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Laïcité, le conflit des modèles

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  • Laïcité, le conflit des modèles

    La laïcité à la française n’est pas un dogme monolithique, mais le fruit de perpétuelles confrontations et négociations. Faut-il aujourd’hui la renforcer ou l’assouplir ? Cette question se heurte à la persistance de modèles contradictoires.
    Les attentats commis en France depuis janvier 2015 par des criminels se réclamant de l’islam, ont réactivé de nombreuses questions autour de la laïcité : au nom de la liberté d’expression, jusqu’où peut-on caricaturer une religion ? À l’école, faut-il s’émouvoir du fait que des élèves ont refusé la minute de silence en hommage aux journalistes de Charlie Hebdo ? Les médias ont relayé les passions et inquiétudes ; le gouvernement a proposé des pistes pour enseigner les valeurs républicaines… Au-delà de ces réactions « à chaud », quels sont les enjeux actuels de la laïcité ? Faut-il transiger, redéfinir ou réinventer notre modèle de laïcité ?
    Pour répondre à ces questions, un détour par l’histoire s’impose. Les premiers germes de la laïcité étaient déjà à l’œuvre sous la Révolution française, notamment dans les principes d’égalité des droits et de liberté de conscience avec la Déclaration des droits de l’homme (1789). Au 19e siècle, l’État s’affranchit progressivement de la tutelle de l’Église catholique. Cet effort culmine sous la IIIe République, avec la loi Ferry instituant l’école publique, gratuite, laïque et l’instruction obligatoire (1882), puis avec la loi de séparation de l’Église et de l’État (1905). Plus proche de nous, la Constitution de 1958 inclut la laïcité dans le pacte républicain : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » Mais que désigne précisément le mot « laïcité » ? Bien qu’elle soit, dans le sens commun, associée automatiquement à la loi du 9 décembre 1905, il est insuffisant de la limiter à la seule séparation de l’Église et de l’État. Ou alors, on ne peut pas comprendre ce qui en fait une passion typiquement française. Les deux premiers articles de la loi précisent : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes », et « la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte. »
    Du catholicisme à l’islam
    La laïcité en France se fonde donc sur une tension : d’un côté, l’État qui s’affranchit de la religion et s’engage à la neutralité en ce domaine ; de l’autre, le respect de la liberté pour chaque individu de croire ou non à une religion. Se pose dès lors la question de savoir où placer les limites de la liberté d’expression des croyances dans l’espace public – un problème épineux qui se métamorphose en fonction de l’époque. Historiquement, le combat laïc a consisté à ce que l’État se départît du pouvoir catholique. Aujourd’hui encore, le statut des écoles confessionnelles (surtout catholiques) continue d’être discuté : faut-il, en Alsace-Moselle, supprimer le concordat, grâce auquel les cultes catholique, protestant et juif sont financés par les deniers publics ? Y a-t-il un « favoritisme » de l’État vis-à-vis des écoles sous contrat ? Or, à partir des années 1980, les questions vont concerner l’islam, désormais deuxième religion du pays. Contrairement à l’adversaire historique de la laïcité – le catholicisme qui était dominant en France –, l’islam est pratiqué par une minorité (8 % de la population) provenant principalement du Maghreb, dont les membres subissent différentes discriminations. Avec la crise économique et l’essor de partis populistes dans toute l’Europe, un racisme islamophobe se développe. Dès lors, doit-on appliquer aux musulmans les principes de laïcité qui visaient le catholicisme, ou convient-il d’imaginer des « accommodements raisonnables » afin d’améliorer leur vie en société, en privilégiant un modèle multiculturel de type canadien (1) ?
    En France, c’est plutôt le premier modèle qui a été choisi. Un certain consensus laïc s’est installé, et il semblait bénéficier à l’équilibre social. Mais en 1989, trois élèves musulmanes du collège Gabriel-Havez de Creil refusent de retirer leur voile islamique dans l’enceinte de l’école. Dès lors, l’islam devient l’objet de toutes les interrogations, voire de toutes les suspicions, à grand renfort médiatique : au départ limité à l’école (faut-il y autoriser le voile ?), le débat s’étend à d’autres lieux publics : faut-il des repas halal dans les cantines ? Autoriser le jeûne du ramadan dans les entreprises ? Des horaires séparés pour les femmes dans les piscines ? Des conditions particulières dans les hôpitaux ? En l’espace de vingt ans, un arsenal de lois et de chartes s’est mis en place : une série de circulaires (1994, 1998) puis une loi (2004) sur l’interdiction des signes religieux ostentatoires à l’école. Une autre loi (2010), visant la burqa, interdit de « dissimuler son visage » dans l’espace public. A vu le jour également une charte de la laïcité dans les services publics (2007), à l’école (2013) et en entreprise (pour l’entreprise Paprec, 2013).
    Transiger ou pas ?
    Pourquoi cette escalade de lois ? Il apparaît que pour définir la laïcité, deux groupes concurrents se sont formés. D’un côté, les défenseurs d’une laïcité stricte (Henri Peña-Ruiz, Catherine Kintzler), qui l’ont jusqu’ici emporté. La laïcité, souligne ainsi H. Peña-Ruiz, est un principe de droit politique qui articule trois choses : la liberté de conscience, l’égalité de tous les citoyens quels que soient leurs convictions et leur sexe, et la visée du « bien commun » comme seule raison d’être de l’État. Renégocier sans cesse ce principe en fonction des contextes, c’est fragiliser notre démocratie et compliquer l’intégration républicaine des communautés d’origine étrangère. Il faut donc défendre le droit au blasphème et ne rien transiger, éviter le prosélytisme et la montée des intégrismes. De son côté, un auteur comme Malek Chebel (2) souligne que le statut de la femme en islam (en un sens symbolisé par le voile) est problématique : l’idéologie musulmane peut être vue comme masculinophile et nataliste et comme un système d’oppression des femmes, fondé en partie sur des pratiques traditionnelles mais largement réinventées depuis, et aujourd’hui en déphasage par rapport au monde moderne – d’où une nécessité de réforme selon l’anthropologue.
    Face à ces défenseurs d’une laïcité stricte, l’autre groupe défend une laïcité d’« accommodement » (Edgar Morin, Jean Baubérot, Raphaël Liogier, Michel Wieviorka), qui concerne autant la question des caricatures que celle du voile dans l’espace public. Pour E. Morin ou J. Baubérot, s’il faut d’un côté accorder le droit absolu à la liberté d’expression et au blasphème, il est essentiel de l’autre de conserver une éthique personnelle visant à ne pas offenser les croyants. Pour Denis Pelletier, l’affichage de signes religieux ostensibles correspond à une nouvelle façon d’affirmer sa différence culturelle, qu’il faut respecter.
    Pour compliquer un peu plus la question, nous assistons à une surenchère médiatique du mot. Pour J. Baubérot, il existe actuellement un glissement de sens de la « laïcité ». La laïcité suppose la neutralité de l’État – notamment des agents de service public – mais pas la neutralité de la société elle-même, ni de la sphère publique. Il est tout à fait possible de se promener dans la rue avec un voile, une kippa, une aube… Seul le voile intégral est interdit. Or, l’extrême droite ou des associations comme Riposte laïque (à travers des manifestations comme les apéros saucisson et vin) réquisitionnent le mot pour le retourner, arguant d’un « conflit des civilisations ». On débouche sur une « laïcité identitaire », qui n’a plus rien de laïque, s’inquiète J. Baubérot. Le sociologue R. Liogier va plus loin. Une définition trop extensive de la laïcité conduit à la stigmatisation de certaines minorités cultuelles, comme les nouveaux mouvements religieux qualifiés de « sectes », ou encore les minorités musulmanes trop visibles. Nous serions entrés dans une « laïcité d’exception » (comme il existe des tribunaux d’exception), qui tendrait à limiter de plus en plus l’expression des signes religieux à l’espace domestique (3).
    Une laïcité vivante
    Alors, faut-il réformer la laïcité ? Il apparaît en tous les cas nécessaire de mieux penser la place des Français issus de l’immigration. L’historien Benjamin Stora plaide notamment pour la mise en place d’un enseignement de l’histoire politique et culturelle du Maghreb. Parallèlement, faut-il faciliter le développement de l’enseignement privé confessionnel – notamment musulman – sous contrat ? Ou, comme d’autres le suggèrent, revenir plutôt sur l’interdiction du port du voile à l’école publique, autoriser les absences lors des fêtes religieuses musulmanes ou encore développer l’enseignement de l’arabe comme langue vivante dans l’enseignement public ? Enfin, au-delà de l’islam en France, d’autres questions ne manqueront pas de se poser. Le combat laïc contre la « loi naturelle » des églises a permis l’apparition de lois autorisant le divorce, la contraception, l’avortement, le mariage pour tous… Comme le suggère J. Baubérot, le prochain enjeu sera-t-il celui de l’euthanasie, pour pouvoir terminer sa vie dans la dignité ? On le voit, la laïcité, ce socle de la République française, n’est pas un dogme figé. Fruit d’une longue histoire, elle sera sans doute encore amenée à être remodelée et amendée. Il faut donc se féliciter qu’elle suscite encore des débats si passionnés. ●

  • #2
    suite

    Les sept familles de la laïcité

    Historien et sociologue, spécialiste de la laïcité, Jean Baubérot distingue dans son dernier livre (4) sept laïcités différentes, dont les quatre premières s’affrontaient déjà en 1905.

    → La laïcité antireligieuse

    Ce courant était représenté par le député socialiste Maurice Allard qui déclara, lors des débats à la chambre des députés : « Ce que nous poursuivons, c’est la lutte contre l’Église qui est un danger politique et un danger social. » On retrouve cette tradition aujourd’hui dans la ligne de Charlie Hebdo ou dans la posture de Michel Onfray, auteur du Traité d’athéologie (2005).

    → La laïcité gallicane

    la religion est tolérée tant qu’elle reste sous contrôle de l’État. Par ailleurs, la liberté de conscience est acceptée, mais elle relève de l’intime et ne doit pas empiéter sur l’espace public. Cette approche de la laïcité fut défendue par le radical Émile Combes. On la retrouve aujourd’hui dans le courant républicain et chez les partisans de l’interdiction du voile dans les lieux publics. C’est aussi la ligne défendue par le Grand Orient de France.
    → La laïcité libérale et individualiste

    L’État est indifférent aux groupements religieux et fait appel à la liberté de conscience personnelle. Elle est au cœur de la loi de 1905 et on la retrouve aujourd’hui à La Libre-Pensée, laquelle défend les signes religieux ostensibles à l’université.

    → Une laïcité inclusive et accommodante

    Elle était jadis incarnée par Aristide Briand et Jean Jaurès, qui voulaient donner les églises (appartenant à l’État depuis la Révolution) aux institutions religieuses, considérées comme des intermédiaires nécessaires entre les individus et l’État.

    Des positions que l’on retrouve aujourd’hui dans la Ligue de l’enseignement (qui souhaite tenir compte des caractéristiques des religions, en proposant par exemple des repas sans viande dans les cantines).
    → La laïcité concordataire d’Alsace-Moselle

    L’Alsace-Moselle a été annexée par l’Allemagne en 1871 et n’est redevenue française qu’en 1919, donc après l’adoption de la loi de 1905. Pour faciliter ce « retour », l’ancien système dit « concordataire » a été maintenu à titre « temporaire ».

    Il dure encore… et certains souhaiteraient le voir étendu à l’ensemble du pays.
    → La laïcité « ouverte »
    Elle est prônée par les institutions religieuses qui défendent une « utilité sociale » des religions. Par exemple, l’Église catholique voudrait inclure dans
    la laïcité la « loi naturelle » de la famille, débat vu lors du Mariage pour tous.
    → La « laïcité identitaire »
    Initiée par Nicolas Sarkozy (qui parlait plutôt de « laïcité positive »), elle est aujourd’hui affichée par une partie de la droite et de l’extrême droite. Ce courant se réfère aux valeurs du christianisme comme à des « repères » de la nation et entend valoriser les « racines chrétiennes » de la France. Il entend poser des limites aux manifestations religieuses de l’islam. Il s’est manifesté contre le mariage entre personnes de même sexe et voit d’un mauvais œil les débats relatifs à l’euthanasie.
    La loi de 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques s’inscrivait plutôt dans la logique « gallicane » (dans la mesure où Jacques Chirac, alors président, a soutenu cette loi tout en s’affichant contre les racines chrétiennes de l’Europe). ●
    Régis Meyran

    La question du voile
    Pourquoi les Français débattent-ils tant sur le voile musulman ? Selon Denis Pelletier, la question apparaît dans les années 1990, au moment où l’Europe discute de ses « racines chrétiennes » et de l’entrée de la Turquie dans l’Union. C’est aussi l’émergence du terrorisme islamiste. Le débat se crispe alors sous l’effet de la thèse du « choc des civilisations », selon la formule célèbre de Samuel Huntington (1993) : l’Occident chrétien serait menacé par l’islam (5). L’autre facteur contextuel concerne les transformations de l’immigration. Alors qu’auparavant, le migrant (maghrébin) était un célibataire venu travailler en France pour économiser et rentrer ensuite au pays, celui-ci s’installe désormais grâce au regroupement familial, avec femme et enfants. C’est alors l’émergence d’un islam de jeunes gens issus de l’immigration, à la fois très visible et apparaissant en rupture avec le modèle républicain, tellement il contraste avec la démarche de leurs aînés, au sein d’associations visant l’intégration républicaine, comme SOS Racisme, par exemple. Dès lors que la loi désigne le voile islamique comme « ostentatoire », celui-ci devient le symbole d’un nouveau militantisme.
    Un nouveau schisme apparaît. Il concerne le statut des femmes dans la religion musulmane : certain(e)s, au nom du féminisme et de la laïcité (Femen, Caroline Fourest, Élisabeth Badinter…), voient le voile comme un symbole de l’aliénation des femmes et de la montée en puissance du communautarisme. D’autres, au contraire, voient dans l’attitude de ces féministes le transfert aux banlieues d’une attitude coloniale vis-à-vis de l’islam (Alain Badiou, Christine Delphy). On se rappellera que déjà Franz Fanon en 1950 fustigeait le dévoilement des Algériennes par l’administration française, qui souhaitait « libérer » la femme musulmane de l’oppression, et lui apporter les lumières de la civilisation, en détruisant une culture traditionnelle (6).
    Bref, le voile islamique porte des enjeux multiples : religieux, culturels, politiques

    NOTES
    1. Le multiculturalisme canadien, promu par le Premier ministre Pierre Elliott Trudeau dans les années 1970, prône la coexistence de différentes cultures au sein du pays, par opposition à la constitution d’une identité commune. Cela amènera le Canada à appliquer des mesures dites d’« accommodement raisonnable », comme le droit de porter des signes d’appartenance religieuse dans les lieux publics.
    2. Malek Chebel, L’Inconscient de l’islam, CNRS, 2015.
    3. Raphaël Liogier, Une laïcité « légitime ». La France et ses religions d’État, Entrelas, 2006, et Ce populisme qui vient, Textuel, 2013.
    4. Jean Baubérot, Les Sept Laïcités françaises, MSH, 2015.
    5. Denis Pelletier, « L’école, l’Europe, les corps : la laïcité et le voile », Vingtième Siècle, n° 87, 2005/3.
    6. Franz Fanon, Sociologie d’une révolution (l’an V de la révolution algérienne), Maspéro, 1959.

    SH

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