GRAND ENTRETIEN. Le philosophe Gilles Campagnolo (*) publie "Philosophie économique" (éditions Matériologiques), ouvrage qu'il a co-dirigé avec Jean-Sébastien Gharbi et qui réunit une vingtaine de contributions. Occasion de lui demander en quoi consiste la philosophie économique et de l'interroger sur le statut scientifique revendiqué par l'économie, la crise de la dette, le rapport de l'économie financière et de l'économie réelle ou la dévalorisation de la notion de vérité.
L'économie a pris une place tellement centrale dans la vie de nos sociétés modernes et dans nos vies quotidiennes que nous en avons oublié ce qu'elle est véritablement. La publication de « Philosophie économique » (aux éditions Matériologiques), ouvrage dirigé par Gilles Campagnolo et Jean-Sébastien Gharbi, vient à point nommé combler cette lacune en dressant un « état des lieux » - c'est son sous-titre - de ce vaste domaine.
Le travail de ces chercheurs qui interrogent ce qu'est l'économie, son essence, pour reprendre le vocabulaire de la métaphysique, mérite d'être davantage connu du grand public en ce qu'il offre des éléments de compréhension, sous la forme de l'érudition exprimée ici dans un langage volontairement accessible, et en ce qu'il déploie l'exigence d'auto-réflexion dans cette science. « Ce volume en son entier permet de s'orienter dans la pensée. Le philosophe se fait ici indicateur, guide des voies suivies dans la 'philosophie économique', et l'économiste devient philosophe dans la réflexion sur son domaine. Non pas extériorité entre eux, bien plutôt mouvement commun mutuel de retour sur la pratique et le savoir de chacun, bref le geste philosophique par excellence », explique le philosophe Gilles Campagnolo (*).
On pourra s'en rendre compte en consultant (en ligne) le résumé de chaque chapitre confié à un spécialiste (ils sont près d'une vingtaine). Des réponses argumentées et informées sont fournies aux questions concernant des thèmes aussi divers que l'économie du bien-être, le (néo)libéralisme, la propriété, la biodiversité, les méthodes scientifiques, l'ontologie, les modèles et les simulations, le rôle de la psychologie du consommateur, l'agent économique rationnel, les institutions et les normes ou encore - thème ô combien important ! - la philosophie de la finance.
L'un des aspects les plus significatifs de cette recherche est qu'elle rend manifeste la présence importante de la philosophie économique au sein de l'espace francophone. « Dans le cas où les lecteurs seraient habitués à ne lire de la science que quasiment exclusivement en anglais - je pense notamment à une partie de mes confrères économistes, c'est ici une incitation à redécouvrir les richesses de notre langue », souligne Gilles Campagnolo, qui a accordé à La Tribune un entretien.
LA TRIBUNE - Vous êtes le co-directeur, avec Jean-Sébastien Gharbi, d'un ouvrage collectif - « Philosophie économique. Un état des lieux », qui offre un vaste panorama sur la recherche en matière de philosophie économique. Pouvez-vous définir ce que vous entendez par « philosophie économique » ?
GILLES CAMPAGNOLO - Je comprends l'étonnement que peut susciter le rapprochement de ces deux termes, comme si la quête de l'intérêt à laquelle on réduit l'une (l'économie) s'opposait aux réclamations que porterait la justice dans l'autre (la philosophie). Ou encore, comme si une science mise en équations désormais quasi-systématiquement et une activité le plus souvent perçue comme étant de nature « littéraire » devaient forcément être (et rester) éloignées. Toutefois, d'abord cette séparation est tout simplement malvenue : le fondateur de l'économie, Adam Smith, était philosophe (comme nombre d'économistes ultérieurs, et jusque aujourd'hui malgré une spécialisation poussée - en intitulant son classique de présentation des grands économistes The Wordly Philosophers, Robert Heilbroner le disait également à sa manière). Quant à Smith, non seulement en tant que professeur de philosophie morale, mais en interrogeant les notions de sympathie et de self-love (terme difficile à traduire, car « égoïsme » est souvent malvenu), il avait fourni la matière d'une tension (connue comme le « das Adam Smith Problem ») dont les essais de résolution ont fécondé les relations entre ces deux concepts, d'une part, et l'expression du champ d'interaction entre ces disciplines, d'autre part.
Ensuite, la « philosophie économique » est précisément ce champ d'interaction susceptible d'une définition non exclusive - qui refuse donc de donner un privilège à l'une des deux disciplines. On les regarderait à tort comme extérieures l'une à l'autre dans ce domaine. Bref, la définition que nous donnons avec Jean-Sébastien Gharbi est sciemment ouverte. Et je ne peux faire mieux que la citer ici, au coeur de l'introduction au présent « état des lieux » que nous livrons aux lecteurs: « La philosophie économique est le champ d'interaction entre philosophie et économie. Le présent volume nous paraît illustrer ce souhait de proposer une définition « ouverte ». Cela implique que les deux disciplines doivent être mobilisées avec leurs forces, de manière simple et souple, dans tout travail de philosophie économique. Les avantages de cette simplicité et cette souplesse l'emportent selon nous sur les inconvénients : l'une des disciplines peut servir de « majeure » dans un texte donné, l'autre jouant en mode « mineur », l'inversion des rôles est possible et il appartient à chaque auteur de s'adapter ».
Enfin, et pour autant, il serait faux de croire qu'on fait feu de tout bois, que « anything goes ». Au contraire, cette définition a l'avantage de fournir un critère - et donc de permettre d'exclure des approches dont la philosophie serait absente, ou bien où l'économie ne serait qu'un prétexte, voire un faux-semblant. Nous continuons dans l'introduction en rappelant, en guise de description de cette définition très ouverte, que « la philosophie économique consiste alors en l'examen réflexif et minutieux visant une compréhension plus profonde de ce qui a trait à l'économique. La philosophie économique est moins un certain discours tenu sur l'économie que l'examen réflexif de l'économie et de ce que fait l'économiste, comme de ce qu'il en fait. »
Il existe certes d'autres expressions pour désigner ce champ. Et nous les discutons en détail, toujours dans l'introduction, en en appelant à l'ouverture d'esprit qui peut se rencontrer tant du côté des économistes que des philosophes. C'est pourquoi les contributeurs du volume se trouvent logiquement provenir de ces deux horizons vers ce terrain qui leur est commun.
« L'économie dispose de méthodes et d'objets d'étude spécifiques qui ne peuvent être normés de l'extérieur sans méconnaître gravement leur objet », dites-vous. Qu'est-ce qui fait le caractère propre et original de l'économie ?
Par rapport aux sciences de la nature, l'économie prend pour objet un être considéré dans ses actions de choix en ayant à sa disposition des moyens donnés (« allocation de ressources rares » dans le jargon), qu'il peut d'ailleurs viser à augmenter (ce qui donne une théorie de la production) afin de viser des objectifs qui lui sont propres (« satisfaire ses besoins en fonction de ses préférences » selon une formule qui dépasse largement le cadre de l'économie dite « standard »). La capacité propre à l'individu qui agit dans ce but est d'être doté d'une intentionnalité accessible à l'observateur scientifique, qui peut, lui-même comme être humain, envisager les raisons d'une action tout en en comprenant les causes (à la différence des atomes, ou des cellules dans les manifestations desquelles on ne saisit jamais que les secondes, les causes mécaniques ou biologiques). Dit autrement : entre le plan de l'atome ou des nano-particules (de la physique nucléaire ou de la nano-physique) et celui de l'univers (dans le cas de la science astronomique, à laquelle Hegel voulut comparer l'économie politique naissante au tournant du 18e au 19e siècle), en économie, l'action humaine reste à échelle d'homme. En outre, comme le soulignait Max Weber, cette situation met l'observateur dans le cas de formuler des questions « compréhensives » sur le sens des actions, questions de la formulation desquelles dépend précisément l'éclairage des résultats obtenus dans les sciences sociales en général, et en économie en particulier.
Pour autant, par rapport aux autres sciences sociales, l'économie du 20e siècle a tout spécialement manifesté clairement combien le degré de formalisation du discours peut y être très, très poussé ; et ce, grâce à l'emprunt d'outils toujours plus performants venant des mathématiques comme, à l'heure actuelle, des techniques computationnelles (modélisation et, surtout, simulations par ordinateur). L'économie s'est mathématisée massivement de toute évidence à partir du dernier tiers du 19e siècle, comme l'a montré en détail l'historien de l'économie Roy Weintraub. Désormais, une étape supplémentaire est franchie : les simulations font interagir des formalismes dont la formulation mathématisée d'un point de vue synoptique (sous la forme d'un algorithme global) est parfois difficile, voire impossible, tandis qu'une solution fournie dans le processus computationnel pas-à-pas peut paraître satisfaisante. L'économie passe-t-elle outre la mathématique ? Quelles formes de représentation sont les plus pertinentes ? Certes toutes les sciences sociales n'en sont pas là - mais elles peuvent également parfois, et presque paradoxalement, retrouver les préoccupations d'une économie « post-formalisée »... Ce point, parmi d'autres débats, fait par exemple de l'économie un excellent terrain de la réflexion épistémologique la plus actuelle.
D'ailleurs, dire que l'économie devrait toujours être formelle et formalisée serait tout aussi erroné que l'inverse (elle ne peut évidemment pas se passer de ces instruments à l'efficacité redoutable !) : une place est donc à réserver pour tous les types d'études, notamment qualitatives (et je le dis avec d'autant plus d'aise que le laboratoire où j'exerce comme directeur de recherches porte dans son intitulé « Recherches en Economie Quantitative »). C'est tout le sens de l'épigramme d'Amartya Sen (prix de la Banque de Suède en économie, décerné en l'honneur d'Alfred Nobel) en exergue du volume : « Il faut aussi reconnaître qu'une surutilisation des mathématiques peut être un triste moyen pour faire l'impasse sur des sujets qui demeurent importants même si on ne peut pas les mettre en équations. Les mathématiques ne sont donc pas l'unique « fondement » de la science économique » - elles peuvent naturellement l'être, le sont de facto, mais pas de manière exclusive. La philosophie a sa place. Seuls l'exclusivisme, l'unilatéralisme sont répréhensibles - on les trouve bien entendu au centre des polémiques malformées qui sont foison, par manque de tolérance, d'autant plus répréhensible chez des scientifiques ! Un bon vaccin en vue de devenir tolérant de toutes parts est le recours à la philosophie.
En général, dans les débats publics en économie, on tend à se référer davantage à l'histoire qu'à la philosophie, n'est-ce pas plus pertinent?
On peut toujours penser par analogies ! Est-ce un mode de pensée scientifique ? Poser la question, c'est y répondre. Toute analogie a ses limites, et elles sont rédhibitoires pour fournir des preuves démonstratives. L'histoire dresse des constats sur ce qui fut ; une histoire consciente de ses limites rejette l'idée d'administrer des leçons quand à ce qui est, ou doit être. Tout est question de circonstances dans la pratique actuelle, quel que soit l'art - par exemple celui de gouverner. Dans le domaine des normes (et il existe une économie normative), les questions relèvent de la philosophie plutôt que de l'histoire. Dans la théorie, l'histoire ne fait pas loi, elle fournit au mieux des cas d'espèce. Cela étant dit, l'histoire est un outil heuristique très utile, dans le cadre de ces limites.
La philosophie utilise d'autres instruments que l'histoire - non pas le recours au témoignage, par exemple, mais à la consistance logique, entre autres - et, surtout, elle apporte de la sorte des preuves de nature démonstrative, pas seulement inductive. C'est sa part commune avec les sciences - ici, avec la science économique. Par conséquent, la voie de la philosophie est bonne à suivre pour qui entend traiter d'économie : en fait, celle-là se trouve requise par les interrogations nées du sein même de celle-ci.
L'économie a pris une place tellement centrale dans la vie de nos sociétés modernes et dans nos vies quotidiennes que nous en avons oublié ce qu'elle est véritablement. La publication de « Philosophie économique » (aux éditions Matériologiques), ouvrage dirigé par Gilles Campagnolo et Jean-Sébastien Gharbi, vient à point nommé combler cette lacune en dressant un « état des lieux » - c'est son sous-titre - de ce vaste domaine.
Le travail de ces chercheurs qui interrogent ce qu'est l'économie, son essence, pour reprendre le vocabulaire de la métaphysique, mérite d'être davantage connu du grand public en ce qu'il offre des éléments de compréhension, sous la forme de l'érudition exprimée ici dans un langage volontairement accessible, et en ce qu'il déploie l'exigence d'auto-réflexion dans cette science. « Ce volume en son entier permet de s'orienter dans la pensée. Le philosophe se fait ici indicateur, guide des voies suivies dans la 'philosophie économique', et l'économiste devient philosophe dans la réflexion sur son domaine. Non pas extériorité entre eux, bien plutôt mouvement commun mutuel de retour sur la pratique et le savoir de chacun, bref le geste philosophique par excellence », explique le philosophe Gilles Campagnolo (*).
On pourra s'en rendre compte en consultant (en ligne) le résumé de chaque chapitre confié à un spécialiste (ils sont près d'une vingtaine). Des réponses argumentées et informées sont fournies aux questions concernant des thèmes aussi divers que l'économie du bien-être, le (néo)libéralisme, la propriété, la biodiversité, les méthodes scientifiques, l'ontologie, les modèles et les simulations, le rôle de la psychologie du consommateur, l'agent économique rationnel, les institutions et les normes ou encore - thème ô combien important ! - la philosophie de la finance.
L'un des aspects les plus significatifs de cette recherche est qu'elle rend manifeste la présence importante de la philosophie économique au sein de l'espace francophone. « Dans le cas où les lecteurs seraient habitués à ne lire de la science que quasiment exclusivement en anglais - je pense notamment à une partie de mes confrères économistes, c'est ici une incitation à redécouvrir les richesses de notre langue », souligne Gilles Campagnolo, qui a accordé à La Tribune un entretien.
LA TRIBUNE - Vous êtes le co-directeur, avec Jean-Sébastien Gharbi, d'un ouvrage collectif - « Philosophie économique. Un état des lieux », qui offre un vaste panorama sur la recherche en matière de philosophie économique. Pouvez-vous définir ce que vous entendez par « philosophie économique » ?
GILLES CAMPAGNOLO - Je comprends l'étonnement que peut susciter le rapprochement de ces deux termes, comme si la quête de l'intérêt à laquelle on réduit l'une (l'économie) s'opposait aux réclamations que porterait la justice dans l'autre (la philosophie). Ou encore, comme si une science mise en équations désormais quasi-systématiquement et une activité le plus souvent perçue comme étant de nature « littéraire » devaient forcément être (et rester) éloignées. Toutefois, d'abord cette séparation est tout simplement malvenue : le fondateur de l'économie, Adam Smith, était philosophe (comme nombre d'économistes ultérieurs, et jusque aujourd'hui malgré une spécialisation poussée - en intitulant son classique de présentation des grands économistes The Wordly Philosophers, Robert Heilbroner le disait également à sa manière). Quant à Smith, non seulement en tant que professeur de philosophie morale, mais en interrogeant les notions de sympathie et de self-love (terme difficile à traduire, car « égoïsme » est souvent malvenu), il avait fourni la matière d'une tension (connue comme le « das Adam Smith Problem ») dont les essais de résolution ont fécondé les relations entre ces deux concepts, d'une part, et l'expression du champ d'interaction entre ces disciplines, d'autre part.
Ensuite, la « philosophie économique » est précisément ce champ d'interaction susceptible d'une définition non exclusive - qui refuse donc de donner un privilège à l'une des deux disciplines. On les regarderait à tort comme extérieures l'une à l'autre dans ce domaine. Bref, la définition que nous donnons avec Jean-Sébastien Gharbi est sciemment ouverte. Et je ne peux faire mieux que la citer ici, au coeur de l'introduction au présent « état des lieux » que nous livrons aux lecteurs: « La philosophie économique est le champ d'interaction entre philosophie et économie. Le présent volume nous paraît illustrer ce souhait de proposer une définition « ouverte ». Cela implique que les deux disciplines doivent être mobilisées avec leurs forces, de manière simple et souple, dans tout travail de philosophie économique. Les avantages de cette simplicité et cette souplesse l'emportent selon nous sur les inconvénients : l'une des disciplines peut servir de « majeure » dans un texte donné, l'autre jouant en mode « mineur », l'inversion des rôles est possible et il appartient à chaque auteur de s'adapter ».
Enfin, et pour autant, il serait faux de croire qu'on fait feu de tout bois, que « anything goes ». Au contraire, cette définition a l'avantage de fournir un critère - et donc de permettre d'exclure des approches dont la philosophie serait absente, ou bien où l'économie ne serait qu'un prétexte, voire un faux-semblant. Nous continuons dans l'introduction en rappelant, en guise de description de cette définition très ouverte, que « la philosophie économique consiste alors en l'examen réflexif et minutieux visant une compréhension plus profonde de ce qui a trait à l'économique. La philosophie économique est moins un certain discours tenu sur l'économie que l'examen réflexif de l'économie et de ce que fait l'économiste, comme de ce qu'il en fait. »
Il existe certes d'autres expressions pour désigner ce champ. Et nous les discutons en détail, toujours dans l'introduction, en en appelant à l'ouverture d'esprit qui peut se rencontrer tant du côté des économistes que des philosophes. C'est pourquoi les contributeurs du volume se trouvent logiquement provenir de ces deux horizons vers ce terrain qui leur est commun.
« L'économie dispose de méthodes et d'objets d'étude spécifiques qui ne peuvent être normés de l'extérieur sans méconnaître gravement leur objet », dites-vous. Qu'est-ce qui fait le caractère propre et original de l'économie ?
Par rapport aux sciences de la nature, l'économie prend pour objet un être considéré dans ses actions de choix en ayant à sa disposition des moyens donnés (« allocation de ressources rares » dans le jargon), qu'il peut d'ailleurs viser à augmenter (ce qui donne une théorie de la production) afin de viser des objectifs qui lui sont propres (« satisfaire ses besoins en fonction de ses préférences » selon une formule qui dépasse largement le cadre de l'économie dite « standard »). La capacité propre à l'individu qui agit dans ce but est d'être doté d'une intentionnalité accessible à l'observateur scientifique, qui peut, lui-même comme être humain, envisager les raisons d'une action tout en en comprenant les causes (à la différence des atomes, ou des cellules dans les manifestations desquelles on ne saisit jamais que les secondes, les causes mécaniques ou biologiques). Dit autrement : entre le plan de l'atome ou des nano-particules (de la physique nucléaire ou de la nano-physique) et celui de l'univers (dans le cas de la science astronomique, à laquelle Hegel voulut comparer l'économie politique naissante au tournant du 18e au 19e siècle), en économie, l'action humaine reste à échelle d'homme. En outre, comme le soulignait Max Weber, cette situation met l'observateur dans le cas de formuler des questions « compréhensives » sur le sens des actions, questions de la formulation desquelles dépend précisément l'éclairage des résultats obtenus dans les sciences sociales en général, et en économie en particulier.
Pour autant, par rapport aux autres sciences sociales, l'économie du 20e siècle a tout spécialement manifesté clairement combien le degré de formalisation du discours peut y être très, très poussé ; et ce, grâce à l'emprunt d'outils toujours plus performants venant des mathématiques comme, à l'heure actuelle, des techniques computationnelles (modélisation et, surtout, simulations par ordinateur). L'économie s'est mathématisée massivement de toute évidence à partir du dernier tiers du 19e siècle, comme l'a montré en détail l'historien de l'économie Roy Weintraub. Désormais, une étape supplémentaire est franchie : les simulations font interagir des formalismes dont la formulation mathématisée d'un point de vue synoptique (sous la forme d'un algorithme global) est parfois difficile, voire impossible, tandis qu'une solution fournie dans le processus computationnel pas-à-pas peut paraître satisfaisante. L'économie passe-t-elle outre la mathématique ? Quelles formes de représentation sont les plus pertinentes ? Certes toutes les sciences sociales n'en sont pas là - mais elles peuvent également parfois, et presque paradoxalement, retrouver les préoccupations d'une économie « post-formalisée »... Ce point, parmi d'autres débats, fait par exemple de l'économie un excellent terrain de la réflexion épistémologique la plus actuelle.
D'ailleurs, dire que l'économie devrait toujours être formelle et formalisée serait tout aussi erroné que l'inverse (elle ne peut évidemment pas se passer de ces instruments à l'efficacité redoutable !) : une place est donc à réserver pour tous les types d'études, notamment qualitatives (et je le dis avec d'autant plus d'aise que le laboratoire où j'exerce comme directeur de recherches porte dans son intitulé « Recherches en Economie Quantitative »). C'est tout le sens de l'épigramme d'Amartya Sen (prix de la Banque de Suède en économie, décerné en l'honneur d'Alfred Nobel) en exergue du volume : « Il faut aussi reconnaître qu'une surutilisation des mathématiques peut être un triste moyen pour faire l'impasse sur des sujets qui demeurent importants même si on ne peut pas les mettre en équations. Les mathématiques ne sont donc pas l'unique « fondement » de la science économique » - elles peuvent naturellement l'être, le sont de facto, mais pas de manière exclusive. La philosophie a sa place. Seuls l'exclusivisme, l'unilatéralisme sont répréhensibles - on les trouve bien entendu au centre des polémiques malformées qui sont foison, par manque de tolérance, d'autant plus répréhensible chez des scientifiques ! Un bon vaccin en vue de devenir tolérant de toutes parts est le recours à la philosophie.
En général, dans les débats publics en économie, on tend à se référer davantage à l'histoire qu'à la philosophie, n'est-ce pas plus pertinent?
On peut toujours penser par analogies ! Est-ce un mode de pensée scientifique ? Poser la question, c'est y répondre. Toute analogie a ses limites, et elles sont rédhibitoires pour fournir des preuves démonstratives. L'histoire dresse des constats sur ce qui fut ; une histoire consciente de ses limites rejette l'idée d'administrer des leçons quand à ce qui est, ou doit être. Tout est question de circonstances dans la pratique actuelle, quel que soit l'art - par exemple celui de gouverner. Dans le domaine des normes (et il existe une économie normative), les questions relèvent de la philosophie plutôt que de l'histoire. Dans la théorie, l'histoire ne fait pas loi, elle fournit au mieux des cas d'espèce. Cela étant dit, l'histoire est un outil heuristique très utile, dans le cadre de ces limites.
La philosophie utilise d'autres instruments que l'histoire - non pas le recours au témoignage, par exemple, mais à la consistance logique, entre autres - et, surtout, elle apporte de la sorte des preuves de nature démonstrative, pas seulement inductive. C'est sa part commune avec les sciences - ici, avec la science économique. Par conséquent, la voie de la philosophie est bonne à suivre pour qui entend traiter d'économie : en fait, celle-là se trouve requise par les interrogations nées du sein même de celle-ci.
Commentaire