De 1942 à 1946, dans un camp militaire de la côte Est des États-Unis, des juifs allemands ont été chargés d’interroger les nazis qui avaient assassiné leur famille. Au lieu de les torturer pour les faire parler, ils ont joué aux échecs avec eux et les ont emmenés faire des emplettes. L’hebdomadaire Die Zeit a retrouvé la trace de plusieurs d’entre eux.
Les trois amis enfilent leur uniforme et sortent du baraquement dans la douceur du matin, sur la côte Est des États-Unis. Sans se douter qu’ils vont se retrouver face à des nazis ce même jour.
Les soldats américains qu’ils sont se frotteraient les mains à cette idée. Cela fait des mois qu’ils se préparent à ce moment. Les réfugiés européens qu’ils sont aussi seraient fous de joie. Ce sont les nazis qui les ont chassés de leur pays. Et rien ne ferait plus plaisir aux juifs allemands qu’ils sont également. Ils ont les nazis en horreur.
Rendez-vous avec l’histoire
Le jour où les États-Unis sont entrés en guerre contre le Reich, les trois jeunes hommes ont sauté de joie. À peine majeurs, ils se sont engagés dans l’US Army, où ils se sont liés d’amitié. Il y a là Peter Weiss, l’intellectuel, qui lit Kant et Machiavel, Arno Mayer, le provocateur, qui n’est jamais à court de bons mots, et Henry Kolm, le bricoleur, qui lit des revues scientifiques depuis le plus jeune âge.
L’année précédente, alors que l’armée américaine débarquait sur les plages de Normandie, ils faisaient encore leurs classes. Pendant que leurs camarades franchissaient le Rhin, ils recevaient une formation spécialisée auprès des services secrets de l’armée. Quand Hitler s’est suicidé, ils s’entraînaient à mener des interrogatoires. Et ils étaient en train de camper dans les forêts du Maryland, dans le cadre des manœuvres finales prévues par leur formation, quand ils ont appris que l’Allemagne avait capitulé. La guerre en Europe était terminée et eux, les trois amis, étaient passés à côté.
Au moment de monter dans un car de l’armée, en cette matinée du 9 juin 1945, ils ne savent pas que ce cataclysme guerrier, dont les ondes de choc ont parcouru les moindres recoins de la planète, va les rattraper. Le car prend la direction de la capitale, Washington, et s’arrête devant un énorme bloc de béton à cinq faces, quartier général de la première puissance militaire de la planète : le Pentagone. Ils reçoivent l’ordre de monter dans un second car qui ne ressemble en rien au premier.
Peter Weiss : Les fenêtres étaient occultées par des panneaux de bois. Seul le chauffeur pouvait voir devant. Nous nous sommes arrêtés à l’entrée d’un camp. Il n’y avait aucun panneau, juste une barrière et un policier militaire. Quelqu’un lui a demandé : “Ça s’appelle comment, ici ?” Il a répondu : “Nothing”, rien. Un lieu sans nom.
Henry Kolm : Ils nous ont dit : “Ce camp est secret, n’en parlez à personne.”
Arno Mayer : C’était complètement fou. Vos lecteurs vont sans doute se dire que le père Mayer n’a plus toute sa tête, mais on ne peut pas inventer une chose pareille.
Des décennies de silence
Pendant des années, leur histoire a dormi dans des caisses poussiéreuses, dans les archives nationales américaines. Cent mille pages d’archives, certaines dactylographiées, beaucoup manuscrites, toutes estampillées “confidentiel”. Voilà quelques années, l’armée a déclassifié ces documents, lesquels sont passés inaperçus de l’opinion publique mondiale dans un premier temps. Aujourd’hui, il est possible de les compulser dans la ville de College Park, dans l’État du Maryland, aux États-Unis.
Longtemps, ces hommes n’ont dit mot de la mission que leur avait confiée l’armée, y compris à leurs épouses et à leurs enfants. Aujourd’hui, ceux qui sont encore en vie rompent enfin le silence. Arno Mayer et Peter Weiss ont tous deux 90 ans. Henry Kolm est mort en 2010, laissant derrière lui des notes autobiographiques et une interview de six heures faite par un historien, dont des extraits sont repris dans cet article. Die Zeit a retrouvé la trace de six vétérans de cette mission confidentielle. Le présent article s’appuie également sur une vingtaine d’entretiens que des chercheurs ont menés avec des militaires aujourd’hui disparus. Auxquels s’ajoutent un journal intime et des documents d’archives. Le tout compose un chapitre jusque-là méconnu de la Seconde Guerre mondiale. Longtemps, les historiens sont passés à côté du “camp sans nom”.
Ou, comme l’appellent les vétérans : 1142, Eleven Forty-Two. C’était l’adresse officielle du camp, à quelques miles au sud de Washington : PO Box 1142, boîte postale 1142.
Tout le camp était sur écoute
Le camp est aujourd’hui remplacé par un parc à la pelouse tondue de frais. Mais entre 1942 et 1946, comme en témoignent les plans et les photos, on trouve des baraques en bois. Le camp-prison se compose de deux ailes clôturées de barbelés. Dans le plafond des cellules, l’armée a fait poser des micros de la taille de cloches d’église.
Tout le camp est sur écoute. En effet, on ne se contente pas d’interroger les prisonniers. On les écoute aussi à leur insu dans leur cellule, lorsqu’ils devisent avec leurs codétenus. Et, pour ce faire, les Américains ont eu besoin d’employés qui maîtrisent parfaitement l’allemand – le Hochdeutsch [l’allemand standard], mais aussi le berlinois, le saxon, le badois, le bavarois, l’autrichien.
Peter Weiss : Pendant ma formation d’artilleur, j’ai été convoqué par le colonel. Il m’a demandé : “On m’a dit que vous parliez allemand ? - Oui, mon colonel. – Dites-moi quelque chose. - Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ? Es ist der Vater mit seinem… [Premiers vers du poème Le Roi des aulnes, de Goethe : “Qui chevauche si tard à travers la nuit et le vent ? C’est le père avec son…”] - C’est bon, ça suffit, j’ai un travail pour vous.”
L’armée américaine passe toutes les unités au peigne fin en quête de soldats germanophones. C’est ainsi qu’elle met la main sur Peter Weiss, natif de Vienne, Henry Kolm, également né à Vienne, et Arno Mayer, né au Luxembourg. Et des dizaines d’autres, venus des quatre coins de la Großdeutschland [Allemagne élargie]. Ils ne sont citoyens américains que depuis peu. Et presque tous sont juifs.
3 451 occasions de se venger
Dans ce petit coin de paradis qu’est la côte Est des États-Unis, verdoyante et paisible, loin du tumulte de la guerre, le rapport de force va donc s’inverser. Les tout-puissants nazis, représentants d’un régime qui a assassiné des millions de juifs, se voient soudain livrés à de jeunes membres de cette communauté. Comme si quelqu’un avait voulu fournir à ces derniers une occasion en or de se venger : 3 451 détenus, 3 451 occasions de mettre à mort, de passer à tabac, de torturer.
Seulement, les instructeurs de ces jeunes soldats germano-américains le leur ont expressément défendu. On ne menace pas ! On ne frappe pas ! On ne torture pas ! Les recrues trouvent cela curieux. Ces gens-là ont commis des crimes atroces contre l’humanité et il faudrait être gentil avec eux ? Leur instructeur principal est un spécialiste des interrogatoires du nom de Sanford Griffith. Pendant la Première Guerre mondiale, déjà, l’homme a interrogé des prisonniers allemands. Il a conçu des méthodes visant à faire parler la personne assise face à lui. Règle numéro un : être aimable. Non seulement parce que c’est inscrit dans le droit international, dans la convention de Genève de 1929 et dans le code militaire de l’US Army. Mais aussi et surtout : parce que ça marche.
Griffith a par ailleurs rédigé un fascicule qu’il distribue aux soldats. Les gens n’aiment rien tant qu’étaler leurs connaissances, y lit-on. Les Allemands en particulier. Ils ont le besoin irrépressible d’apprendre quelque chose à leur interlocuteur. “Les prisonniers de guerre allemands essaieront de nous en remontrer”, explique Griffith. Dès lors, il s’agit de se couler dans le rôle de l’élève ignorant pendant les interrogatoires.
Des scènes surréalistes
Henry Kolm : Arno et moi sommes devenus ce qu’on appelait alors des ‘officiers de moral’ [chargés de divertir les détenus]. Nous avions pour mission d’interroger les prisonniers importants à leur insu. Nous devions jouer aux échecs ou au ping-pong avec eux.
Un de mes premiers ‘clients’ était Kurt Hesse, le propagandiste nazi. Un jour, il m’a dit : “Ton pays, l’Autriche, c’est un pays magnifique.” Il avait reconnu mon accent. Il m’a dit qu’il était parti un jour en vacances sur les rives d’un lac de montagne, à Turracher Höhe, un coin perdu. Or le hasard faisait que j’y étais déjà allé. Comme il n’y avait que deux hôtels là-bas, je lui ai demandé : “Ah bon, vous étiez descendu au Sieglerhof ou au Seehotel ?” À partir de là, il s’est dit que je savais tout de lui. Je buvais du petit-lait, vous ne pouvez pas imaginer.
Les prisonniers de marque comme Hesse ne sont pas incarcérés dans les baraquements mais dans la forêt, dans des maisons en bois qui comprennent plusieurs chambres, une cuisine et une salle de bains. Les Américains les appellent les “villas”. Sous le porche, des chaises ont été disposées pour que les nazis puissent prendre le soleil. La stratégie de la flagornerie, de la flatterie, du rond de jambe donne lieu à des scènes surréalistes : de jeunes juifs américains, dont beaucoup se sentent encore allemands, parlant de la pluie et du beau temps avec des officiers de la Wehrmacht. En été, tous piquent une tête dans la piscine. Le soir, ils vont se faire une toile au cinéma du camp.
Peter Weiss : On aurait dit une colonie de vacances.
Peter Weiss, lui, travaille dans une baraque située au cœur du site, vers laquelle convergent les fils des micros disséminés dans le camp. Il est attablé à un bureau, un casque sur les oreilles. Devant lui, un enregistreur. Weiss peut passer d’une cellule à l’autre, d’un baraquement à l’autre. Dès qu’il surprend une conversation digne d’intérêt, il appuie sur le bouton “enregistrer”.
“Ca me flanquait la nausée d’être obligé de feindre l’amabilité avec ces types.”
Les procès-verbaux des écoutes rédigés par Peter Weiss et ses collègues donnent, soixante-dix ans plus tard, un aperçu du quotidien des soldats allemands sur le front. Les détenus évoquent les beuveries nocturnes, les femmes, la guerre et les crimes auxquels elle a donné lieu.
“S. : Ça s’est passé à l’automne 1941. Tous les juifs d’une ville ont été abattus par balle.
P. : Vous l’avez vu ?
S. : Pas moi. Mais deux hommes de ma section. Ils y ont même participé. C’est irréfutable. D’ailleurs, on ne voyait plus aucun juif. Ce sont les SS qui ont fait ça.
P. : Combien ?
S. : À l’époque, il se disait 800. Dans ces eaux-là. C’est un Obergefreiter [caporal-chef] qui me l’a dit. Il m’a également confié de lui-même qu’il aurait bien aimé y participer. Un nazi de longue date. Pendant que tous les autres disaient que ça aurait été une torture pour eux.”
Peter Weiss : Nous ne savions pas encore avec certitude que des membres de nos familles étaient morts dans les camps. Si j’avais su que mon grand-père avait été gazé, je n’aurais peut-être pas pu faire ce travail.
Arno Mayer : Il y avait des jours où ça me flanquait la nausée d’être obligé de feindre l’amabilité avec ces types. Je les haïssais de tout mon être. Mais l’ordre était de contenir cette haine.
Il arrive que des soldats refusent d’appliquer les consignes imposées par leurs instructeurs. Pourtant, ce n’est pas la haine ou la vengeance qui les pousse à franchir la ligne jaune, mais l’envie de soutirer des informations importantes. Un jour, les officiers essaient de faire parler un prisonnier en lui injectant de la cocaïne. Le lendemain, ils tentent l’hypnose. Les deux opérations échouent. En voulant faire boire un détenu, les officiers chargés de l’interrogatoire se mettent dans un tel état d’ébriété que la séance doit être interrompue. En revanche, une autre méthode fonctionnera.
Les détenus mutiques sont rares
Henry Kolm : Il y avait un SS qui refusait de parler. Un jour, on en a eu assez, et on lui a dit : “Bon, si c’est comme ça, on te balance aux Russes.” On l’a amené dans une pièce où nous attendait un de nos collègues, Alex. Il parlait russe. Il avait enfilé un uniforme soviétique. Alex a dit : “Très bien, tu ne veux pas parler, on va te gazer.” Il a fermé la porte et a envoyé de la poussière par le conduit d’aération avec un ventilateur. Et le nazi s’est mis à table.
Les trois amis enfilent leur uniforme et sortent du baraquement dans la douceur du matin, sur la côte Est des États-Unis. Sans se douter qu’ils vont se retrouver face à des nazis ce même jour.
Les soldats américains qu’ils sont se frotteraient les mains à cette idée. Cela fait des mois qu’ils se préparent à ce moment. Les réfugiés européens qu’ils sont aussi seraient fous de joie. Ce sont les nazis qui les ont chassés de leur pays. Et rien ne ferait plus plaisir aux juifs allemands qu’ils sont également. Ils ont les nazis en horreur.
Rendez-vous avec l’histoire
Le jour où les États-Unis sont entrés en guerre contre le Reich, les trois jeunes hommes ont sauté de joie. À peine majeurs, ils se sont engagés dans l’US Army, où ils se sont liés d’amitié. Il y a là Peter Weiss, l’intellectuel, qui lit Kant et Machiavel, Arno Mayer, le provocateur, qui n’est jamais à court de bons mots, et Henry Kolm, le bricoleur, qui lit des revues scientifiques depuis le plus jeune âge.
L’année précédente, alors que l’armée américaine débarquait sur les plages de Normandie, ils faisaient encore leurs classes. Pendant que leurs camarades franchissaient le Rhin, ils recevaient une formation spécialisée auprès des services secrets de l’armée. Quand Hitler s’est suicidé, ils s’entraînaient à mener des interrogatoires. Et ils étaient en train de camper dans les forêts du Maryland, dans le cadre des manœuvres finales prévues par leur formation, quand ils ont appris que l’Allemagne avait capitulé. La guerre en Europe était terminée et eux, les trois amis, étaient passés à côté.
Au moment de monter dans un car de l’armée, en cette matinée du 9 juin 1945, ils ne savent pas que ce cataclysme guerrier, dont les ondes de choc ont parcouru les moindres recoins de la planète, va les rattraper. Le car prend la direction de la capitale, Washington, et s’arrête devant un énorme bloc de béton à cinq faces, quartier général de la première puissance militaire de la planète : le Pentagone. Ils reçoivent l’ordre de monter dans un second car qui ne ressemble en rien au premier.
Peter Weiss : Les fenêtres étaient occultées par des panneaux de bois. Seul le chauffeur pouvait voir devant. Nous nous sommes arrêtés à l’entrée d’un camp. Il n’y avait aucun panneau, juste une barrière et un policier militaire. Quelqu’un lui a demandé : “Ça s’appelle comment, ici ?” Il a répondu : “Nothing”, rien. Un lieu sans nom.
Henry Kolm : Ils nous ont dit : “Ce camp est secret, n’en parlez à personne.”
Arno Mayer : C’était complètement fou. Vos lecteurs vont sans doute se dire que le père Mayer n’a plus toute sa tête, mais on ne peut pas inventer une chose pareille.
Des décennies de silence
Pendant des années, leur histoire a dormi dans des caisses poussiéreuses, dans les archives nationales américaines. Cent mille pages d’archives, certaines dactylographiées, beaucoup manuscrites, toutes estampillées “confidentiel”. Voilà quelques années, l’armée a déclassifié ces documents, lesquels sont passés inaperçus de l’opinion publique mondiale dans un premier temps. Aujourd’hui, il est possible de les compulser dans la ville de College Park, dans l’État du Maryland, aux États-Unis.
Longtemps, ces hommes n’ont dit mot de la mission que leur avait confiée l’armée, y compris à leurs épouses et à leurs enfants. Aujourd’hui, ceux qui sont encore en vie rompent enfin le silence. Arno Mayer et Peter Weiss ont tous deux 90 ans. Henry Kolm est mort en 2010, laissant derrière lui des notes autobiographiques et une interview de six heures faite par un historien, dont des extraits sont repris dans cet article. Die Zeit a retrouvé la trace de six vétérans de cette mission confidentielle. Le présent article s’appuie également sur une vingtaine d’entretiens que des chercheurs ont menés avec des militaires aujourd’hui disparus. Auxquels s’ajoutent un journal intime et des documents d’archives. Le tout compose un chapitre jusque-là méconnu de la Seconde Guerre mondiale. Longtemps, les historiens sont passés à côté du “camp sans nom”.
Ou, comme l’appellent les vétérans : 1142, Eleven Forty-Two. C’était l’adresse officielle du camp, à quelques miles au sud de Washington : PO Box 1142, boîte postale 1142.
Tout le camp était sur écoute
Le camp est aujourd’hui remplacé par un parc à la pelouse tondue de frais. Mais entre 1942 et 1946, comme en témoignent les plans et les photos, on trouve des baraques en bois. Le camp-prison se compose de deux ailes clôturées de barbelés. Dans le plafond des cellules, l’armée a fait poser des micros de la taille de cloches d’église.
Tout le camp est sur écoute. En effet, on ne se contente pas d’interroger les prisonniers. On les écoute aussi à leur insu dans leur cellule, lorsqu’ils devisent avec leurs codétenus. Et, pour ce faire, les Américains ont eu besoin d’employés qui maîtrisent parfaitement l’allemand – le Hochdeutsch [l’allemand standard], mais aussi le berlinois, le saxon, le badois, le bavarois, l’autrichien.
Peter Weiss : Pendant ma formation d’artilleur, j’ai été convoqué par le colonel. Il m’a demandé : “On m’a dit que vous parliez allemand ? - Oui, mon colonel. – Dites-moi quelque chose. - Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ? Es ist der Vater mit seinem… [Premiers vers du poème Le Roi des aulnes, de Goethe : “Qui chevauche si tard à travers la nuit et le vent ? C’est le père avec son…”] - C’est bon, ça suffit, j’ai un travail pour vous.”
L’armée américaine passe toutes les unités au peigne fin en quête de soldats germanophones. C’est ainsi qu’elle met la main sur Peter Weiss, natif de Vienne, Henry Kolm, également né à Vienne, et Arno Mayer, né au Luxembourg. Et des dizaines d’autres, venus des quatre coins de la Großdeutschland [Allemagne élargie]. Ils ne sont citoyens américains que depuis peu. Et presque tous sont juifs.
3 451 occasions de se venger
Dans ce petit coin de paradis qu’est la côte Est des États-Unis, verdoyante et paisible, loin du tumulte de la guerre, le rapport de force va donc s’inverser. Les tout-puissants nazis, représentants d’un régime qui a assassiné des millions de juifs, se voient soudain livrés à de jeunes membres de cette communauté. Comme si quelqu’un avait voulu fournir à ces derniers une occasion en or de se venger : 3 451 détenus, 3 451 occasions de mettre à mort, de passer à tabac, de torturer.
Seulement, les instructeurs de ces jeunes soldats germano-américains le leur ont expressément défendu. On ne menace pas ! On ne frappe pas ! On ne torture pas ! Les recrues trouvent cela curieux. Ces gens-là ont commis des crimes atroces contre l’humanité et il faudrait être gentil avec eux ? Leur instructeur principal est un spécialiste des interrogatoires du nom de Sanford Griffith. Pendant la Première Guerre mondiale, déjà, l’homme a interrogé des prisonniers allemands. Il a conçu des méthodes visant à faire parler la personne assise face à lui. Règle numéro un : être aimable. Non seulement parce que c’est inscrit dans le droit international, dans la convention de Genève de 1929 et dans le code militaire de l’US Army. Mais aussi et surtout : parce que ça marche.
Griffith a par ailleurs rédigé un fascicule qu’il distribue aux soldats. Les gens n’aiment rien tant qu’étaler leurs connaissances, y lit-on. Les Allemands en particulier. Ils ont le besoin irrépressible d’apprendre quelque chose à leur interlocuteur. “Les prisonniers de guerre allemands essaieront de nous en remontrer”, explique Griffith. Dès lors, il s’agit de se couler dans le rôle de l’élève ignorant pendant les interrogatoires.
Des scènes surréalistes
Henry Kolm : Arno et moi sommes devenus ce qu’on appelait alors des ‘officiers de moral’ [chargés de divertir les détenus]. Nous avions pour mission d’interroger les prisonniers importants à leur insu. Nous devions jouer aux échecs ou au ping-pong avec eux.
Un de mes premiers ‘clients’ était Kurt Hesse, le propagandiste nazi. Un jour, il m’a dit : “Ton pays, l’Autriche, c’est un pays magnifique.” Il avait reconnu mon accent. Il m’a dit qu’il était parti un jour en vacances sur les rives d’un lac de montagne, à Turracher Höhe, un coin perdu. Or le hasard faisait que j’y étais déjà allé. Comme il n’y avait que deux hôtels là-bas, je lui ai demandé : “Ah bon, vous étiez descendu au Sieglerhof ou au Seehotel ?” À partir de là, il s’est dit que je savais tout de lui. Je buvais du petit-lait, vous ne pouvez pas imaginer.
Les prisonniers de marque comme Hesse ne sont pas incarcérés dans les baraquements mais dans la forêt, dans des maisons en bois qui comprennent plusieurs chambres, une cuisine et une salle de bains. Les Américains les appellent les “villas”. Sous le porche, des chaises ont été disposées pour que les nazis puissent prendre le soleil. La stratégie de la flagornerie, de la flatterie, du rond de jambe donne lieu à des scènes surréalistes : de jeunes juifs américains, dont beaucoup se sentent encore allemands, parlant de la pluie et du beau temps avec des officiers de la Wehrmacht. En été, tous piquent une tête dans la piscine. Le soir, ils vont se faire une toile au cinéma du camp.
Peter Weiss : On aurait dit une colonie de vacances.
Peter Weiss, lui, travaille dans une baraque située au cœur du site, vers laquelle convergent les fils des micros disséminés dans le camp. Il est attablé à un bureau, un casque sur les oreilles. Devant lui, un enregistreur. Weiss peut passer d’une cellule à l’autre, d’un baraquement à l’autre. Dès qu’il surprend une conversation digne d’intérêt, il appuie sur le bouton “enregistrer”.
“Ca me flanquait la nausée d’être obligé de feindre l’amabilité avec ces types.”
Les procès-verbaux des écoutes rédigés par Peter Weiss et ses collègues donnent, soixante-dix ans plus tard, un aperçu du quotidien des soldats allemands sur le front. Les détenus évoquent les beuveries nocturnes, les femmes, la guerre et les crimes auxquels elle a donné lieu.
“S. : Ça s’est passé à l’automne 1941. Tous les juifs d’une ville ont été abattus par balle.
P. : Vous l’avez vu ?
S. : Pas moi. Mais deux hommes de ma section. Ils y ont même participé. C’est irréfutable. D’ailleurs, on ne voyait plus aucun juif. Ce sont les SS qui ont fait ça.
P. : Combien ?
S. : À l’époque, il se disait 800. Dans ces eaux-là. C’est un Obergefreiter [caporal-chef] qui me l’a dit. Il m’a également confié de lui-même qu’il aurait bien aimé y participer. Un nazi de longue date. Pendant que tous les autres disaient que ça aurait été une torture pour eux.”
Peter Weiss : Nous ne savions pas encore avec certitude que des membres de nos familles étaient morts dans les camps. Si j’avais su que mon grand-père avait été gazé, je n’aurais peut-être pas pu faire ce travail.
Arno Mayer : Il y avait des jours où ça me flanquait la nausée d’être obligé de feindre l’amabilité avec ces types. Je les haïssais de tout mon être. Mais l’ordre était de contenir cette haine.
Il arrive que des soldats refusent d’appliquer les consignes imposées par leurs instructeurs. Pourtant, ce n’est pas la haine ou la vengeance qui les pousse à franchir la ligne jaune, mais l’envie de soutirer des informations importantes. Un jour, les officiers essaient de faire parler un prisonnier en lui injectant de la cocaïne. Le lendemain, ils tentent l’hypnose. Les deux opérations échouent. En voulant faire boire un détenu, les officiers chargés de l’interrogatoire se mettent dans un tel état d’ébriété que la séance doit être interrompue. En revanche, une autre méthode fonctionnera.
Les détenus mutiques sont rares
Henry Kolm : Il y avait un SS qui refusait de parler. Un jour, on en a eu assez, et on lui a dit : “Bon, si c’est comme ça, on te balance aux Russes.” On l’a amené dans une pièce où nous attendait un de nos collègues, Alex. Il parlait russe. Il avait enfilé un uniforme soviétique. Alex a dit : “Très bien, tu ne veux pas parler, on va te gazer.” Il a fermé la porte et a envoyé de la poussière par le conduit d’aération avec un ventilateur. Et le nazi s’est mis à table.
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