Se dire arabe est, de nos jours, lourd de sens. Dans son dernier livre qui raconte 130 ans de présence arabe au Canada, l’historienne Houda Asal constate que l’image de cette communauté s’est détériorée. Voici les « nouveaux Noirs » du Canada.
« Les Arabes et les musulmans semblent plutôt être devenus les “nouveaux Noirs” du Canada. » Dans son récent ouvrage Se dire arabe au Canada, l’historienne Houda Asal a eu cette formule-choc pour décrire le déclin de cette communauté d’immigrants qui, à leur arrivée, n’avaient pourtant pas vécu autant de discrimination que les Asiatiques ou les Noirs. « Cette formule me met un peu mal à l’aise, admet-elle. L’idée n’est pas du tout de dire que tout le monde doit être blanchi, mais de dire qu’il ne faut plus qu’il y ait de minorités discriminées et racisées. »
Les Italiens, eux, ont été discriminés, mais ont fini par acquérir le statut de Blancs. « Ce n’est pas anodin qu’ils soient rentrés dans la catégorie majoritaire. Mais pourquoi eux et pas les autres ? Pourquoi les Arabes, et surtout les Noirs, encore aujourd’hui, sont-ils dans une situation assez difficile ? », dit-elle, citant l’ouvrage de David Austin Nègres noirs, nègres blancs, qui l’a beaucoup inspirée.
Pour répondre à ces questions, la chercheuse, qui a effectué son doctorat à l’École des hautes études en sciences sociales en France, s’est plongée dans les archives pour remonter aux origines de la présence arabe au Canada. « J’ai découvert qu’il avait très peu de données historiques sur les origines », dit-elle. Les recherches étaient d’autant plus difficiles que bon nombre d’Arabes changeaient leur prénom et leur patronyme pour des noms bien « canadiens ». C’est ainsi que certains pionniers se renomment Alexander Hamilton James Peters ou Peter Baker, surnommé l’« Arctic Arab » par ses amis autochtones.
Le premier Arabe
Mais qui fut le tout premier Arabe au Canada ? Les Syriens qui arrivent ces mois-ci comme réfugiés seraient surpris d’apprendre qu’il était, comme eux, un Syrien. Il a débarqué à Montréal même, en 1882 (des sources parlent d’un Arabe au Nouveau-Brunswick trois ans auparavant, mais l’information n’est pas officielle). Originaire de la Grande Syrie — plus précisément du Liban qui, à l’époque, faisait partie de l’Empire ottoman avec la Palestine et le sud de la Turquie —, Ibrahim Bounadère était venu trouver du travail à Montréal après un court séjour à New York, ayant su qu’on y parlait français.
Ces pionniers avaient tous le même profil, rappelle Houda Asal. Analphabètes, arabophones, parlant rarement l’anglais et le français et majoritairement chrétiens, de différents rites. Ils sont des colporteurs, soit des marchands allant de porte en porte. Le métier leur collait à ce point à la peau qu’au tournant du XXe siècle, le mot pour désigner un colporteur était justement « syrien ». Et déjà à l’époque, note Mme Asal, « l’image du Syrien colporteur n’est pas toujours positive ». On pouvait les traiter de « black jews » et de « maudits Syriens ».
Qu’à cela ne tienne. Ils continuent d’exercer ce difficile métier nomade, où ils parcourent un territoire hostile, affrontent les hivers glaciaux. Certains d’entre eux, parmi lesquels beaucoup d’Arabes de confession musulmane, font une percée dans les prairies, jusqu’aux Rocheuses. Au début du XXe siècle, Alexander Hamilton (Ali Abouchadi) s’installe à Lac La Biche (Alberta), apprend la langue crie et fait le commerce de fourrures. Des mariages mixtes, entre Arabes syriens et femmes autochtones, y sont célébrés et c’est dans cette petite localité de 3000 âmes qu’on trouve aujourd’hui la plus grande proportion d’Arabes de confession musulmane en Amérique du Nord.
Une discrimination qui évolue
Considérés comme plus « assimilables » que certains autres immigrants (et même que les autochtones), ils subissent néanmoins les mêmes discriminations que les Chinois, sur le plan légal. Des lois migratoires restrictives en vigueur au début du siècle obligent en effet les « Asiatiques » à payer 200 $ pour pouvoir entrer au pays et empêchent tout voyageur ayant transité par un autre pays d’être admis au Canada. À Montréal, les immigrants d’origine arabe ont également du mal à établir leurs églises chrétiennes orthodoxes, alors que leurs rites sont reconnus à Rome.
Même si, dans la seconde moitié du XXe siècle, ils finissent par être exemptés des lois migratoires visant les Asiatiques, la situation des Arabes décline, ce qui fait dire à Houda Asal que « c’est une des populations dont la situation s’est le plus détériorée ».
Pourquoi ? L’historienne émet des hypothèses. L’étude approfondie des politiques migratoires montre que le Canada, y compris le Québec, a toujours tenté de sélectionner les immigrants. « L’autre dimension importante est qu’il y avait autrefois une vision orientaliste, héritée de l’Europe. C’est la vision Aladin, le voleur et le fourbe », explique-t-elle. Malgré le fait qu’ils réussissaient bien économiquement, les Arabes étaient accusés d’apporter des maladies contagieuses.
Dans les années 1970, en plein conflit israélo-palestinien, se dire « arabe » est de plus hasardeux. Comme le Canada soutenait Israël, les Arabes se trouvaient en contradiction avec la terre d’accueil qui était devenue la leur.
Des tensions reportées
Aujourd’hui, les relations du Canada avec le Moyen-Orient, sa position dans le conflit syrien et l’accueil qu’il prodigue aux réfugiés viennent brouiller les cartes. Cela reporte sur les Arabes d’origine vivant au pays des tensions qui existent à des kilomètres d’eux. « Alors qu’au début du siècle ils passaient plutôt inaperçus, ils sont devenus la menace intérieure première », constate Mme Asal. Sans compter le triste amalgame qui est désormais fait entre « Arabe et musulman », et qui fait d’eux l’un des groupes les plus stigmatisés au pays. « Pourtant, au Canada, c’est moitié-moitié. Moitié chrétiens, moitiés musulmans », souligne-t-elle.
Le terme « musulman », qui selon elle devrait d’ailleurs toujours être mis entre guillemets, ne fait que désigner une personne qui croit à une religion, l’islam. « Le religieux devrait être un critère très personnel », suggère-t-elle. « Mais au bout d’un moment, une religion devient presque comme une race, quelque chose qui vous colle à la peau, comme l’identité juive. » Les médias y sont aussi pour beaucoup dans cette connotation négative du mot.
Refusant elle-même de s’autodéfinir — « identitairement, ça serait trop compliqué » —, Mme Asal comprend maintenant mieux le long chemin qui a mené à l’amalgame entre « Arabe » et « terroriste » et qui a conduit à l’islamophobie. Et elle s’inquiète. Car elle a constaté au fil de ses recherches que les Arabes eux-mêmes ne connaissaient pas bien leur histoire. « J’ai peur qu’il y ait une tendance à l’autodénigrement, comme leur situation ne s’améliore pas, voire s’aggrave. » Il est donc plus facile de les amalgamer à des événements historiques qui les dépassent et auxquels ils sont associés, en partie les conflits sanglants et les attentats terroristes.
« J’insisterai beaucoup sur l’importance de lire et de s’informer, de discuter avec les gens et les communautés, soutient Houda Asal. Je me dis que ce n’est pas très compliqué de demander à une personne ou un groupe comment il se définit. »
Quelques dates clés
1882 : Le premier Arabe à immigrer au Canada est originaire de Zahlé, dans la Grande Syrie (aujourd’hui le Liban).
1919 : La Syrian National Society of Canada, organisation non confessionnelle, voit le jour rue Saint-Denis au sud de l’avenue du Mont-Royal.
1938 : La mosquée Al Rashid est construite à Edmonton (Alberta), la première au Canada.
1969 : Marie-Claude Tadros Giguère fonde le Comité Québec Palestine à l’Université Laval.
2011 : Pour parler des contributions des Canadiens d’origine arabe, l’Institut canado-arabe est mis sur pied.
le Devoir
« Les Arabes et les musulmans semblent plutôt être devenus les “nouveaux Noirs” du Canada. » Dans son récent ouvrage Se dire arabe au Canada, l’historienne Houda Asal a eu cette formule-choc pour décrire le déclin de cette communauté d’immigrants qui, à leur arrivée, n’avaient pourtant pas vécu autant de discrimination que les Asiatiques ou les Noirs. « Cette formule me met un peu mal à l’aise, admet-elle. L’idée n’est pas du tout de dire que tout le monde doit être blanchi, mais de dire qu’il ne faut plus qu’il y ait de minorités discriminées et racisées. »
Les Italiens, eux, ont été discriminés, mais ont fini par acquérir le statut de Blancs. « Ce n’est pas anodin qu’ils soient rentrés dans la catégorie majoritaire. Mais pourquoi eux et pas les autres ? Pourquoi les Arabes, et surtout les Noirs, encore aujourd’hui, sont-ils dans une situation assez difficile ? », dit-elle, citant l’ouvrage de David Austin Nègres noirs, nègres blancs, qui l’a beaucoup inspirée.
Pour répondre à ces questions, la chercheuse, qui a effectué son doctorat à l’École des hautes études en sciences sociales en France, s’est plongée dans les archives pour remonter aux origines de la présence arabe au Canada. « J’ai découvert qu’il avait très peu de données historiques sur les origines », dit-elle. Les recherches étaient d’autant plus difficiles que bon nombre d’Arabes changeaient leur prénom et leur patronyme pour des noms bien « canadiens ». C’est ainsi que certains pionniers se renomment Alexander Hamilton James Peters ou Peter Baker, surnommé l’« Arctic Arab » par ses amis autochtones.
Le premier Arabe
Mais qui fut le tout premier Arabe au Canada ? Les Syriens qui arrivent ces mois-ci comme réfugiés seraient surpris d’apprendre qu’il était, comme eux, un Syrien. Il a débarqué à Montréal même, en 1882 (des sources parlent d’un Arabe au Nouveau-Brunswick trois ans auparavant, mais l’information n’est pas officielle). Originaire de la Grande Syrie — plus précisément du Liban qui, à l’époque, faisait partie de l’Empire ottoman avec la Palestine et le sud de la Turquie —, Ibrahim Bounadère était venu trouver du travail à Montréal après un court séjour à New York, ayant su qu’on y parlait français.
Ces pionniers avaient tous le même profil, rappelle Houda Asal. Analphabètes, arabophones, parlant rarement l’anglais et le français et majoritairement chrétiens, de différents rites. Ils sont des colporteurs, soit des marchands allant de porte en porte. Le métier leur collait à ce point à la peau qu’au tournant du XXe siècle, le mot pour désigner un colporteur était justement « syrien ». Et déjà à l’époque, note Mme Asal, « l’image du Syrien colporteur n’est pas toujours positive ». On pouvait les traiter de « black jews » et de « maudits Syriens ».
Qu’à cela ne tienne. Ils continuent d’exercer ce difficile métier nomade, où ils parcourent un territoire hostile, affrontent les hivers glaciaux. Certains d’entre eux, parmi lesquels beaucoup d’Arabes de confession musulmane, font une percée dans les prairies, jusqu’aux Rocheuses. Au début du XXe siècle, Alexander Hamilton (Ali Abouchadi) s’installe à Lac La Biche (Alberta), apprend la langue crie et fait le commerce de fourrures. Des mariages mixtes, entre Arabes syriens et femmes autochtones, y sont célébrés et c’est dans cette petite localité de 3000 âmes qu’on trouve aujourd’hui la plus grande proportion d’Arabes de confession musulmane en Amérique du Nord.
Une discrimination qui évolue
Considérés comme plus « assimilables » que certains autres immigrants (et même que les autochtones), ils subissent néanmoins les mêmes discriminations que les Chinois, sur le plan légal. Des lois migratoires restrictives en vigueur au début du siècle obligent en effet les « Asiatiques » à payer 200 $ pour pouvoir entrer au pays et empêchent tout voyageur ayant transité par un autre pays d’être admis au Canada. À Montréal, les immigrants d’origine arabe ont également du mal à établir leurs églises chrétiennes orthodoxes, alors que leurs rites sont reconnus à Rome.
Même si, dans la seconde moitié du XXe siècle, ils finissent par être exemptés des lois migratoires visant les Asiatiques, la situation des Arabes décline, ce qui fait dire à Houda Asal que « c’est une des populations dont la situation s’est le plus détériorée ».
Pourquoi ? L’historienne émet des hypothèses. L’étude approfondie des politiques migratoires montre que le Canada, y compris le Québec, a toujours tenté de sélectionner les immigrants. « L’autre dimension importante est qu’il y avait autrefois une vision orientaliste, héritée de l’Europe. C’est la vision Aladin, le voleur et le fourbe », explique-t-elle. Malgré le fait qu’ils réussissaient bien économiquement, les Arabes étaient accusés d’apporter des maladies contagieuses.
Dans les années 1970, en plein conflit israélo-palestinien, se dire « arabe » est de plus hasardeux. Comme le Canada soutenait Israël, les Arabes se trouvaient en contradiction avec la terre d’accueil qui était devenue la leur.
Des tensions reportées
Aujourd’hui, les relations du Canada avec le Moyen-Orient, sa position dans le conflit syrien et l’accueil qu’il prodigue aux réfugiés viennent brouiller les cartes. Cela reporte sur les Arabes d’origine vivant au pays des tensions qui existent à des kilomètres d’eux. « Alors qu’au début du siècle ils passaient plutôt inaperçus, ils sont devenus la menace intérieure première », constate Mme Asal. Sans compter le triste amalgame qui est désormais fait entre « Arabe et musulman », et qui fait d’eux l’un des groupes les plus stigmatisés au pays. « Pourtant, au Canada, c’est moitié-moitié. Moitié chrétiens, moitiés musulmans », souligne-t-elle.
Le terme « musulman », qui selon elle devrait d’ailleurs toujours être mis entre guillemets, ne fait que désigner une personne qui croit à une religion, l’islam. « Le religieux devrait être un critère très personnel », suggère-t-elle. « Mais au bout d’un moment, une religion devient presque comme une race, quelque chose qui vous colle à la peau, comme l’identité juive. » Les médias y sont aussi pour beaucoup dans cette connotation négative du mot.
Refusant elle-même de s’autodéfinir — « identitairement, ça serait trop compliqué » —, Mme Asal comprend maintenant mieux le long chemin qui a mené à l’amalgame entre « Arabe » et « terroriste » et qui a conduit à l’islamophobie. Et elle s’inquiète. Car elle a constaté au fil de ses recherches que les Arabes eux-mêmes ne connaissaient pas bien leur histoire. « J’ai peur qu’il y ait une tendance à l’autodénigrement, comme leur situation ne s’améliore pas, voire s’aggrave. » Il est donc plus facile de les amalgamer à des événements historiques qui les dépassent et auxquels ils sont associés, en partie les conflits sanglants et les attentats terroristes.
« J’insisterai beaucoup sur l’importance de lire et de s’informer, de discuter avec les gens et les communautés, soutient Houda Asal. Je me dis que ce n’est pas très compliqué de demander à une personne ou un groupe comment il se définit. »
Quelques dates clés
1882 : Le premier Arabe à immigrer au Canada est originaire de Zahlé, dans la Grande Syrie (aujourd’hui le Liban).
1919 : La Syrian National Society of Canada, organisation non confessionnelle, voit le jour rue Saint-Denis au sud de l’avenue du Mont-Royal.
1938 : La mosquée Al Rashid est construite à Edmonton (Alberta), la première au Canada.
1969 : Marie-Claude Tadros Giguère fonde le Comité Québec Palestine à l’Université Laval.
2011 : Pour parler des contributions des Canadiens d’origine arabe, l’Institut canado-arabe est mis sur pied.
le Devoir
Commentaire