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La globalisation des sciences sociales

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  • La globalisation des sciences sociales

    Pour comprendre et analyser un monde de plus en plus globalisé, toujours plus interdépendant, il semble aller de soi que les sciences sociales, elles aussi, doivent devenir globales. Mais le peuvent-elles, et à quelles conditions ?
    Il importe tout d’abord de saisir ce que peut impliquer l’expression « globalisation des sciences sociales ». N’y voyons pas l’extension à l’échelle mondiale des sciences sociales – ce qui fut à partir de la fin des années 1940 nommé l’internationalisation des sciences sociales – mais l’usage qu’elles font en leur sein des concepts de « global » et de « globalisation ». Un usage qui implique qu’on y cherche du mondial, du général, de l’occidental ou du non-occidental, du méta- ou bien encore du transnational. Cette globalisation n’intervient pas n’importe quand. Elle commence à se produire, de manière différenciée, selon les sciences considérées, à partir de la fin des années 1980 et du début des années 1990, en particulier en anthropologie, en sociologie, en géographie ou en histoire. Le numéro spécial de la revue Theory, Culture & Society sur le thème « Explorations in Critical Social Science » publié en juin 1990, constitue l’un des moments pionniers de cette mise en forme.

    Passerelles interdisciplinaires

    Toutefois, il serait erroné de penser qu’il s’agit là d’une forme de convergence rendue possible par la survenue d’événements externes au monde académique – mondialisation des marchés financiers, invention et popularisation de technologies de mise en communication entre les individus ou de circulation des données de plus en plus rapides, fin du monde bipolaire et promesses d’un nouvel ordre mondial, etc. En effet, il est assez rare que les sciences sociales se donnent purement et simplement pour objet d’étude une réalité déjà toute constituée. La formation de nouveaux objets ou de nouveaux concepts y dépend notamment de la structuration nationale et internationale de chaque discipline ainsi que des enjeux qui y prévalent à un moment donné.
    Il s’ensuit que la globalisation des sciences sociales ne concerne généralement pas l’ensemble d’une discipline mais des fractions de discipline, celles qui rassemblent les chercheurs les plus à même de se saisir du concept de « global », d’en faire une ressource et d’imposer ainsi la perspective d’une anthropologie globale (Jonathan Friedman, Ulf Hannerz, Jan Nederveen Pieterse…), d’une sociologie globale (Roland Robertson, Saskia Sassen, Ulrich Beck, Anthony Giddens, Martin Albrow…) ou d’une histoire globale (Patrick Manning, William McNeill, Sanjay Subrahmanyam…). En France, l’appellation « histoire globale » est sans doute plus connue que les deux autres, mais elle peut désigner des approches très différentes selon que l’on donne à cette expression le sens plus ancien d’histoire mondiale – où l’accent est davantage mis sur la juxtaposition d’aires régionales ou civilisationnelles relativement disjointes les unes des autres – ou bien que l’on attache au contraire une importance fondamentale à tout ce qui circule, s’échange et se traduit aux frontières de ces aires dans le cadre d’une histoire dite connectée.
    Chacune de ces fractions au sein d’une discipline peut alors éventuellement tenter de se rapprocher de celles qui émergent au sein des autres, sur le plan national ou international, pour promouvoir des passerelles interdisciplinaires susceptibles de rendre crédible la formation d’une science sociale globale. La globalisation des sciences sociales se donne ainsi moins à saisir comme une réalité que comme un enjeu impliquant une lutte entre des définitions divergentes du sens de la globalisation. Non seulement le global en question n’existe pas globalement mais toujours localement, mais il ouvre potentiellement la voie à des recompositions théoriques, méthodologiques et épistémologiques qui engagent un débat sur l’ensemble des sciences sociales, sur leurs objets, et sur ses formes d’unification possibles.

    Le modèle économique généralisé

    Mais reprenons maintenant la question sous un autre angle, pour constater qu’il existe en réalité déjà une science sociale globale, et d’autant plus globale qu’elle est également globalisatrice. Il s’agit de la science économique et, dans son sillage, du « modèle économique » qui imprègne à des degrés divers toutes les autres sciences sociales. Globale, la science économique l’est en ce sens que dans toutes les universités du monde on enseigne sensiblement le même corpus de théories et de théorèmes économiques. Au sein de cette discipline qui se présente volontiers comme néoclassique, les fondements épistémologiques légitimes sont microéconomiques. Autrement dit, tout procède du postulat que les acteurs sociaux sont ou doivent être considérés comme des calculateurs à peu près rationnels, « mutuellement indifférents » (John Rawls, Théorie de la justice, 1971), et soucieux uniquement de leur intérêt propre.

    Ce postulat, au cœur de l’individualisme méthodologique et de la théorie des choix rationnels, est à l’œuvre dans bien d’autres disciplines des sciences sociales comme en philosophie morale et politique (que l’on songe à J. Rawls ou à Robert Nozick, par exemple), à telle enseigne qu’il n’est pas exagéré de dire qu’il existe à l’échelle mondiale une science sociale générale, qui se présente sous les traits du modèle économique généralisé (1). Cette science sociale générale n’est pas seulement globale – au sens où elle est présente dans de multiples universités du monde –, elle est globalisatrice : elle est un agent actif, « performateur » de la globalisation et, plus spécifiquement, de la globalisation marchande et financière. On comprend bien pourquoi et comment : il faut en effet être convaincu, et convaincre les décideurs du monde entier que les humains ne sont pour l’essentiel que des Homo œconomicus, pour pouvoir en déduire que le seul mode de coordination efficace et légitime entre eux est le marché. Plus encore, si l’on croit que la seule chose qui motive les humains est leur intérêt individuel, et que la forme la plus générale et tangible de l’intérêt est l’intérêt monétaire, la soif de l’argent, alors on en déduira nécessairement que le marché le plus légitime est le marché financier, et que l’action la plus rationnelle et recommandable est la spéculation, sous contrainte de risques assurables.
    Chacun jugera à sa guise des bienfaits ou des méfaits de la globalisation financière et spéculative. Mais il est clair que d’un point de vue scientifique, cette vision de la globalisation est singulièrement limitée. Dans notre monde en voie de globalisation, elle ne perçoit que les individus séparés, les consommateurs, et ne veut rien savoir des sociétés dans lesquelles ils s’inscrivent, des États qui les régulent plus ou moins bien, des cultures qui les animent, des religions dans lesquelles ils trouvent refuge et espérance, etc. Pas surprenant, dans ces conditions, que nous éprouvions toujours plus le sentiment de ne plus rien comprendre à ce qui nous arrive !
    Peut-être, pour recouvrer l’intelligence de l’histoire, ce dont nous avons le plus besoin, c’est moins de sciences sociales globales, introuvables, que d’une science sociale générale reposant sur d’autres fondements que la théorie du choix rationnel et le modèle économique. Une science sociale générale non utilitariste (2).

    Alain Caillé et Stéphane Dufoix

    Tous deux sociologues et enseignants à l’université Paris-X, ils ont dirigé ensemble Le Tournant global des sciences sociales, La Découverte, 2013.
    NOTES
    1. De plus en plus complété par le cognitivisme des neurosciences et par une posture déconstructionniste généralisée.
    2. Voir Alain Caillé et Frédéric Vandenberghe, Pour une nouvelle sociologie classique, Le Bord de l’eau, 2016.

    SH
    Dernière modification par haddou, 25 mars 2017, 13h47.
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