lesquels ont fui alors vers le Nord. Voici les vraies racines de Daech. Au final, pour les Arabes, les Occidentaux ont disposé des vies et des territoires arabes. De leur point de vue, c'est une série de trahisons », indique-t-il au Point Afrique, avant de conclure : « Il y a une espèce de mépris qui court tout au long du XXe siècle envers les Arabes. »

    LIRE aussi : Fouad Laroui au royaume du burn-out

    À l'échelle humaine, Ali et Malika s'aiment et vivent dans cette exacte géographie de l'Est parisien qui a été, le 13 novembre 2015, le théâtre sanglant d'attentats. Mais « la France des terrasses de café », telle qu'elle a pu être décrite parfois, n'explique pourtant pas pour Fouad Laroui le geste terroriste : « Ce n'était pas une attaque contre un mode de vie, il n'y a pas un mode de vie, mais des modes de vie. Cette explication a permis à François Hollande d'éviter que se pose la question de sa politique étrangère. On ne déclare pas la guerre à une notion : on déclare la guerre aux terroristes. Quand ceux-ci prennent les armes, ce n'est pas pour réduire la liberté en Amérique ou en France. Ce n'est pas leur motivation. L'idée qu'on se batte contre un mode de vie me semble assez suspecte », indique-t-il au Point Afrique.

    Du choc des civilisations au choc des narrations
    Tout au long de ce roman se déploie la vision de l'histoire du point de vue des Arabes. Cette histoire envisagée comme une « série de trahisons, de mensonges et de malentendus » et qui pèse sur la vie d'Ali et de Malika, sans qu'ils en aient même conscience.

    Pour Fouad Laroui désormais, c'est moins à un choc des civilisations qu'à un choc des narrations que l'on assiste désormais. « Il y a une infinité de récits du monde et il faut prendre en compte les récits qui posent question. Le récit indien ou chinois du monde ne pose pas problème. Le récit arabe sunnite, oui. Un récit n'est jamais faux ou vrai, c'est un récit, c'est tout. Or les récits arabe et européen ont leur subjectivité et s'affrontent. »

    Dans Ce vain combat que tu mènes au monde, un prédicateur salafiste reprend cette histoire arabe dans le but d'exploiter ce ressentiment diffus. Fouad Laroui l'affirme, l'islamisme prend sa source dans ce sentiment d'humiliation, qu'il soit propre aux individus, collectif et historique : « En 1979, les Arabes se découvrent musulmans. Cette année-là, en Iran, l'Amérique a été humiliée au nom de l'islam. Tout d'un coup, après un siècle d'humiliation, un pays musulman tient tête à l'Amérique. Je pense qu'on peut aussi considérer que l'islamisme sunnite est né de cette situation iranienne. Bien sûr, les Frères musulmans existent depuis 1928, mais cet islamisme, qui va verser dans le salafisme, part de là. En Iran, le chef était religieux alors que, dans le monde sunnite, c'était soit des militaires, soit des rois. L'islamisme politique est une façon de combler cette humiliation arabe », résume-t-il pour Le Point Afrique.

    Ali et Malika sont pris dans les rets d'une histoire humaine chaotique et voient au final leurs deux narrations de leur place dans la France s'opposer de façon irrémédiable. Si Ali se sent rejeté, Malika ne se pose en rien la question de sa place, qu'elle estime pleine et légitime, dans la société française. Mais plus largement, ces narrations concurrentes, arabe et européenne, jouent aussi en France. Ainsi, pour Fouad Laroui, « le récit arabe de l'histoire n'était pas audible en Europe, mais avec l'irruption des chaînes satellitaires arabes, il le devient désormais partout. Par exemple, le récit de la Shoah est pris en compte dans le monde arabe mais est considéré comme un crime commis par des Européens en Europe. Dans le récit arabe, la proclamation de l'État d'Israël, qui pour les Européens est une forme de rédemption, est appelée la Nakba, la Catastrophe. Si on ne tient pas compte de ces récits multiples et concurrents, on ne peut agir. »

    Mélancolie arabe
    Autre symptôme ausculté au long de Ce vain combat que tu mènes au monde, la mélancolie arabe, cette nostalgie d'un âge d'or d'un rayonnement passé aussi. Au long du récit, Fouad Laroui note ainsi : « Qu'est-ce qui conduit un être humain à se faire exploser, c'est-à-dire à se suicider ? Et si le kamikaze était tout simplement un mélancolique, traversé parfois par des épisodes maniaques. Et s'il était le symptôme du monde arabe actuel ? Le mal pernicieux dont souffre cette grande famille humaine ne réside pas dans la théologie mais dans une mélancolie latente, masquée ? »

    Le héros du roman, Ali Bouderbala, dont le prénom et nom claquent comme une ironie cinglante, puisqu'ils signifient littéralement « l'élevé en haillons », porte en lui, à travers sa lente descente dans son enfer existentiel, cette mélancolie civilisationnelle. « C'est la mélancolie du monde arabe dont parle le psychanalyste Gérard Haddad. Les Arabes ont la nostalgie de leur gloire passée. Le monde arabe pour qui l'histoire du XXe siècle est une suite de contraintes et d'avanies. On peut concevoir une rage quand on entend les phrases dévalorisant les Arabes », note Fouad Laroui. Enseigner ainsi l'âge d'or de la civilisation arabe pourrait alors, selon l'auteur, panser cette blessure arabe qui suinte encore, de Trappes à Bagdad.

    * Fouad Laroui, Ce Vain combat que tu mènes au monde, Julliard.


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