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En Arabie Saoudite, «déradicaliser par le salafisme»

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  • En Arabie Saoudite, «déradicaliser par le salafisme»

    Dans le royaume wahhabite qui a vu la naissance d’Oussama ben Laden et d’Al-Qaeda, les autorités ne lésinent pas sur les moyens mis à disposition pour en finir avec l’extrémisme islamiste. Et c’est à travers l’étude de la charia que les intervenants reconvertissent avec succès les jihadistes repentis.

    Il ne manque que les feuilles euphorisantes de qat à mâcher à l’assemblée de Yéménites installés sur les coussins posés à même le sol d’une grande pièce couverte de faux tapis persans. Visages anguleux, fines barbes, chèches blancs sur la tête, corps menus en djellabas immaculées, ces hommes d’âge indéterminé ont le physique marqué de leur pays d’origine. Seuls les bracelets électroniques autour de leurs chevilles rappellent qu’ils ne sont pas encore tout à fait des hommes libres.

    Ils ont passé quinze ans à Guantánamo après leur capture au Pakistan par les forces américaines en 2002, lors de l’intervention de la coalition occidentale en Afghanistan. Ces membres présumés d’Al-Qaeda ont été transférés en avril 2016 du tristement célèbre camp de détention à Cuba vers l’Arabie Saoudite, où résident leurs familles qui ont fui la guerre dans leur pays. «Le seul fait de nous trouver parmi des gens de notre religion et de notre langue a représenté une libération», explique calmement le doyen du groupe, 40 ans mais qui en paraît dix de plus. Sans passer par la case prison comme la majorité de leurs semblables Saoudiens, ces Yéménites ont été accueillis directement au Centre Mohammed ben Nayef pour la concertation et le parrainage, selon la traduction littérale en français. Ils sont sur le point de terminer la période d’un an d’assignation dans ce camp de «réadaptation de ceux qui sont tombés dans les griffes de l’extrémisme idéologique», formule locale pour désigner la déradicalisation des jihadistes.

    Village de vacances
    Une fois qu’on franchit les murailles surmontées de barbelés, le site situé à une vingtaine de kilomètres du centre de Riyad ressemble au campus d’une grande université américaine, voire à un village de vacances. Terrains de sport, piscine olympique, salles de fitness, baby-foot, ateliers d’art plastique, restaurants, services médicaux et jardins fleuris entourent les bungalows où sont logés, par deux ou trois, les pensionnaires. Le Royaume, considéré comme inspirateur et sponsor du terrorisme islamique, a mis des moyens à la hauteur de sa richesse de premier producteur mondial de pétrole dans la lutte contre ses propres extrémistes. Des milliers d’entre eux sont engagés sur les fronts du jihad dans les rangs d’Al-Qaeda ou de l’Etat islamique.

    La première génération remonte à Oussama ben Laden, qui, avant de fonder Al-Qaeda, était parti se battre contre l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1980 avec le soutien de son gouvernement et des Etats-Unis. «On a compris que toute notre société était menacée, il fallait investir dans ce programme coûteux pour récupérer nos enfants qui ont déraillé», fait aujourd’hui valoir le général Nasser al-Motairi. Le directeur du Centre Mohammed ben Nayef (du nom du prince héritier actuel et ancien ministre de l’Intérieur d’Arabie Saoudite) se refuse à donner des chiffres sur le budget alloué à son établissement. Le haut gradé, hâbleur, n’est pas peu fier de présenter les installations et les réalisations de cette vitrine d’un «programme de concertation» global qui revendique aujourd’hui un taux de réussite de plus de 80 %.

    Femmes jihadistes
    «Les progrès ont été réguliers depuis sa mise en place en 2007, quand nous avons reçu un premier contingent de 123 Saoudiens de Guantánamo. Il s’agissait des plus idéologisés et des plus extrémistes d’Al-Qaeda», souligne Al-Motairi. Très vite, dix d’entre eux ont réussi à prendre la fuite. Une trentaine d’autres a disparu dans la nature après leur sortie de prison. Parmi eux, certains ont replongé en regagnant les fronts du jihad, où ils ont été tués. D’autres encore ont été repris et restent détenus. Mais 80 ont été réhabilités. Ils mènent désormais une existence familiale et professionnelle normale dans différentes régions du Royaume.

    Dans ce groupe pionnier, le cas singulier de Mohammed al-Ofi est cité en exemple des effets positifs du programme, même quand ils ne sont pas immédiats. Ce chef d’Al-Qaeda, reparti au Yémen aussitôt après avoir été libéré, avait repris contact l’année suivante avec son référent au centre de réhabilitation pour se repentir et revenir dans son pays. En 2009, les médias saoudiens avaient largement mis en avant le pardon que ce terroriste avait demandé et obtenu des autorités et de sa famille. «Les rechutes étaient fréquentes au début, puis le taux de réussite n’a cessé de s’améliorer», explique le général Mansour al-Turki, porte-parole du ministère de l’Intérieur saoudien : «On a gagné en expérience au fur et à mesure et on continue à faire évoluer le programme. L’ambition de départ n’est pas de retourner les cerveaux. Il faut qu’ils prennent conscience qu’ils ont été manipulés. En corrigeant les idées qui imprègnent les terroristes, on les ramène progressivement vers la raison religieuse.» Récupérer les jeunes égarés pour en faire de bons musulmans selon les principes de la charia est la marque de fabrique du programme saoudien de réhabilitation. L’idée même du jihad n’est pas reniée, mais corrigée, en insistant sur le fait qu’elle enseigne la défense de sa famille, de sa maison, de sa terre… Et non pas de se laisser convaincre par «les obscurantistes zélés» car «le zèle en religion est une maladie mortelle et très contagieuse», peut-on lire dans les brochures présentant le programme.

    «Il s’agit de déradicaliser par le salafisme», résume Stéphane Lacroix, professeur à Sciences-Po et spécialiste de l’Arabie Saoudite. Dans la patrie gardienne des lieux saints de l’islam, où le Coran tient lieu de constitution et où le rigorisme wahhabite s’applique dans tous les détails de la vie quotidienne, cette démarche s’appuie sur la croyance unanimement partagée en «notre religion du conseil», comme définit l’islam le principal formateur en charia du Centre de concertation. Le savant uléma, sexagénaire à la barbe blanche touffue du parfait salafiste, présente dans un arabe littéral irréprochable la démarche qu’il adopte dans les sessions individuelles de dialogue avec les détenus ou dans les cours collectifs. Il mentionne au passage qu’une trentaine de femmes jihadistes ayant accompagné leurs maris ont été prises en charge par ses collègues féminines diplômées de charia. C’est en rappelant les principes élémentaires de l’islam que l’uléma parvient à convaincre ses interlocuteurs, même s’il reconnaît rencontrer «des résistances totales chez certains cas impossibles». Il raconte son expérience la plus réussie avec un extrémiste «doté d’une intelligence exceptionnelle et de talents multiformes, qui avait dix-sept ans de jihad derrière lui». L’homme possédait cinq passeports (dont un allemand) avec des noms différents et parlait six langues sans accent. Il avait quitté sa famille à 17 ans en prétendant qu’il allait à La Mecque, puis il était parti en passant par le Yémen avant de se rendre en Irak et sur d’autres fronts du jihad.

    «Péchés»
    Le professeur lui aurait simplement démontré comment il avait enfreint la charia à plusieurs titres : en mentant à ses parents, en recourant à la corruption en payant des passeurs, en trichant sur son identité ou encore en se mettant au service d’organisations destructrices : «Convaincu de ses péchés, le terroriste hésitait à désavouer dix-sept années de sa jeune vie. Je lui ai alors dit que la repentance est ce que Dieu préfère et qu’il n’est jamais trop tard.» L’homme aurait, depuis, repris des études pour devenir enseignant en langues vivantes.

    Au côté des ulémas, dont le rôle est central, il y a aussi des historiens, des responsables politiques, des sociologues, des psychologues ainsi que des formateurs professionnels qui comptent parmi les 4 00 intervenants spécialisés, dont 80 permanents, du Centre Mohammed ben Nayef. Ils prennent le relais d’une sensibilisation et d’une formation qui a commencé en prison pour les condamnés. A la fin de leur peine, ceux-là se portent volontaires pour suivre un parcours individualisé et quasi médicalisé. Accueillis au centre pour une période moyenne de trois mois, les «bénéficiaires», selon le terme officiel, sont soumis à un bilan psycho-sociologique complet. Celui-ci est réalisé à partir d’un logiciel utilisé par l’armée américaine et adapté par les experts saoudiens. Un cursus taillé sur mesure est alors développé selon la trajectoire, la personnalité, le niveau intellectuel, le potentiel, la situation familiale et les compétences de chaque candidat. «L’objectif de cette transition entre la prison et la société est une réinsertion progressive dans la vie sociale et familiale», explique le chef du programme.

    Expérience pionnière
    «Pour cela, le partenariat avec la famille et les proches est une pierre angulaire du programme», ajoute-t-il. Parents, épouses et enfants des pensionnaires sont invités à venir passer du temps, voire quelques jours, dans des appartements dédiés. Des permissions sont accordées pour retourner dans les familles, notamment lors des fêtes ou des vacances scolaires, et les anciens terroristes doivent revenir volontairement au centre. Un accompagnement complet est aussi organisé pour la réinsertion sociale par les études, la formation et la recherche d’un emploi. «Tous ces avantages font que le centre est parfois considéré comme une récompense pour les criminels», commente le psychologue. Ils expliquent sans doute en grande partie l’adhésion des volontaires et le taux de réussite. Avec 3 300 «bénéficiaires» et dix ans d’expérience, les autorités saoudiennes veulent mettre en avant leur expérience pionnière dans la déradicalisation. Des dizaines de délégations du monde entier et de responsables politiques ont visité ces deux dernières années le centre de Riyad ou son équivalent à Djeddah, la deuxième ville du pays. L’occasion aussi, pour le Royaume, d’affirmer sa détermination dans la lutte contre le terrorisme, qu’il est souvent soupçonné d’inspirer ou d’alimenter, au moins idéologiquement, par son wahhabisme rigoriste.

    libération fr
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