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Hisham Matar : au nom du père

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  • Hisham Matar : au nom du père

    Au-delà d'une enquête sur la disparition d'un être cher, "La Terre qui les sépare" du Libyen Hisham Matar est un roman subtil et magistral de quête de soi.

    Comment vit-on après l'enlèvement puis la disparition d'un père, opposant historique à Kadhafi, dont on ne sait, pendant plus de 20 ans, s'il est vivant ou s'il est mort ? Comment saisir tout simplement cette absence-présence redoutable ? C'est à cette question, qui a mis son existence en suspens, que tente de répondre l'écrivain libyen, Hisham Matar, dans son dernier roman, La Terre qui les sépare. Une traversée géographique et temporelle de la Libye. Un chant de mort au disparu englouti par le silence. Une Odyssée tout autant qu'une élégie.

    Il est des romans dont le tempo intime reste en mémoire longtemps ; dont les mots lourds et les images chargées qui en naissent passeront, de façon fugace, devant les yeux du lecteur, longtemps après qu'il a relevé la tête, pensif, de sa lecture. La Terre qui les sépare* est de ceux-là. Et le prix Inter du roman étranger qui vient de lui être délivré illustre d'ores et déjà l'intérêt que suscite, et continuera de susciter, ce roman.

    L'histoire

    Le 12 mars 1990, Jaballa Matar, opposant au régime de Kadhafi, est enlevé au Caire, avec la complicité du régime de Hosni Moubarak. De son exil cairote, Jaballa Matar menait une opposition d'airain à la Jamahiriya arabe libyenne. Son fils, Hisham, est alors âgé de 19 ans et vit à Londres. Il ne reverra jamais son père.

    Mars 2012, Hisham Matar, revient vers la terre libyenne qu'il n'a plus foulée depuis 1979. Le pays est alors en pleine effervescence postrévolutionnaire, entre délitement et renouveau, avant que la guerre civile généralisée ne saisisse le pays. Une parenthèse vibrante, dont l'auteur dit qu'elle fut « l'étroite fenêtre d'espoir entre la révolution et la dévastation de la guerre civile qui suivit ».

    Plus de trente ans d'exil seront-ils ainsi effacés ? Car demeure pour lui l'unique question qui a accompagné sa vie d'homme : son père est-il vivant ? Le verra-t-il ressortir du ventre de la mort que fut la prison d'Abou Salim ? Ou est-il décédé, ce père, figure tutélaire et protectrice, si aimé et admiré ? « Le fait de ne pas savoir quand mon père a cessé d'exister a complexifié ma conception de la frontière entre la vie et la mort », note-t-il. Hisham Matar mène alors une enquête fouillée qui permet, en creux, de dessiner le portrait d'un pays, la Libye.

    Si je t'oublie, ô Tripoli…

    Le 1er septembre 1969, Jaballa Matar, alors jeune officier à l'ambassade libyenne de Londres, apprend avec enthousiasme le coup d'État perpétré par un jeune capitaine de 27 ans contre la monarchie corrompue d'Idriss Ier. Il s'appelle Kadhafi. Il porte alors l'espoir d'un renouveau libyen et arabe, porté en cela par l'exemple de l'Égypte et de Nasser. Mais le désenchantement arrive vite devant la mainmise brutale de celui qui s'est autoproclamé Colonel. Jaballa Matar s'exile avec sa famille à Nairobi, puis au Caire. Homme d'affaires prospère au charisme et au courage physique et moral indéniables, il devient la bête noire du maître de Tripoli. « On disait que tout chez lui, jusqu'à sa démarche, irritait les autorités », écrit son fils.

    En exil, la famille Matar en est certaine, elle retournera en Libye, et retrouvera la vaste demeure à Tripoli confisquée par un cadre du régime. « Chaque année, nous allions rentrer chez nous », écrit Hisham Matar. Comme dans la prière juive pour Jérusalem, Jaballa Matar ressasse son obsession, « l'année prochaine à Tripoli ». Et malgré le danger que la Moukhabarat Al-Jamahiriya ou les services secrets libyens font peser sur la famille, l'opposant veut combattre. « N'essayez pas d'entrer en compétition avec la Libye, vous perdriez forcément », avertit le père quand son épouse et ses deux fils, Ziad et Hisham, tentent de le dissuader de s'opposer si ouvertement à Kadhafi. Mais il est enlevé puis enfermé à Abou Salim, surnommé par les Libyens « Terminus », car c'était l'endroit « où le régime envoyait tous ceux dont il souhaitait oublier l'existence ». « On fait disparaître un homme pour le réduire au silence, mais aussi pour racornir l'esprit de ceux qui restent », remarque justement Hisham Matar.

    La vie à Abou Salim est aussi décrite, selon ce que Hisham Matar a pu recueillir des hommes de sa famille, nombreux à y avoir été emprisonnés. Son oncle Mahmoud apprend ainsi que ce frère aîné si admiré n'est pas, comme il le croyait, dans une prison égyptienne, mais bien à Abou Salim. Une nuit, il entend la voix si familière de Jaballa réciter un Alam, ces vers de la poésie bédouine élégiaque. De loin en loin, des lettres de Jaballa et même une cassette arriveront à sa famille de cette bouche de l'enfer qu'est la prison. Les derniers signes qu'il est vivant. Hisham Matar apprendra que jamais, même sous la torture, son père ne dénoncera celui qui aura permis de faire passer ces messages.

    2011, la fin de l'espoir

    Fin août 2011, Tripoli tombe. Les révolutionnaires prennent la prison. De New York, Hisham est au téléphone avec l'un des siens. Il espère. A-t-on trouvé son père parmi les hommes hagards qui émergent, l'un après l'autre, des geôles ? Un vieil homme en sort aussi, aveugle, originaire d'Ajdabiya, comme la famille Matar, et serrant contre lui une photo de Jaballa. Hisham, depuis New York où il vit, lui parle alors, l'interroge. L'homme n'a que ce mot : « Je suis désolé. » Scène shakespearienne, où l'auteur, à l'instar d'un Hamlet indécis car fils inconsolable, écrit, « Je veux y être et je ne veux pas y être ».

    Mais peu à peu, Hisham Matar parviendra à l'hypothèse de la mort de son père lors du massacre d'Abou Salim, le 29 juin 1996 : 1 270 exécutions, après une mutinerie. Le roman retrace aussi cette horreur, décidée par Kadhafi et menée par son fidèle, Abdallah Senoussi, chef des services secrets et beau-frère de Kadhafi. « Je me suis toujours demandé si l'on pouvait perdre son père sans vraiment ressentir le moment exact de sa mort », s'interroge-t-il. Ce 29 juin 1996, en consultant son journal intime, il remarque qu'il était alors allé à la National Gallery contempler L'Exécution de Maximilien, la toile de Manet. Tout comme il se souviendra avoir longtemps été hanté par la toile du Titien, Le Martyr de Saint-Laurent qu'il ira spécialement regarder à Rome, s'absorbant dans ce tableau figurant la souffrance d'un homme sauvagement torturé.

    Ulysse et Télémaque, Jaballa et Hisham

    La grande force de ce roman est l'indéniable talent qu'a Hisham Matar de tisser, en aller-retour souples, présent et passé, réflexions sur l'engagement politique, le sacrifice et l'exil, mais aussi la mort et l'art. Mais surtout le lien si indéfinissable qui lie un fils à son père.

    Car contre qui se construire puisque le père n'est plus là ? Hisham Matar ne peut en effet se libérer, par la nécessaire révolte filiale, de sa seule identité de fils éternel. Et peut-il même envisager cette révolte sans culpabilité brûlante, lui qui a toujours voulu « protéger » ce père si exposé ? La honte aussi transparaît dans ce livre, celle que décrit si justement l'auteur : « On ressent de la honte à ne pas savoir où se trouve son père, une honte aussi à ne pas pouvoir cesser de le chercher, et une honte équivalente à vouloir arrêter de le chercher. »

    Le long de La Terre qui les sépare court la figure d'Ulysse, cet autre père évaporé que Télémaque, dans L'Odyssée, souffre de ne pas pouvoir définitivement pleurer et enterrer. La mort, et son cortège de lamentations, rituels funèbres et enterrement comme point définitif au lieu de la parenthèse de l'incertitude. Comment aussi retourner en Libye, alors que depuis l'exil, Hisham Matar liait ce retour dans sa terre avec celui de son père dans sa vie. Y retourner seul, n'est-ce pas admettre la mort de Jaballa ? Les dilemmes d'un fils éperdu, aussi perdu que le père est disparu, disent aussi la difficulté de se résoudre au deuil sans la preuve matérielle, littéralement le corps du délit (ou du crime) à savoir l'assassinat de Jaballa à Abou Salim.

    L'ambivalence de l'auteur vis-à-vis de son pays indéniable est là aussi, lui qui écrit « je rechigne à céder à la Libye plus qu'elle ne m'a déjà pris » tout en décrivant la splendeur méconnue de ce pays, entre bleu éclatant de la mer, ocre chaud du désert et lumière flottante. L'acide de l'exil qui, tout comme le deuil impossible, traverse ce livre, est superbement rendu dans cette seule question : « Que fait-on lorsqu'on ne peut ni partir ni revenir ? »

    Orphée et Eurydice, Hisham et Jaballa

    Il y a aussi de l'Orphée cherchant Eurydice aux enfers dans ce livre. Hisham Matar lancera en effet des campagnes médiatiques internationales exigeant des autorités libyennes la libération de son père ou du moins la vérité sur son sort. Il narre par le détail les discussions qu'il aura avec les autorités britanniques, alors en plein rapprochement avec Kadhafi, afin qu'elles pèsent sur leur nouvel allié. Des scènes surréalistes sont décrites telles celles où il rencontre l'héritier présomptif du dirigeant libyen, Seif Al Islam. Ce dernier souhaite donner une image plus policée de la Libye et le cas Jaballa Matar lui semble un moyen comme un autre. Hisham Matar, accompagné de son frère Ziad, s'étonne de « s'asseoir à la même table que celle du fils de l'homme qui a tué leur père ». Mais l'étrangeté libyenne est dite tout entière dans cette scène, car « il n'existe aucun pays où les opprimés et les oppresseurs sont aussi liés », note l'auteur.

    Mais contrairement à Orphée, Hisham se retourne sans cesse, comme pour mieux fouiller le passé, et à travers lui l'histoire de sa famille et celle de la Libye. En effet, passé, présent se télescopent sans cesse dans ce livre, sans qu'il ne perde en rien son propos linéaire. « Mon père est à la fois mort et vivant. Je ne possède pas de grammaire pour lui », écrit-il.

    Apparaît ainsi la figure du grand-père, Hamed, celui qui n'aimait pas les paysages sans horizon, nomade originaire de Blo'thaah, dans le désert, et qui lutta contre le colonialisme italien. Et puis il y a aussi Izzo, le si jeune cousin de Hisham, révolutionnaire qui sera l'un des premiers à entrer dans Bab-El-Azizia, le complexe militaire construit par Kadhafi à Tripoli. Il y trouvera la mort sous le tir d'un snipper. On se rend compte alors à quel point la révolution libyenne fut une révolution en instantané, constamment filmée par les téléphones portables des jeunes combattants. Izzo mort, son frère Hamed, blessé alors qu'il tentait de le sauver, partira par la suite en Syrie combattre Bachar el-Assad, car dit-il « il faut abattre les dictateurs ».

    « Le pays qui sépare les pères des fils a désorienté plus d'un voyageur », écrit superbement Hisham Matar. Ce pays où rien ne pousse, si ce n'est la culpabilité, « compagne éternelle de l'exil », il l'a traversé sans doute grâce à ce roman poignant. Et le retour de l'exil intérieur se fait ainsi, par ces mots, pour le fils qu'il ne cesse d'être…


    le Point
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