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L’âge du déni

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  • L’âge du déni

    Plus rien n’est garanti: ni la sécurité biologique de notre planète ni la nôtre

    On savait, mais on refusait d’y croire, pour paraphraser le philosophe Jean-Pierre Dupuy. Comme si la multiplication des données et des modélisations les plus sophistiquées relevait des prophéties de Cassandre. On sait. Ou plutôt, distraits par nos vies affolées, on prétend savoir. Demain, peut-être, on verra…

    Comment imaginer la vis sans fin des dérèglements qui, à l’échelle du globe, barbouillent l’horizon ? Et comment réaliser que c’est à la fois le corps de la planète, le corps humain, le corps social et le corps de la pensée qui sont en jeu ? Cela est d’autant plus difficile qu’on interprète encore la multiplication et l’aggravation des événements majeurs — ouragans, pluies diluviennes, inondations, tremblements de terre, chaleurs extrêmes, sécheresses, incendies ou froids polaires — comme autant de symptômes passagers, à gérer en se confinant dans l’univers gestionnaire de fragmentation de la pensée, des pouvoirs et des compétences qui a contribué à les créer. Ainsi, quand les grandes marées déchiquettent les côtes françaises et emportent des falaises, que la mer de Gaspésie arrache de grands lambeaux de route, ces événements s’inscrivent dans ces désastres, dont les dommages, de 2000 à 2012, ont dépassé 1,7 trillion de dollars, ont affecté 2,9 milliards de personnes et en ont tué 1,2 million.

    Ces événements annoncent déjà les symptômes des grands dérèglements biogéochimiques, qui, à l’échelle du globe, s’amplifient avec l’augmentation continue du CO2, les risques de libération du méthane, 25 fois plus puissant encore, l’acidification des océans, la fonte accélérée des glaciers sur les continents et celle des banquises et du pergélisol aux pôles, la modification des grands courants marins, l’élévation continue du niveau des mers, l’érosion des côtes et l’ennoiement annoncé de milliers d’îles et de villes côtières.

    À cela s’ajoute la mise en péril des deux tiers des capacités de support des écosystèmes, compromettant la régulation et la purification de l’air et de l’eau, la production d’énergie et d’aliments, la pollinisation et la dispersion des semences, trop empressés que nous sommes de détruire et de polluer les habitats pour exploiter les hydrocarbures, les forêts, les mines et d’étendre l’agro-industrie, le commerce et les villes alors qu’on peut faire autrement. Ainsi, depuis 40 ans, l’effectif des populations de vertébrés a chuté de plus de moitié. Les populations mondiales de poissons, d’oiseaux, de mammifères, d’amphibiens et de reptiles ont décliné de 58 %, et celles des espèces sauvages pourraient atteindre 67 % d’ici 2020, selon le WWF. Au rythme actuel, les 150 millions de tonnes métriques de déchets de plastique, produits du pétrole et de plastifiants toxiques, qui, dispersés dans les mers et les océans, contaminent les espèces, atteindront, en 2050, les 850 millions de tonnes métriques, dépassant alors, selon un document du Forum économique mondial, les 812 millions de tonnes métriques de poissons […]

    Absurde croissance infinie

    Les yeux rivés dans le rétroviseur, nous commençons à peine à constater l’ampleur des dégâts, et nous imaginons encore bien mal l’incroyable maelström qui monte à l’horizon ! Comment alors se désengluer des vieux schémas de production-consommation centrés sur l’absurde croissance infinie, auto-instituée en quasi-finalité et guidée par cette boussole du PIB ayant littéralement perdu le nord ? […] On préférerait certes se bercer de l’illusion que le corps vivant de la planète, le corps humain, le corps social et celui de la pensée, si intimement liés, constituent encore les socles immuables de l’aventure commune, comme si, après avoir allègrement carburé aux énergies fossiles, surexploité un monde bêtement réduit à des ressources, multiplié les marchés et les bricolages inconsidérés des sources vitales, au point de laisser les deux tiers des semences du monde à trois multinationales ; comme si, après avoir compromis les conditions de régénération des êtres et des milieux de vie, nous espérions que ces corps si mal aimés s’avèrent d’une résilience infinie, qui nous permettrait de rebondir éternellement…

    Or, désormais, plus rien n’est garanti : ni la sécurité biologique de la planète, ni la nôtre, ni la permanence du corps humain, qui, à travers le flot des générations, nous permet de naître à nous-mêmes et de concevoir l’Autre, de penser le monde, de l’habiter collectivement et d’imaginer l’avenir.

    Au-delà des petits gestes rassurants, nous n’avons donc plus le choix de mesurer l’ampleur et la complexité des enjeux, d’en décoder les mécanismes, d’en dénouer les logiques afin de tenter d’y échapper… avant l’effondrement […]

    Nous avons le choix, celui du Dernier homme de Mary Shelley, celui de L’obsolescence de l’homme de Günther Anders, ou ce fameux article « Pourquoi le futur n’a pas besoin de nous » du célèbre informaticien Bill Joy… Ou alors préférer la poésie, celle de L’homme rapaillé, par exemple :

    C’est mon affaire

    La terre et moi

    Flanc contre flanc

    Je prends sur moi

    de ne pas mourir



    le Devoir
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