Alors que Poutine est accusé d'ingérence politique en Occident, l'historien Alexandre Jevakhoff rappelle que les Occidentaux ont voulu se partager la Russie.
Si on s'intéresse à la guerre civile russe (1917-1922), on peut lire ou relire Le docteur Jivago. On peut aussi découvrir l'étonnante fresque historique que dresse Alexandre Jevakhoff d'une plume alerte. Rouges (bolcheviques), blancs (monarchistes et autres), verts (paysans) s'opposent : pendant cinq ans, tout le territoire russe est le champ de bataille d'innombrables armées d'où surgira, vainqueur, le rouleau compresseur de l'Armée rouge orchestrée par Trotski. Sur 800 pages, Jevakhoff navigue avec aisance de l'une à l'autre, consacrant aussi de longs développements à d'autres soldats venus de France, d'Angleterre, des États-Unis, du Japon... Car ce fut l'époque où la Russie, à l'instar de l'Empire ottoman, fut promise à un dépeçage entre les Alliés, tiraillés par des considérations contradictoires : affirmer leurs intérêts économiques et géopolitiques tout en endiguant les menaces de contamination révolutionnaire dans leurs propres pays. Fallait-il laisser la Russie aux mains des Rouges ou bien risquer d'hystériser la gronde sociale à Paris et à Londres en combattant les « bolos » (bolcheviques) ? C'était l'époque, au lendemain de la victoire, où des troupes françaises stationnaient en Hongrie, en Roumanie, à Constantinople et à Odessa... À l'heure où Poutine est soupçonné de manipuler le sort politique de pays occidentaux, on avait envie d'en savoir plus sur cet épisode méconnu où, à l'inverse, l'Occident tenta de mettre la main sur la Russie.
Le Point : Quelle est la réaction de l'Occident à la Révolution russe de février 1917 ?
Alexandre Jevakhoff : La grande peur des Alliés et de leurs états-majors est de voir la Russie sortir du conflit. Voilà pourquoi Paris et Londres envoient des missions avec des socialistes tels qu'Albert Thomas, afin de convaincre Kerenski, le nouveau chef du gouvernement russe, de ne pas lâcher le front Est. Le 2e Bureau va aussi transmettre aux services secrets russes des informations sur Lénine et ses liens avec l'Allemagne, ce qui permettra à Kerenski de le dénoncer comme un « agent boche ».
Mais, en novembre 1917, ce n'est plus la même musique, les bolcheviques arrivent au pouvoir...
Que faire ? On ne reconnaît pas ces gens-là, mais l'objectif est resté le même : ils ne doivent pas signer de paix séparée avec l'ennemi allemand. Paris, Londres, Washington diligentent d'autres plénipotentiaires, qui mènent une diplomatie parallèle. Du côté rouge, on est divisé. Négocier avec les Alliés, est-ce oui ou non une trahison ? Certains pensent qu'il ne le faut pas, que la Révolution gagnera par ses propres moyens, mais Trotski fait semblant de rentrer dans le jeu des Alliés, qui promettent toutes les aides financières et militaires possibles pour que la Russie ne signe pas avec Berlin. Or le traité de Brest-Litovsk est conclu avec l'Allemagne le 3 mars 1918, une paix honteuse, reconnaît Lénine, mais il faut à la Révolution une pause, un ballon d'oxygène.
Le bourbier russe
Novembre 1917 Dans la foulée de la Révolution débute la guerre civile entre Russes rouges et blancs.
Avril 1918 Intervention des Français et des Britanniques contre les Allemands, puis contre les bolcheviques en novembre.
Début 1919 Trois fronts se constituent : nord-ouest, sud (Crimée) et Sibérie.
Printemps 1920 Les Alliés se retirent.
1922 Fin de la guerre civile en Russie.
Cette aide n'a pas empêché les Alliés de se partager en grand secret et à l'avance une partie de la Russie...
En décembre 1917, lors d'une réunion du Conseil interallié, Français et Anglais réitèrent pour la Russie ce qu'ils ont fait en 1916 avec l'Empire ottoman et les fameux accords Sykes-Picot. Dans ce droit-fil, Londres, qui songe à l'Inde et au pétrole, s'attribue le Caucase, tandis que Paris, lié à la Roumanie et ayant des intérêts charbonniers et ferroviaires en Ukraine, se réserve ce pays ainsi que la Bessarabie.
Après Brest-Litovsk, les Alliés vont jouer la carte des antibolcheviques...
Précisons que ce camp est extrêmement disparate. Il comprend des monarchistes, des socialistes, modérés ou non, des Cosaques du Don et du Kouban. Les fronts sont éclatés entre le nord-ouest de la Russie (général Ioudenitch), le sud (la Crimée, général Denikine), la Sibérie (amiral Koltchak). Dans mon ouvrage, je m'inscris en faux contre la thèse propagée par les communistes selon laquelle la guerre civile est déclenchée par l'intervention des forces étrangères, par l'union des capitalistes, qui auraient refusé le déclenchement de la Révolution. En réalité, la guerre civile débute dès novembre 1917, mécaniquement. Pour Lénine, il faut en passer par là afin d'imposer les idées bolcheviques, la méthode important peu.
Les Alliés se soucient-ils seulement de leurs intérêts ou soutiennent-ils tout de même les Russes blancs ?
Je dirais les deux. Mais ce soutien est évasif. En novembre 1918, des diplomates français en poste en Roumanie provoquent à Jassy, capitale temporaire de ce pays, une conférence avec les Anglais et des représentants de la coalition antibolchevique qui croient négocier avec la France et l'Angleterre, alors que ces diplomates n'ont aucun mandat officiel. En réalité, ces deux pays laissent faire. Clemenceau ne connaît pas la Russie, il ne s'y intéresse pas et il a une vision d'homme de gauche, favorable à la première révolution, celle de Kerenski. Il éprouve une grande méfiance pour ces Russes blancs, dont il pense, comme une bonne partie des milieux politiques français, qu'ils sont là pour restaurer l'autocratie impériale.
Les Alliés vont tout de même promettre des troupes...
Car la Russie est perçue comme une annexe de la Première Guerre mondiale, sa continuation sur un autre champ de bataille dont il ne faut pas être absent. Les Français n'ont pris des engagements que dans le Sud, qui les intéresse : ils promettent douze divisions, ils n'en envoient que deux, et encore s'agit-il surtout de soldats grecs et turcs. En définitive, seulement mille soldats français vont se battre, auxquels il faut ajouter la marine française, qui stationne dans les ports de la mer Noire, mais, infiltrée par les bolcheviques, elle sera l'objet de nombreuses mutineries. Ces soldats sont fatigués de se battre, il s'agit d'abord de Français qui viennent du front d'Orient (Salonique), puis de troupes coloniales. Quand on connaît le racisme anti-Noirs des Russes, vous devinez l'accueil reçu.
Les Anglais s'engagent-ils davantage ?
Ils s'occupent du Nord, car ils veulent contrôler les voies d'accès au golfe de Finlande, se rapprocher des pays Baltes pour y contrer les Allemands. L'Angleterre est également divisée sur la conduite à adopter : Lloyd George ne veut pas d'ingérence, mais, accaparé par les négociations du traité de Versailles durant toute la première moitié de l'année 1919, il doit lâcher la bride à son ministre de la Guerre, Churchill, viscéralement anticommuniste, qui veut étouffer la révolution dans son berceau. N'oublions pas les Américains : 5 000 d'entre eux combattent dans le Nord-Ouest, tandis que 9 000 soldats sont envoyés en Sibérie, essentiellement des gars du Michigan, qui, pense-t-on, résisteront mieux au froid, ainsi que 300 ingénieurs qui vont remettre en état le Transsibérien, colonne vertébrale qui permet de contrôler toute la Sibérie. Pour les Américains, celle-ci est leur prochain eldorado minier, ils y voient des affaires florissantes à développer. Une manière aussi de contrôler les Japonais, qui dépêchent 70 000 hommes dans une même visée impérialiste. Ce qu'ils échoueront à faire en Russie, ils le réussiront la décennie suivante en Chine.
Si on s'intéresse à la guerre civile russe (1917-1922), on peut lire ou relire Le docteur Jivago. On peut aussi découvrir l'étonnante fresque historique que dresse Alexandre Jevakhoff d'une plume alerte. Rouges (bolcheviques), blancs (monarchistes et autres), verts (paysans) s'opposent : pendant cinq ans, tout le territoire russe est le champ de bataille d'innombrables armées d'où surgira, vainqueur, le rouleau compresseur de l'Armée rouge orchestrée par Trotski. Sur 800 pages, Jevakhoff navigue avec aisance de l'une à l'autre, consacrant aussi de longs développements à d'autres soldats venus de France, d'Angleterre, des États-Unis, du Japon... Car ce fut l'époque où la Russie, à l'instar de l'Empire ottoman, fut promise à un dépeçage entre les Alliés, tiraillés par des considérations contradictoires : affirmer leurs intérêts économiques et géopolitiques tout en endiguant les menaces de contamination révolutionnaire dans leurs propres pays. Fallait-il laisser la Russie aux mains des Rouges ou bien risquer d'hystériser la gronde sociale à Paris et à Londres en combattant les « bolos » (bolcheviques) ? C'était l'époque, au lendemain de la victoire, où des troupes françaises stationnaient en Hongrie, en Roumanie, à Constantinople et à Odessa... À l'heure où Poutine est soupçonné de manipuler le sort politique de pays occidentaux, on avait envie d'en savoir plus sur cet épisode méconnu où, à l'inverse, l'Occident tenta de mettre la main sur la Russie.
Le Point : Quelle est la réaction de l'Occident à la Révolution russe de février 1917 ?
Alexandre Jevakhoff : La grande peur des Alliés et de leurs états-majors est de voir la Russie sortir du conflit. Voilà pourquoi Paris et Londres envoient des missions avec des socialistes tels qu'Albert Thomas, afin de convaincre Kerenski, le nouveau chef du gouvernement russe, de ne pas lâcher le front Est. Le 2e Bureau va aussi transmettre aux services secrets russes des informations sur Lénine et ses liens avec l'Allemagne, ce qui permettra à Kerenski de le dénoncer comme un « agent boche ».
Mais, en novembre 1917, ce n'est plus la même musique, les bolcheviques arrivent au pouvoir...
Que faire ? On ne reconnaît pas ces gens-là, mais l'objectif est resté le même : ils ne doivent pas signer de paix séparée avec l'ennemi allemand. Paris, Londres, Washington diligentent d'autres plénipotentiaires, qui mènent une diplomatie parallèle. Du côté rouge, on est divisé. Négocier avec les Alliés, est-ce oui ou non une trahison ? Certains pensent qu'il ne le faut pas, que la Révolution gagnera par ses propres moyens, mais Trotski fait semblant de rentrer dans le jeu des Alliés, qui promettent toutes les aides financières et militaires possibles pour que la Russie ne signe pas avec Berlin. Or le traité de Brest-Litovsk est conclu avec l'Allemagne le 3 mars 1918, une paix honteuse, reconnaît Lénine, mais il faut à la Révolution une pause, un ballon d'oxygène.
Le bourbier russe
Novembre 1917 Dans la foulée de la Révolution débute la guerre civile entre Russes rouges et blancs.
Avril 1918 Intervention des Français et des Britanniques contre les Allemands, puis contre les bolcheviques en novembre.
Début 1919 Trois fronts se constituent : nord-ouest, sud (Crimée) et Sibérie.
Printemps 1920 Les Alliés se retirent.
1922 Fin de la guerre civile en Russie.
Cette aide n'a pas empêché les Alliés de se partager en grand secret et à l'avance une partie de la Russie...
En décembre 1917, lors d'une réunion du Conseil interallié, Français et Anglais réitèrent pour la Russie ce qu'ils ont fait en 1916 avec l'Empire ottoman et les fameux accords Sykes-Picot. Dans ce droit-fil, Londres, qui songe à l'Inde et au pétrole, s'attribue le Caucase, tandis que Paris, lié à la Roumanie et ayant des intérêts charbonniers et ferroviaires en Ukraine, se réserve ce pays ainsi que la Bessarabie.
Après Brest-Litovsk, les Alliés vont jouer la carte des antibolcheviques...
Précisons que ce camp est extrêmement disparate. Il comprend des monarchistes, des socialistes, modérés ou non, des Cosaques du Don et du Kouban. Les fronts sont éclatés entre le nord-ouest de la Russie (général Ioudenitch), le sud (la Crimée, général Denikine), la Sibérie (amiral Koltchak). Dans mon ouvrage, je m'inscris en faux contre la thèse propagée par les communistes selon laquelle la guerre civile est déclenchée par l'intervention des forces étrangères, par l'union des capitalistes, qui auraient refusé le déclenchement de la Révolution. En réalité, la guerre civile débute dès novembre 1917, mécaniquement. Pour Lénine, il faut en passer par là afin d'imposer les idées bolcheviques, la méthode important peu.
Les Alliés se soucient-ils seulement de leurs intérêts ou soutiennent-ils tout de même les Russes blancs ?
Je dirais les deux. Mais ce soutien est évasif. En novembre 1918, des diplomates français en poste en Roumanie provoquent à Jassy, capitale temporaire de ce pays, une conférence avec les Anglais et des représentants de la coalition antibolchevique qui croient négocier avec la France et l'Angleterre, alors que ces diplomates n'ont aucun mandat officiel. En réalité, ces deux pays laissent faire. Clemenceau ne connaît pas la Russie, il ne s'y intéresse pas et il a une vision d'homme de gauche, favorable à la première révolution, celle de Kerenski. Il éprouve une grande méfiance pour ces Russes blancs, dont il pense, comme une bonne partie des milieux politiques français, qu'ils sont là pour restaurer l'autocratie impériale.
Les Alliés vont tout de même promettre des troupes...
Car la Russie est perçue comme une annexe de la Première Guerre mondiale, sa continuation sur un autre champ de bataille dont il ne faut pas être absent. Les Français n'ont pris des engagements que dans le Sud, qui les intéresse : ils promettent douze divisions, ils n'en envoient que deux, et encore s'agit-il surtout de soldats grecs et turcs. En définitive, seulement mille soldats français vont se battre, auxquels il faut ajouter la marine française, qui stationne dans les ports de la mer Noire, mais, infiltrée par les bolcheviques, elle sera l'objet de nombreuses mutineries. Ces soldats sont fatigués de se battre, il s'agit d'abord de Français qui viennent du front d'Orient (Salonique), puis de troupes coloniales. Quand on connaît le racisme anti-Noirs des Russes, vous devinez l'accueil reçu.
Les Anglais s'engagent-ils davantage ?
Ils s'occupent du Nord, car ils veulent contrôler les voies d'accès au golfe de Finlande, se rapprocher des pays Baltes pour y contrer les Allemands. L'Angleterre est également divisée sur la conduite à adopter : Lloyd George ne veut pas d'ingérence, mais, accaparé par les négociations du traité de Versailles durant toute la première moitié de l'année 1919, il doit lâcher la bride à son ministre de la Guerre, Churchill, viscéralement anticommuniste, qui veut étouffer la révolution dans son berceau. N'oublions pas les Américains : 5 000 d'entre eux combattent dans le Nord-Ouest, tandis que 9 000 soldats sont envoyés en Sibérie, essentiellement des gars du Michigan, qui, pense-t-on, résisteront mieux au froid, ainsi que 300 ingénieurs qui vont remettre en état le Transsibérien, colonne vertébrale qui permet de contrôler toute la Sibérie. Pour les Américains, celle-ci est leur prochain eldorado minier, ils y voient des affaires florissantes à développer. Une manière aussi de contrôler les Japonais, qui dépêchent 70 000 hommes dans une même visée impérialiste. Ce qu'ils échoueront à faire en Russie, ils le réussiront la décennie suivante en Chine.
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