Sors, la route t’attend..., un récit de Slimane Zeghidour
sur les populations déplacées dans les babors
Camps de regroupement (1957-1962) : une tragédie passée sous silence
(I)
sur les populations déplacées dans les babors
Camps de regroupement (1957-1962) : une tragédie passée sous silence
(I)
El Watan
C’est un épisode peu connu, quasiment passé sous silence, de l’histoire de la colonisation les camps de regroupement créés dans les zones rurales et destinés à placer sous surveillance militaire des centaines de milliers de fellahs massivement arrachés à leur terre. Objectif : couper la paysannerie de l’ALN et priver ainsi les moudjahidine de leur principal soutien dans les maquis.
C’est un épisode peu connu, quasiment passé sous silence, de l’histoire de la colonisation les camps de regroupement créés dans les zones rurales et destinés à placer sous surveillance militaire des centaines de milliers de fellahs massivement arrachés à leur terre. Objectif : couper la paysannerie de l’ALN et priver ainsi les moudjahidine de leur principal soutien dans les maquis.
Bilan de l’opération plus de deux millions de déplacés, majoritairement des villageois extirpés de force de leurs hameaux, douars et mechtas. Notre confrère Slimane Zeghidour, grand reporter, éditorialiste à TV5 Monde, vient de signer un livre émouvant sur le sujet, sous le titre : Sors, la route t’attend. Mon village en Kabylie, 1954-1962 (édition Les Arènes, Paris, 2017). Dans ce récit, il dresse un portrait saisissant du camp d’Erraguene qui lui a ravi une partie de son enfance. Témoignage.Slimane avait à peine quatre ans lorsque des soldats sur les dents firent brutalement irruption, un soir, dans son village, El Oueldja, petit hameau accroché à un flanc des Babors, en sommant manu militari ses habitants d’abandonner leur gourbi, leur terre, leur cheptel, pour rejoindre le camp d’Erraguene. Comme tous les villageois, Slimane vécut cet exil forcé comme un arrachement. Nous sommes en 1957 et la Guerre de Libération bat déjà son plein depuis trois ans. L’armée française est décidée à couper littéralement l’herbe sous le pied des maquisards de l’ALN en s’employant à les priver de leur soutien le plus sûr et le plus précieux dans les maquis le vaillant peuple des montagnes, célébré dans le fameux hymne Min Djibalina… qui nous donne toujours la chair de poule. D’où ces camps de déplacés où quelque 2 350 000 fellahs, précise l’auteur, seront violemment extirpés de leur hameau, douar, mechta, pour des ghettos administrés par les SAS et cernés par des barbelés.Très peu d’écrits ont été consacrés à cette tragédie, insiste Slimane Zeghidour, érigeant pour le coup ce récit poignant en document.«Cet exode qui a ‘‘déssouché’’ tout un peuple, désertifié le djebel, ce repaire millénaire, et, au final, annihilé l’univers paysan, reste un tabou absolu, ici et là-bas, car autant l’Etat français n’aura lésiné sur aucun moyen pour le parachever, autant l’Etat algérien, une fois proclamé, ne fera rien pour y remédier, et toujours pas un seul geste pour réparer le drame en aidant chacun à retourner en ses foyers», écrit l’éditorialiste de TV5, avant d’ajouter : «J’éprouve à cet égard un lourd malaise rien qu’à l’idée de rappeler que je suis un des très rares, et au vrai, je n’en connais nul autre, ex-habitant d’un camp, à y opérer un retour, en narrateur. Jusqu’à l’instant où je couche ces lignes, il n’y aura pas eu un colloque ni un acte officiel, encore moins un monument pour commémorer, rappeler ou témoigner de ce saut abrupt de tout un pays hors de lui-même.»
Un enfant de la guerre
Un enfant de la guerre
«J’ai l’âge de la guerre d’Algérie», proclame Slimane à juste titre. Au point, d’ailleurs, que le récit de son histoire personnelle, familiale, s’imbrique étroitement avec l’histoire collective, avec un grand H, et ce qu’on appelle «le roman national». Slimane Zeghidour est né à quelques «encablures» du déclenchement de la Révolution, précisément le 20 septembre 1953, à El Oueldja. Le hameau — dont il ne subsiste aujourd’hui que quelques ruines, «éboulis épars, couverts de lichens, envahis de ronces», est situé tout près de la commune d’Erraguène, à environ 70 km au sud-ouest de Jijel. Aujourd’hui, la commune relève administrativement de la daïra de Ziama Mansouriah. D’ailleurs, on peut y accéder depuis Ziama en empruntant la route escarpée de Selma. A l’origine, ses habitants sont principalement des fellahs solidement chevillés à leur terroir millénaire.Un terroir que Slimane connaît «par cœur et par corps», martèle-t-il affectueusement, «pour l’avoir arpenté, ‘‘cousu’’ avec mes pieds, nus qui plus est, chair contre terre». Il a d’ailleurs réussi à en restituer magistralement l’atmosphère. Avec un talent de conteur doublé d’un anthropologue au regard aiguisé, le tout servi par une prose savoureuse, l’enfant d’El Oueldja dresse un tableau superbement stratifié de la vie dans les Babors, n’omettant aucun détail. Faune et flore, rituels agraires, rites magiques, toponymie, généalogie des clans et des tribus, idiomes, proverbes, mythes et légendes, vie spirituelle, entre survivances païennes et culte des saints, tout y est. Et tout cela va disparaître ! Tout un «écosystème», anthropologique, social, culturel, détruit par la guerre, et prodigieusement ravivé par sa plume élégante.Slimane Zeghidour le dit clairement : «Il m’importe de préciser qu’au travers de ce récit, je revisite sans un iota d’aigreur ce passé commun qui attend d’être enfin partagé.» Cela ne l’empêche pas de faire le travail de mémoire qui s’impose en retraçant l’histoire de la région depuis les débuts de la «Conquête», à la faveur d’un «travelling historique» finement documenté qui remontera jusqu’en 1853, l’année où les troupes du général Saint-Arnaud envahirent les Babors.
De Saint-Arnaud à Sétif 45
Le 11 septembre 1853, ses hommes se pointent au seuil de la tribu des Béni Ouarzeddine, les aïeux de Slimane. Et le sinistre Saint-Arnaud qui lègue cette terrible sentence à la postérité : «J’ai laissé sur mon passage un vaste incendie. Tous les villages, environ deux cents, ont été brûlés, tous les jardins saccagés, les oliviers coupés.» Moins de vingt ans plus tard, en 1871, la tribu subit de plein fouet les représailles qui ont suivi l’insurrection d’El Mokrani. La révolte, réprimée dans le sang, se solde par des expropriations et séquestres de quelque 446 406 hectares. «Bien que déjà fort démunis, les miens ont dû eux aussi en payer le prix fort», rapporte notre confrère. Le clan des Béni Ouarzeddine est puni d’un séquestre de huit hectares de terres de labour.«Des colons affluent en masse, plus de 130 000 en dix ans, qui s’installent de plain-pied sur les terres expropriées», poursuit l’auteur. Le code de l’indigénat, promulgué dans la foulée, met à nu la duplicité de la IIIe République «Interdiction de circuler de nuit, de quitter son hameau sans autorisation, d’offenser un agent de l’Etat, travaux forcés, réquisitions (…). Ainsi, après avoir connu, tour à tour, la monarchie, la Restauration, la IIe République et le Second Empire, les ‘‘indigènes musulmans’’ se retrouvent simples ‘‘sujets’’ sur leur propre sol exproprié», observe Slimane Zeghidour.Summum des atrocités coloniales, les massacres du 8 mai 1945 feront payer, là encore, un lourd tribut aux populations des mechtas. «De la Kabylie des Babors jusqu’à Guelma, aux abords de la Tunisie, de Bougie à Philippeville, il n’y a plus que les couteaux et les fusils qui parlent, des récoltes qui brûlent sur pied». L’aviation bombarde les djebels, «tandis que croiseurs et contre-torpilleurs pilonnent sans répit les villages accrochés aux contreforts de l’Atlas», détaille le professeur en géopolitique des religions. «Non loin de chez nous, à Kherrata, des légionnaires jettent des centaines de corps dans les gorges de Chabet Lakhra (…) non sans graver sur une paroi de la falaise, lissée pour l’occasion, ‘‘Légion étrangère-1945’’, encore visible jusqu’à maintenant. De tous les carnages qui ont endeuillé nos Babors, mon père n’a jamais parlé que de celui-là», confie-t-il. Et de partir de ce constat ô combien lucide : «Le soulèvement du jour de la Victoire a sonné le glas d’un statu quo colonial vermoulu.» Il convoque, pour clore ce chapitre, cet avertissement au ton prophétique du général Duval, chargé du «rétablissement de l’ordre», à l’adresse du pouvoir colonial : «Je vous donne la paix pour dix ans, à vous de vous en servir pour réconcilier les deux communautés.»
«L’école et la caserne, l’hôpital et la prison…»
Peu après le déclenchement de la lutte armée, le père de Slimane et ses oncles qui avaient dû quitter les Babors au lendemain des massacres du 8 mai 45 pour se trouver un travail à Alger, reviennent au village. «En se repliant au bled, au milieu de l’année 1955, pour se mettre à l’abri des périls qui planent sur Alger, mes oncles et mon père y trouvent un climat inhabituel, fébrile : des soldats qui écument le djebel, des hélicoptères qui sèment le feu, et des officiers en civil qui viennent proposer du travail pour un imposant chantier qui vient de s’ouvrir, à Erraguene, en dépit des hostilités. Il s’agirait de bâtir un barrage hydroélectrique.» Il s’agit du fameux barrage d’Erraguene, le projet «le plus ambitieux jamais conçu pour l’Algérie». L’auteur y décèle les prémices d’un grand dessein pour les populations de ces montagnes délaissées pendant un siècle, et qui ne font l’objet de l’attention soudaine des autorités coloniales que par crainte de les voir basculer dans les rangs de la «rébellion». «Il aura fallu que le FLN nous fasse miroiter l’Algérie pour que la France y accoure, afin d’y suppléer, sous l’aspect d’un Janus, ce dieu des choix et des passages à deux faces le soldat et l’ingénieur, l’infirmier et le légionnaire, puis la seringue et le fusil, l’école et la caserne, l’hôpital et la prison… Désormais, le jour sera le royaume de la République bicéphale, la nuit, celui d’un pays au visage encore flou, celui du moudjahid», décrypte l’enfant des Babors.
«Il y a un avant et un après les massacres du Constantinois»
Après les massacres de mai 1945, une autre fracture irrémédiable va se produire avec les tueries de l’été 1955 en réplique à l’offensive du Nord-Constantinois. «Sans tarder, les soldats, et d’abord les légionnaires, allemands pour la moitié d’entre eux, investissent les hameaux, tuent tout individu croisé berger, fellah, femme ou enfant, mettent le feu aux gourbis, pillent, volent, et violent, bientôt rejoints par des harkis et des miliciens pieds-noirs, tous ivres de vengeance». «Nul ne le pressent encore, mais il y a un avant et un après les ‘‘massacres du Constantinois’’», estime notre confrère. Il cite Lakhdar Bentobal qui soutient qu’en agissant ainsi, «le FLN a cherché à susciter une répression sauvage afin de pousser les ruraux à basculer d’un coup dans le camp de la rébellion et de créer ainsi un fossé irréversible entre Européens et Musulmans.»Le 3 avril 1955, l’état d’urgence est décrété. Le 12 mars 1956, l’Assemblée nationale vote les pleins pouvoirs à l’armée. «L’effectif des troupes bondit de 200 000 à 400 000 en juillet, soit un soldat pour deux Européens». Le 27 septembre 1956, coup de tonnerre à Erraguene la «Cité des ingénieurs» est attaquée par un commando de l’ALN. Un civil est tué et un autre est enlevé. «Ce premier coup d’éclat de l’ALN (…) fera l’effet d’une bombe, de Tamanrasset à Dunkerque», affirme l’auteur. Maurice Papon, alors préfet de Constantine, est obligé de se rendre sur place.Un avion menaçant survole les mechtas «en quête de rebelles». La topographie du site «rend plus qu’aléatoire l’envoi de soldats sur ces lieux enclavés, à l’abri d’un maquis touffu, truffé de grottes, creusé de ravins», note le journaliste de TV5, avant de faire remarquer : «Rien de tel pour les maquisards qui y évoluent, à l’abri de tout intrus intempestif : des dizaines d’yeux, du fellah sur son champ au petit berger sautillant derrière les chèvres en passant par la femme qui lave le linge sur le bord de la rivière, tous regardent pour eux. Les fellaghas y évoluent comme des poissons dans l’eau, selon le fameux slogan de Mao Zedong, trop bien connu des officiers qui ont fait l’Indochine, et qui sont passés sans transition de la jungle au djebel.» Ceux-ci vont dès lors s’employer avec acharnement à «retirer l’eau au poisson, soit déplacer tous les paysans de leurs ‘‘trous’’ perdus pour les installer dans des camps de regroupement, sous le contrôle direct et constant de l’armée.»
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