Pensée de Malek Bennabi
En mars 1950 éclate à Tébessa une grave affaire qui a été retenue par l’histoire sous le nom de « complot ». La police coloniale procède sur dénonciation à l’arrestation de plusieurs centaines de membres de l’Organisation spéciale, organe paramilitaire du PPA-MTLD, à travers le territoire national. Son chef, Ahmed Ben Bella, ainsi que des personnages qui joueront un rôle important dans le déclenchement de la Révolution du 1er Novembre 1954 sont incarcérés. Bennabi, quoique n’ayant aucun lien avec l’affaire, a lui aussi été arrêté à Tébessa, interrogé puis libéré.
Ce n’était pas ses premiers démêlés avec la police française. Lui et sa femme avaient été arrêtés en France le 18 août 1944 et placés dans un camp de concentration dans le Loiret jusqu’au 16 avril 1945, puis emprisonnés une seconde fois à Chartres du 10 octobre 1945 au 10 mai 1946. Depuis, la police n’a cessé de le harceler jusqu’à son départ en exil en Egypte début 1956.
Bennabi travaille à un nouveau livre, « Vocation de l’islam », qu’il désigne comme « l’œuvre qui devait être mon meilleur cru ». Entre avril 1950 et octobre 1951, il donne quelques bonnes feuilles à la publication dans « La République algérienne ». C’était pour sauver ce qui lui paraissait « essentiel » dans son livre dans le cas où il venait à mourir (l’idée est récurrente; on en connaîtra les raisons plus tard). En fait, il le publie pratiquement dans son intégralité si l’on ajoute ce qui a été publié par « Le jeune musulman »[1], hebdomadaire francophone de l’Association des oulamas algériens.
Le livre devait s’intituler « Infrastructure du monde musulman moderne » puisque c’est sous ce titre générique que les extraits ont été publiés. C’est son ami et préfacier des « Conditions de la renaissance », le Dr Abdelaziz Khaldi, qui lui a proposé le titre final du livre. Il est dédicacé « A si Mohammed Khettab, en témoignage de gratitude ; à mon frère le Dr Khaldi à qui l’ouvrage doit le titre et l’auteur beaucoup ».
Les Editions du Seuil en possession du manuscrit depuis près de trois ans ne le publient qu’en septembre 1954. L’ouvrage se compose d’un avant-propos et de six parties intitulées : la société post-almohadienne, la renaissance, le chaos du monde musulman moderne, le chaos du monde occidental, les voies nouvelles, les prodromes du monde musulman et une conclusion, le devenir spirituel de l’islam. Si les « Les conditions de la renaissance» (1949) a été écrit « pour faire ressortir les conditions que l’individu doit offrir au développement d’une civilisation », « Vocation de l’islam» se propose d’ « étudier l’évolution moderne du monde musulman en signalant les rapports effectifs ou possibles de cette évolution avec le mouvement général de l’histoire humaine ». L’auteur se demandait dans les derniers paragraphes des « Conditions de la renaissance » : « Notre époque peut-elle enfanter une civilisation qui soit celle de l’humanité et non celle d’un peuple ou d’un bloc ? »
Il répond ici avec la certitude que c’est l’unique alternative restant à l’humanité qui a échappé par deux fois à la catastrophe en un quart de siècle mais ne survivra pas à une troisième où sera forcément utilisé l’arsenal nucléaire : « La technique a aboli l’espace, il n’y a plus entre les peuples que la distance de leurs cultures… La science a aboli les distances géographiques entre les hommes mais des abîmes subsistent entre leurs consciences. Ainsi, les faits et les idées se contredisent.
La terre est devenue une boule exiguë, extrêmement inflammable, où le feu qui prend à un bout peut se propager instantanément à l’autre bout. Il n’est plus possible de diviser les problèmes et les solutions, de faire de l’européanisme d’une part, et du colonialisme de l’autre… Ainsi commence une page nouvelle de l’histoire qui a pour titre : l’humanité doit être une ou cesser d’être ».
Dans un article daté 11 novembre 1949, « Ruptures et contacts nécessaires », il écrivait cinq ans avant la parution du livre : « Désormais notre pensée est en contact avec deux axes : celui le long duquel s’écoule la spiritualité islamique, et celui le long duquel circule la technicité cartésienne. Il faut faire les évaluations nécessaires à notre renaissance sur ces deux axes à la fois… Sans doute, une plus large synthèse s’imposerait encore quand on trouvera un axe commun pour la pensée humaine. Car notre destin doit se réaliser désormais dans un sens planétaire, chacun devant réaliser en lui « l’omni-homme » selon le mot de Dostoïevski, ou le « citoyen du monde » selon la formule de Garry Davis ».
Le titre de l’ouvrage soulève beaucoup de questions, celles-là mêmes qui se posent à nous trois-quarts de siècles plus tard : quelle place pour l’islam et les musulmans dans le monde ? Comment être musulman et vivre en harmonie avec les autres nations, cultures et religions ? L’islam est-il condamné à n’être que vainqueur ou vaincu ? N’y a-t-il pas pour lui d’autre sort que de poursuivre son chemin en solitaire en attendant que les autres se soumettent à son culte et adoptent sa vision du monde ? Le problème n’est-il pas dans cette vision elle-même ?
Bennabi ne pose pas littéralement ces questions dans ce livre mais elles sont sous-jacentes ; on devine qu’il les a souvent posées. L’échec de la « Nahda » a achevé de le convaincre qu’un sort isolé n’est plus possible pour le monde musulman. D’un autre côté, le désordre moral de l’Occident n’appelle à aucun compromis.
L’homme occidental lui apparaît comme inachevé spirituellement et l’homme musulman comme inachevé sociologiquement. Il est devant une thèse et une antithèse dont il veut faire surgir une synthèse qui serait la perspective mondialiste, mot qu’il est peut-être le premier à employer et dont a dérivé le concept de mondialisation. Il emploie d’ailleurs l’expression « processus de mondialisation » dès 1949. Celle-ci ne lui apparaît pas comme une gigantesque opération de fusion-absorption des nations, mais un système multilatéral à inventer collégialement. Nous en sommes toujours loin.
Pour lui, les musulmans ne peuvent pas espérer concurrencer l’Occident dans les domaines de la science, de la technologie ou de la puissance. Ils doivent trouver dans une sorte de division historique du travail leur spécialisation. Or, au regard de leurs « avantages comparatifs révélés, cette spécialisation ne peut trouver à s’appliquer que dans le domaine de la spiritualité, de la morale, des valeurs humaines. Cette mission est toutefois incompatible avec l’état de leur développement social et politique.
Ils doivent au préalable se réformer mentalement, politiquement et économiquement pour se hisser au rang de nations développées et espérer devenir des exemples à suivre. Ce rôle spirituel, c’est d’abord celui du « témoignage ». La mission de témoigner est la première à être assignée à l’islam et aux musulmans et Bennabi lui-même ne s’est défini que comme tel.
Toute son œuvre se veut une souscription à cet impératif moral et c’est pourquoi notamment il a donné à son autobiographie le titre de « Mémoires d’un témoin du siècle » : « L’histoire commence avec l’homme intégral, adoptant constamment son effet à son idéal et à ses besoins et accomplissant dans une société sa double mission d’acteur et de témoin… Le monde musulman n’est pas un groupe social isolé, susceptible d’achever son évolution en vase clos. Il figure dans le drame humain à la fois comme acteur et comme témoin. Cette double participation lui impose le devoir d’ajuster son existence matérielle et spirituelle aux destinées de l’humanité. Pour s’intégrer effectivement, efficacement à l’évolution mondiale, il doit connaître le monde, se connaître et se faire connaître, procéder à l’évaluation de ses valeurs propres et de toutes les valeurs qui constituent le patrimoine humain ».
En mars 1950 éclate à Tébessa une grave affaire qui a été retenue par l’histoire sous le nom de « complot ». La police coloniale procède sur dénonciation à l’arrestation de plusieurs centaines de membres de l’Organisation spéciale, organe paramilitaire du PPA-MTLD, à travers le territoire national. Son chef, Ahmed Ben Bella, ainsi que des personnages qui joueront un rôle important dans le déclenchement de la Révolution du 1er Novembre 1954 sont incarcérés. Bennabi, quoique n’ayant aucun lien avec l’affaire, a lui aussi été arrêté à Tébessa, interrogé puis libéré.
Ce n’était pas ses premiers démêlés avec la police française. Lui et sa femme avaient été arrêtés en France le 18 août 1944 et placés dans un camp de concentration dans le Loiret jusqu’au 16 avril 1945, puis emprisonnés une seconde fois à Chartres du 10 octobre 1945 au 10 mai 1946. Depuis, la police n’a cessé de le harceler jusqu’à son départ en exil en Egypte début 1956.
Bennabi travaille à un nouveau livre, « Vocation de l’islam », qu’il désigne comme « l’œuvre qui devait être mon meilleur cru ». Entre avril 1950 et octobre 1951, il donne quelques bonnes feuilles à la publication dans « La République algérienne ». C’était pour sauver ce qui lui paraissait « essentiel » dans son livre dans le cas où il venait à mourir (l’idée est récurrente; on en connaîtra les raisons plus tard). En fait, il le publie pratiquement dans son intégralité si l’on ajoute ce qui a été publié par « Le jeune musulman »[1], hebdomadaire francophone de l’Association des oulamas algériens.
Le livre devait s’intituler « Infrastructure du monde musulman moderne » puisque c’est sous ce titre générique que les extraits ont été publiés. C’est son ami et préfacier des « Conditions de la renaissance », le Dr Abdelaziz Khaldi, qui lui a proposé le titre final du livre. Il est dédicacé « A si Mohammed Khettab, en témoignage de gratitude ; à mon frère le Dr Khaldi à qui l’ouvrage doit le titre et l’auteur beaucoup ».
Les Editions du Seuil en possession du manuscrit depuis près de trois ans ne le publient qu’en septembre 1954. L’ouvrage se compose d’un avant-propos et de six parties intitulées : la société post-almohadienne, la renaissance, le chaos du monde musulman moderne, le chaos du monde occidental, les voies nouvelles, les prodromes du monde musulman et une conclusion, le devenir spirituel de l’islam. Si les « Les conditions de la renaissance» (1949) a été écrit « pour faire ressortir les conditions que l’individu doit offrir au développement d’une civilisation », « Vocation de l’islam» se propose d’ « étudier l’évolution moderne du monde musulman en signalant les rapports effectifs ou possibles de cette évolution avec le mouvement général de l’histoire humaine ». L’auteur se demandait dans les derniers paragraphes des « Conditions de la renaissance » : « Notre époque peut-elle enfanter une civilisation qui soit celle de l’humanité et non celle d’un peuple ou d’un bloc ? »
Il répond ici avec la certitude que c’est l’unique alternative restant à l’humanité qui a échappé par deux fois à la catastrophe en un quart de siècle mais ne survivra pas à une troisième où sera forcément utilisé l’arsenal nucléaire : « La technique a aboli l’espace, il n’y a plus entre les peuples que la distance de leurs cultures… La science a aboli les distances géographiques entre les hommes mais des abîmes subsistent entre leurs consciences. Ainsi, les faits et les idées se contredisent.
La terre est devenue une boule exiguë, extrêmement inflammable, où le feu qui prend à un bout peut se propager instantanément à l’autre bout. Il n’est plus possible de diviser les problèmes et les solutions, de faire de l’européanisme d’une part, et du colonialisme de l’autre… Ainsi commence une page nouvelle de l’histoire qui a pour titre : l’humanité doit être une ou cesser d’être ».
Dans un article daté 11 novembre 1949, « Ruptures et contacts nécessaires », il écrivait cinq ans avant la parution du livre : « Désormais notre pensée est en contact avec deux axes : celui le long duquel s’écoule la spiritualité islamique, et celui le long duquel circule la technicité cartésienne. Il faut faire les évaluations nécessaires à notre renaissance sur ces deux axes à la fois… Sans doute, une plus large synthèse s’imposerait encore quand on trouvera un axe commun pour la pensée humaine. Car notre destin doit se réaliser désormais dans un sens planétaire, chacun devant réaliser en lui « l’omni-homme » selon le mot de Dostoïevski, ou le « citoyen du monde » selon la formule de Garry Davis ».
Le titre de l’ouvrage soulève beaucoup de questions, celles-là mêmes qui se posent à nous trois-quarts de siècles plus tard : quelle place pour l’islam et les musulmans dans le monde ? Comment être musulman et vivre en harmonie avec les autres nations, cultures et religions ? L’islam est-il condamné à n’être que vainqueur ou vaincu ? N’y a-t-il pas pour lui d’autre sort que de poursuivre son chemin en solitaire en attendant que les autres se soumettent à son culte et adoptent sa vision du monde ? Le problème n’est-il pas dans cette vision elle-même ?
Bennabi ne pose pas littéralement ces questions dans ce livre mais elles sont sous-jacentes ; on devine qu’il les a souvent posées. L’échec de la « Nahda » a achevé de le convaincre qu’un sort isolé n’est plus possible pour le monde musulman. D’un autre côté, le désordre moral de l’Occident n’appelle à aucun compromis.
L’homme occidental lui apparaît comme inachevé spirituellement et l’homme musulman comme inachevé sociologiquement. Il est devant une thèse et une antithèse dont il veut faire surgir une synthèse qui serait la perspective mondialiste, mot qu’il est peut-être le premier à employer et dont a dérivé le concept de mondialisation. Il emploie d’ailleurs l’expression « processus de mondialisation » dès 1949. Celle-ci ne lui apparaît pas comme une gigantesque opération de fusion-absorption des nations, mais un système multilatéral à inventer collégialement. Nous en sommes toujours loin.
Pour lui, les musulmans ne peuvent pas espérer concurrencer l’Occident dans les domaines de la science, de la technologie ou de la puissance. Ils doivent trouver dans une sorte de division historique du travail leur spécialisation. Or, au regard de leurs « avantages comparatifs révélés, cette spécialisation ne peut trouver à s’appliquer que dans le domaine de la spiritualité, de la morale, des valeurs humaines. Cette mission est toutefois incompatible avec l’état de leur développement social et politique.
Ils doivent au préalable se réformer mentalement, politiquement et économiquement pour se hisser au rang de nations développées et espérer devenir des exemples à suivre. Ce rôle spirituel, c’est d’abord celui du « témoignage ». La mission de témoigner est la première à être assignée à l’islam et aux musulmans et Bennabi lui-même ne s’est défini que comme tel.
Toute son œuvre se veut une souscription à cet impératif moral et c’est pourquoi notamment il a donné à son autobiographie le titre de « Mémoires d’un témoin du siècle » : « L’histoire commence avec l’homme intégral, adoptant constamment son effet à son idéal et à ses besoins et accomplissant dans une société sa double mission d’acteur et de témoin… Le monde musulman n’est pas un groupe social isolé, susceptible d’achever son évolution en vase clos. Il figure dans le drame humain à la fois comme acteur et comme témoin. Cette double participation lui impose le devoir d’ajuster son existence matérielle et spirituelle aux destinées de l’humanité. Pour s’intégrer effectivement, efficacement à l’évolution mondiale, il doit connaître le monde, se connaître et se faire connaître, procéder à l’évaluation de ses valeurs propres et de toutes les valeurs qui constituent le patrimoine humain ».
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