Carl Schmitt a pensé avant tout le monde la nature du politique, l’état d’exception, les guerres irrégulières… Sa critique du libéralisme continue de fasciner une partie de la gauche. Mais il fut l’un des juristes attitrés du régime nazi, et cela reste une tache indélébile.
Le 13 novembre 2015, des attentats d’une violence inouïe sont commis à Paris par des terroristes pour la plupart nés en France, mais venus d’un tout autre territoire. François Hollande décrète l’état d’urgence. Quelques jours plus tard, il déclare devant le Congrès que « la France est en guerre ». Il ne s’agit pas d’une guerre de civilisation, car cet ennemi « ne représente aucune civilisation », précise-t-il. Cet ennemi est présenté comme un danger pour l’Europe mais aussi pour l’humanité entière. Tout lecteur de Carl Schmitt aura eu en ces quelques jours le sentiment de voir illustrer quelques-unes des thématiques et des thèses les plus fameuses du juriste et théoricien politique le plus controversé du 20e siècle.
• Les « partisans déterritorialisés » doivent être distingués des combattants irréguliers qui prennent les armes pour délivrer un pays d’une occupation. Ceux qui commettent des actes de guérilla ou de terrorisme « se font les instruments d’une agressivité mondiale », aux dimensions d’autant plus « illimitées » qu’elle est ici couplée à un horizon religieux : l’imposition au monde d’un islam totalitaire.
• « Est souverain celui qui décide de l’état d’exception » : F. Hollande vient de le rappeler. Le droit et la Constitution fournissent les règles de l’état normal ; mais ce fonctionnement « normal » reste suspendu à la volonté du souverain qui peut, en raison de « circonstances exceptionnelles », décréter l’état d’exception.
• Lorsque les démocraties font la guerre, elles la font le plus souvent « au nom du droit », au nom de l’humanité. Il s’agit d’une nouvelle figure de la « guerre juste », distincte de la « guerre juste » religieuse, repensée sur fond d’un rejet de la guerre d’agression.
Ces trois points ont été abordés par Schmitt respectivement dans Théorie du partisan (1963), dans Théologie politique (1922) et dans Le Nomos de la Terre (1950). On comprend donc que Schmitt soit si présent dans le champ de la théorie politique contemporaine : ses objets forment, pour le pire, la trame de notre actualité politique. Mais qui est Schmitt ? Et pourquoi la référence à sa pensée, surtout de la part de penseurs de gauche ou d’extrême gauche, est-elle si controversée ?
Né en 1888 en Westphalie (Allemagne), catholique dans une ville – Plettenberg – majoritairement protestante, d’un milieu modeste, Schmitt a fait des études de droit, notamment à Strasbourg, tout en ayant un goût prononcé pour « la bohème », les cafés, le mouvement dada. Il fit un premier mariage tumultueux avec une jeune femme serbe qui s’enfuit avec leurs biens, après quoi Schmitt tenta de divorcer, ce qui lui vaut d’être excommunié. Après un ouvrage plutôt érudit sur le romantisme politique, il devient un juriste et un théoricien politique reconnu dans les années 1920.
Théorie de la souveraineté
Sa réflexion porte la marque du contexte de violence et d’instabilité politique qui l’a vu naître. Il écrit ainsi La Dictature (1921) dans le sillage de la Première Guerre mondiale, époque marquée par des pratiques de censure, de tribunaux d’exception, de suspension de certains droits constitutionnels. C’est sur fond d’une affirmation de la puissance de l’exécutif à suspendre une partie, voire la totalité de la Constitution qu’il publie Théologie politique. Quatre chapitres pour une théorie de la souveraineté. Théorie de la Constitution (1928) paraît dans le contexte de la jeune République de Weimar. C’est enfin dans un climat de quasi-guerre civile, entre une extrême gauche révolutionnaire qui tente de rééditer la Révolution russe en Allemagne et une extrême droite nationaliste décidée à barrer la route au communisme et à venger l’humiliation de la défaite, que Schmitt élabore sa définition du politique par le critère ami/ennemi (Le Concept de politique, 1927).
Durant toute la période de Weimar, Schmitt apparaît comme un critique de droite de la nouvelle République, dont il démonte la constitution hétérogène (un peu de libéralisme, un peu de socialisme, beaucoup de compromis et peu de substance politique). Il s’impose comme un opposant de premier plan à l’interprétation du droit comme « pyramide de normes », développée par le positiviste Hans Kelsen, l’un des plus importants juristes du 20e siècle. Selon Schmitt, le droit n’est pas seulement une affaire de normes rationnelles, il est profondément dépendant du politique (encadré ci-dessous).
Le ralliement au nazisme
L’insistance de Schmitt sur les limites du rationalisme juridique a un tour polémique : c’est le libéralisme qui est visé, ainsi que le parlementarisme en tant qu’il reposerait sur une foi en la discussion infinie. La valorisation libérale de la discussion apparaît comme le pôle opposé à la décision souveraine. Le louvoiement, le rejet des alternatives tranchées, du « ou bien… ou bien… », font du libéralisme, aux yeux de Schmitt, une politique antipolitique au service des intérêts économiques : une façon d’éviter les affrontements décisifs au profit d’une négociation sans fin entre partenaires dans la discussion.
Cette critique du libéralisme a une certaine force, qui a pu séduire des théoriciens de gauche. Mais elle était également lourde de dangers. La thèse selon laquelle la décision et la personnalité seraient des éléments inhérents au politique et incontournables était, en elle-même, une observation juste, dans le sillage de Max Weber. Mais là où Weber réfléchissait, au sortir de la Grande Guerre, à un équilibre nouveau entre le Parlement et le « chef » politique, Schmitt donna un tour résolument antiparlementaire à sa critique de Weimar. Et alors même qu’il avait pu mettre en garde, en 1932, contre les « partis totaux » (Parti communiste et Parti national-socialiste) qui ne joueraient le jeu de la concurrence démocratique que pour mieux abolir celle-ci s’ils parvenaient au pouvoir, Schmitt se rallia au régime nazi en 1933.
Sa compromission avec le IIIe Reich est profonde : Schmitt a épousé l’antisémitisme du régime au point d’ouvrir un colloque sur « La science du droit allemand en lutte contre l’esprit juif » par une communication où il recommandait de faire précéder le nom de tout auteur juif par la mention « le Juif… » ; il a présenté les lois de Nuremberg (1935) comme une « Constitution de la liberté » ; il a soutenu les mesures les plus discriminatoires à l’égard des Juifs ; il a présenté le Führer comme source de tout droit ; il a justifié la politique annexionniste de l’Allemagne, et après avoir usé de la formule « guerre totale » sur un mode descriptif, il a prôné une telle guerre contre un « ennemi total » qui a pris, selon les circonstances, le visage de l’Angleterre ou de la Russie soviétique.
Une influence considérable et politiquement variée
S’il a été écarté des cercles dirigeants à la faveur d’une campagne d’idéologues nazis qui lui reprochaient son catholicisme et ses attaques passées contre le parti nazi, il est bien difficile de considérer cet éloignement forcé comme le signe d’une lucidité sur l’un des pires régimes politiques de l’histoire. Interdit d’enseignement après 1945, Schmitt est loin de se repentir après-guerre : consignées dans son Glossarium (1947-1951), publié en 1991, nombre de notations rageuses présentent l’Allemagne comme la victime des « criminalisateurs » américains et… juifs.
Pourquoi, au vu de cet accablant bilan politique et moral, continuer de lire celui que son ancien disciple, Waldemar Gurian, présenta comme « le juriste de la couronne » du IIIe Reich ?
C’est que l’œuvre ne se réduit pas à l’engagement de son auteur. Élaborée dans les années 1920, où Schmitt publie ses textes majeurs, elle est reconnue comme une contribution importante à la pensée du droit, même par son grand adversaire H. Kelsen. Théologie politique a ouvert un sillon de réflexion prolongé par Leo Strauss ou Giorgio Agamben. Le Concept de politique est l’un des rares textes de théorie politique du 20e siècle qui a acquis le statut de classique en avançant comme critère du politique la distinction entre ami et ennemi, approche discutée aussi bien par des libéraux comme Raymond Aron que par des penseurs de gauche ou d’extrême gauche comme Toni Negri, Étienne Balibar ou Jacques Derrida. Cette pensée se prolonge après-guerre dans deux essais qui restent marquants pour penser les relations internationales : Le Nomos de la Terre et Théorie du partisan.
Un penseur des phénomènes exceptionnels
On peut dire, de façon générale, que la force de la pensée de Schmitt tient à ce qu’elle a accordé une attention poussée à des phénomènes « exceptionnels » tenus pour marginaux par les juristes et par les philosophes – l’état d’exception, la dictature, l’hostilité radicale ou « absolue », le combattant irrégulier, la guerre « pour l’humanité »… – et qui, pourtant, à certains moments, deviennent centraux et questionnent l’ensemble des constructions « normales » prévues pour régler la vie en commun des sociétés.
Le 13 novembre 2015, des attentats d’une violence inouïe sont commis à Paris par des terroristes pour la plupart nés en France, mais venus d’un tout autre territoire. François Hollande décrète l’état d’urgence. Quelques jours plus tard, il déclare devant le Congrès que « la France est en guerre ». Il ne s’agit pas d’une guerre de civilisation, car cet ennemi « ne représente aucune civilisation », précise-t-il. Cet ennemi est présenté comme un danger pour l’Europe mais aussi pour l’humanité entière. Tout lecteur de Carl Schmitt aura eu en ces quelques jours le sentiment de voir illustrer quelques-unes des thématiques et des thèses les plus fameuses du juriste et théoricien politique le plus controversé du 20e siècle.
• Les « partisans déterritorialisés » doivent être distingués des combattants irréguliers qui prennent les armes pour délivrer un pays d’une occupation. Ceux qui commettent des actes de guérilla ou de terrorisme « se font les instruments d’une agressivité mondiale », aux dimensions d’autant plus « illimitées » qu’elle est ici couplée à un horizon religieux : l’imposition au monde d’un islam totalitaire.
• « Est souverain celui qui décide de l’état d’exception » : F. Hollande vient de le rappeler. Le droit et la Constitution fournissent les règles de l’état normal ; mais ce fonctionnement « normal » reste suspendu à la volonté du souverain qui peut, en raison de « circonstances exceptionnelles », décréter l’état d’exception.
• Lorsque les démocraties font la guerre, elles la font le plus souvent « au nom du droit », au nom de l’humanité. Il s’agit d’une nouvelle figure de la « guerre juste », distincte de la « guerre juste » religieuse, repensée sur fond d’un rejet de la guerre d’agression.
Ces trois points ont été abordés par Schmitt respectivement dans Théorie du partisan (1963), dans Théologie politique (1922) et dans Le Nomos de la Terre (1950). On comprend donc que Schmitt soit si présent dans le champ de la théorie politique contemporaine : ses objets forment, pour le pire, la trame de notre actualité politique. Mais qui est Schmitt ? Et pourquoi la référence à sa pensée, surtout de la part de penseurs de gauche ou d’extrême gauche, est-elle si controversée ?
Né en 1888 en Westphalie (Allemagne), catholique dans une ville – Plettenberg – majoritairement protestante, d’un milieu modeste, Schmitt a fait des études de droit, notamment à Strasbourg, tout en ayant un goût prononcé pour « la bohème », les cafés, le mouvement dada. Il fit un premier mariage tumultueux avec une jeune femme serbe qui s’enfuit avec leurs biens, après quoi Schmitt tenta de divorcer, ce qui lui vaut d’être excommunié. Après un ouvrage plutôt érudit sur le romantisme politique, il devient un juriste et un théoricien politique reconnu dans les années 1920.
Théorie de la souveraineté
Sa réflexion porte la marque du contexte de violence et d’instabilité politique qui l’a vu naître. Il écrit ainsi La Dictature (1921) dans le sillage de la Première Guerre mondiale, époque marquée par des pratiques de censure, de tribunaux d’exception, de suspension de certains droits constitutionnels. C’est sur fond d’une affirmation de la puissance de l’exécutif à suspendre une partie, voire la totalité de la Constitution qu’il publie Théologie politique. Quatre chapitres pour une théorie de la souveraineté. Théorie de la Constitution (1928) paraît dans le contexte de la jeune République de Weimar. C’est enfin dans un climat de quasi-guerre civile, entre une extrême gauche révolutionnaire qui tente de rééditer la Révolution russe en Allemagne et une extrême droite nationaliste décidée à barrer la route au communisme et à venger l’humiliation de la défaite, que Schmitt élabore sa définition du politique par le critère ami/ennemi (Le Concept de politique, 1927).
Durant toute la période de Weimar, Schmitt apparaît comme un critique de droite de la nouvelle République, dont il démonte la constitution hétérogène (un peu de libéralisme, un peu de socialisme, beaucoup de compromis et peu de substance politique). Il s’impose comme un opposant de premier plan à l’interprétation du droit comme « pyramide de normes », développée par le positiviste Hans Kelsen, l’un des plus importants juristes du 20e siècle. Selon Schmitt, le droit n’est pas seulement une affaire de normes rationnelles, il est profondément dépendant du politique (encadré ci-dessous).
Le ralliement au nazisme
L’insistance de Schmitt sur les limites du rationalisme juridique a un tour polémique : c’est le libéralisme qui est visé, ainsi que le parlementarisme en tant qu’il reposerait sur une foi en la discussion infinie. La valorisation libérale de la discussion apparaît comme le pôle opposé à la décision souveraine. Le louvoiement, le rejet des alternatives tranchées, du « ou bien… ou bien… », font du libéralisme, aux yeux de Schmitt, une politique antipolitique au service des intérêts économiques : une façon d’éviter les affrontements décisifs au profit d’une négociation sans fin entre partenaires dans la discussion.
Cette critique du libéralisme a une certaine force, qui a pu séduire des théoriciens de gauche. Mais elle était également lourde de dangers. La thèse selon laquelle la décision et la personnalité seraient des éléments inhérents au politique et incontournables était, en elle-même, une observation juste, dans le sillage de Max Weber. Mais là où Weber réfléchissait, au sortir de la Grande Guerre, à un équilibre nouveau entre le Parlement et le « chef » politique, Schmitt donna un tour résolument antiparlementaire à sa critique de Weimar. Et alors même qu’il avait pu mettre en garde, en 1932, contre les « partis totaux » (Parti communiste et Parti national-socialiste) qui ne joueraient le jeu de la concurrence démocratique que pour mieux abolir celle-ci s’ils parvenaient au pouvoir, Schmitt se rallia au régime nazi en 1933.
Sa compromission avec le IIIe Reich est profonde : Schmitt a épousé l’antisémitisme du régime au point d’ouvrir un colloque sur « La science du droit allemand en lutte contre l’esprit juif » par une communication où il recommandait de faire précéder le nom de tout auteur juif par la mention « le Juif… » ; il a présenté les lois de Nuremberg (1935) comme une « Constitution de la liberté » ; il a soutenu les mesures les plus discriminatoires à l’égard des Juifs ; il a présenté le Führer comme source de tout droit ; il a justifié la politique annexionniste de l’Allemagne, et après avoir usé de la formule « guerre totale » sur un mode descriptif, il a prôné une telle guerre contre un « ennemi total » qui a pris, selon les circonstances, le visage de l’Angleterre ou de la Russie soviétique.
Une influence considérable et politiquement variée
S’il a été écarté des cercles dirigeants à la faveur d’une campagne d’idéologues nazis qui lui reprochaient son catholicisme et ses attaques passées contre le parti nazi, il est bien difficile de considérer cet éloignement forcé comme le signe d’une lucidité sur l’un des pires régimes politiques de l’histoire. Interdit d’enseignement après 1945, Schmitt est loin de se repentir après-guerre : consignées dans son Glossarium (1947-1951), publié en 1991, nombre de notations rageuses présentent l’Allemagne comme la victime des « criminalisateurs » américains et… juifs.
Pourquoi, au vu de cet accablant bilan politique et moral, continuer de lire celui que son ancien disciple, Waldemar Gurian, présenta comme « le juriste de la couronne » du IIIe Reich ?
C’est que l’œuvre ne se réduit pas à l’engagement de son auteur. Élaborée dans les années 1920, où Schmitt publie ses textes majeurs, elle est reconnue comme une contribution importante à la pensée du droit, même par son grand adversaire H. Kelsen. Théologie politique a ouvert un sillon de réflexion prolongé par Leo Strauss ou Giorgio Agamben. Le Concept de politique est l’un des rares textes de théorie politique du 20e siècle qui a acquis le statut de classique en avançant comme critère du politique la distinction entre ami et ennemi, approche discutée aussi bien par des libéraux comme Raymond Aron que par des penseurs de gauche ou d’extrême gauche comme Toni Negri, Étienne Balibar ou Jacques Derrida. Cette pensée se prolonge après-guerre dans deux essais qui restent marquants pour penser les relations internationales : Le Nomos de la Terre et Théorie du partisan.
Un penseur des phénomènes exceptionnels
On peut dire, de façon générale, que la force de la pensée de Schmitt tient à ce qu’elle a accordé une attention poussée à des phénomènes « exceptionnels » tenus pour marginaux par les juristes et par les philosophes – l’état d’exception, la dictature, l’hostilité radicale ou « absolue », le combattant irrégulier, la guerre « pour l’humanité »… – et qui, pourtant, à certains moments, deviennent centraux et questionnent l’ensemble des constructions « normales » prévues pour régler la vie en commun des sociétés.
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