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Nous sommes tous l'"Arabe" de quelqu'un

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  • Nous sommes tous l'"Arabe" de quelqu'un

    Nous sommes spectateurs d'un exercice de sabotage qui consiste à ostraciser l'autre en pointant ses défauts comme si l'on pouvait incarner la perfection.

    Moi qui suis si convaincue de la valeur de l'idée Européenne, il m'arrive d'être témoin de tant de divergences que je réalise que l'imaginaire collectif européen n'est pas pour demain. Combien de mes patients anglo-saxons ou allemands, s'emportent et crachent leur fiel à l'encontre de la France et de "ces Français désorganisés qui ne savent pas travailler, qui sont sales et sur lesquels ont ne peut jamais compter".

    Même si je dois rester à distance et me contenter de faire mon métier, cette hostilité récurrente me gêne, alors même qu'elle n'est, je le sais, que l'expression de personnes en souffrance qui deviennent intolérantes à la moindre contrariété.

    J'ai dû les aider à re contextualiser leur vécu afin qu'il réalisent que le travail qu'ils avaient à faire les concernait eux en particulier et non pas les Français, car leurs concitoyens ne sont pas non plus parfaits. Ils vivent cette double culture comme un calvaire qui les tient à l'écart de toute vie sociale en France et pourtant ils y restent. Cette observation vise à illustrer l'ambivalence dans laquelle on est pris lorsque l'on vit entre plusieurs pays. Elle nous montre également que nous sommes tous "l'Arabe" de quelqu'un. Il est vrai que pénétrer les méandres de l'esprit humain n'est pas un métier facile et il est certain que l'environnement actuel ne nous aide pas.

    Dès qu'un événement marquant se manifeste, il réveille inévitablement en moi le psychiatre qui ne dort que d'un seul œil. Dans ce livre, si j'ai voulu parler du fait de vivre avec plusieurs cultures, c'est sans doute parce que c'est mon cas, mais c'est surtout parce que certains de mes patients en souffrent alors qu'ils devraient s'en enorgueillir. Leur vie consiste à tenter de passer entre les gouttes des idées reçues, quitte à prendre, de temps en temps, une averse d'erreurs ou de préjugés.

    Je regrette de devoir entendre trop souvent ceux qui font l'opinion faire fi de la réalité de la société et transformer ces multiples appartenances en handicap, alors qu'ils devraient nous inciter à les brandir comme des avantages. Sans vouloir nier le fait que de devoir faire face à l'altérité suppose des frictions, des équivoques et des vexations, il est important d'en valoriser la créativité et la richesse. Hélas, nous sommes spectateurs d'un exercice de sabotage qui consiste à ostraciser l'autre en pointant ses défauts comme si l'on pouvait, à soi seul, incarner la perfection.

    Pourtant comprendre l'autre devient incontournable. Si l'on ne s'en nourrit pas, on se dessèche comme le montrent les visages rigides, sans grâce et vides d'empathie, de ceux qui refusent les apports venus d'ailleurs et qui voudraient nous en priver.

    J'ai voulu jeter un pavé dans la grande mare commune, la Méditerranée, en proposant des fragments de vies percutants car je souhaite mener vers la raison par l'émotion puisque l'inverse s'avère inefficace. Comme je suis une femme de terrain, j'ai amené le lecteur au plus près de l'humain, dans ce "terrain" glissant, où il faut s'accrocher pour se protéger de ceux qui savonnent les planches pour mieux nous précipiter vers l'irrécupérable.

    Ma première idée était un récit humoristique et auto dérisoire sur mes faux pas de Tunisienne à Paris, sur ces décalages où la drôlerie permet de surmonter la susceptibilité. Je voulais n'y parler que d'amitié, de travail, de sexualité, de famille, bref de la vie. Puis sont survenus les assassinats dans mes deux pays et ils ont rendu difficile cet humour que je souhaitais constant dans mon texte. Ces tragédies ont pourtant révélé l'absence de dialogue et de compréhension que nous pouvions feindre d'ignorer jusque-là.

    Je n'ai pas du tout apprécié que, à cette occasion, on parle en mon nom sans me demander mon avis. De plus il était assez cocasse de constater que, tout en appelant à la laïcité, c'étaient des religieux qui étaient interrogés en mon nom, alors qu'ils ne me représentent pas. Je n'ai pas accepté les affirmations approximatives voire inexactes véhiculées sur ma culture d'origine et ensuite re diffusées comme si l'erreur allait de soi.

    Mon activité de psychiatre s'en est accentuée et la souffrance exprimée par mes patients, toutes origines et confessions confondues, s'est fait l'écho de ces paradoxes. Le cercle amical devient un sujet problématique, les liens familiaux virent parfois au drame et que dire des rencontres amoureuses... Je suis témoin de bien trop de douleur que le langage ne pourrait apaiser. N'est-ce pourtant pas dans le dialogue et non dans les invectives ou la vengeance que réside le pari de la civilisation et de la démocratie? Pour transmettre ce message en évitant les accusations de naïveté auxquelles on ne peut plus échapper, il fallait balayer publiquement devant toutes les portes, il fallait parler cash, quitte à en froisser certains.

    Je me suis comportée dans ce livre un peu comme dans la vie: bienveillante et intransigeante vis-à-vis de moi-même comme de tous les autres. J'ai choisi cette équation pour décrisper les relations et provoquer les discussions. J'ai mis les tabous dans des placards fermés à double tour pour ne pas être tentée d'y avoir recours et j'ai essayé de proposer une vision croisée qui déconstruira les généralisations. J'ai voulu parler des choses interdites parce qu'elles risquent de faire mal et parce que je crois que ce n'est qu'à ce prix-là que nous parviendrons à l'issue dont je suis fermement convaincue: celle de la fraternité et de la solidarité des peuples.

    Il s'agit moins de savoir qui est dans le vrai et le bien, car ils ne sont dans le camp de personne, mais davantage de conjuguer toutes les bonnes volontés pour défendre les valeurs humanistes. C'est une urgence qui ne fait que s'accentuer. Je constate qu'une fois dépassées nos petites querelles personnelles, c'est bien dans la fraternité que l'on se reconnaît en tant que semblables et que l'on se soutient. Cette notion est peut-être ringardisée, mais elle est pourtant d'une modernité indépassable.

    Il y a 20 ans, j'émigrais à Paris, j'idéalisais la France, mais elle s'est avérée avoir autant de défauts et de qualités que le pays que j'avais quitté.

    Cette idéalisation n'était qu'une chimère entretenue de l'autre côte de la Méditerranée par des personnes convaincue d'une grandeur de la France dont les Français d'ici n'ont plus conscience. L'éclat de cette nation prospère encore un peu sous le soleil du Sud, mais la France l'ignore ou fait semblant. Pourtant, ce serait un miroir assez gratifiant par ces temps de pessimisme national. Depuis quelques années l'atmosphère idéologique est devenue lourde et déplaisante, ici.

    L'on montre du doigt ceux qui seraient une menace pour le socle républicain et la cohésion de cette société qu'ils ont choisi de venir bâtir avec leurs mains ou avec leur intelligence. De l'autre côté de la Méditerranée flotte de plus en plus un ressentiment diffus contre un Occident qui aurait pour projet de faire vaciller les pays du Sud où la suspicion pèse aussi sur les binationaux.

    J'ai voulu, modestement, contribuer au débat sans avoir le cœur qui bat la chamade, sans tomber dans la culpabilité ou la crainte d'être accusée de faire partie d'un clan ou de l'autre, comme si tout pouvait se réduire à une simple dichotomie. La parole, m'a-t-on appris, est une arme qu'il faut avoir le courage d'utiliser. Et il ne s'agit pas de se plaindre, non plus de demander, mais vigoureusement de prévenir: ne voyez-vous pas que des bandits veulent nous désagréger dans tous les aspects de notre personne et qu'ils ne nous lâcheront qu'une fois écrasés en bouillie?

    Alors, je dois avouer mon insolente fierté de me reconnaître dans la force du peuple tunisien, qui par soucis contant du consensus a évité une guerre civile, et dans celle du peuple Français qui a répondu au pire par une plus grande volonté de vivre ensemble, ces "Français (qui résistent) mieux qu'on ne pouvait le craindre, aux discours de rejet, voire de haine".

    Fatma Bouvet de la Maisonneuve, Psychiatre, essayiste, dernier ouvrage « Une Arabe en France » Ed Odile Jacob

    HuffingtonPost
    Si vous ne trouvez pas une prière qui vous convienne, inventez-la.” Saint Augustin
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