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Lettre de Jean Genet à Jean-Jacques Pauvert

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  • Lettre de Jean Genet à Jean-Jacques Pauvert

    Mon cher Pauvert,

    Il vous faut donc une présentation. Mais que dire d’une pièce dont j’étais détaché avant même qu’elle fût achevée ? Parler de sa composition serait évoquer un monde et un climat sans grandeur. […] C’est plutôt du théâtre en général que je voudrais dire quelques mots. Je ne l’aime pas. […] Ce qu’on m’a rapporté des fastes japonais, chinois ou balinais, et l’idée magnifiée peut-être qui s’obstine dans mon cerveau, me rend trop grossière la formule du théâtre occidental. On ne peut que rêver d’un art qui serait un enchevêtrement profond de symboles actifs, capables de parler au public un langage où rien ne serait dit mais tout pressenti. Or, le poète qui tenterait l’aventure verrait se dresser la bêtise hautaine des comédiens et des gens de théâtre. Leur trivialité, si, rarement, elle s’apaise, apparaissent alors l’inculture et la niaiserie. On ne peut rien attendre d’un métier qui s’exerce avec si peu de gravité ni de recueillement. Son point de départ, sa raison d’être, c’est l’exhibitionnisme. A partir de n’importe quelle attitude aberrante, on peut élaborer une morale ou une esthétique, il y faut alors du courage et du renoncement, et le travers qui est à l’origine du choix du métier d’acteur est commandé par la reconnaissance non désespérée mais complaisante du monde. L’acteur occidental ne cherche pas à devenir un signe chargé de signes, simplement il veut s’identifier à un personnage de drame ou de comédie. Le monde actuel, fatigué, incapable de vivre en actes, l’entraîne encore à cette vulgarité en le chargeant de représenter à sa place non des thèmes héroïques mais des personnages rêvés. Quelle sera donc la morale de ces gens ? S’ils ne végètent dans la pouillerie intellectuelle, mais amère, ils travaillent la vedette. Voyez-les luttant pour la première page des journaux. Il faudrait donc, à la fois, fonder plutôt qu’un conservatoire, une sorte de séminaire, puis, à partir de lui, bâtir des constructions théâtrales avec tout ce qu’elles doivent comporter de textes, décors, gesticulations. Car même les très belles occidentales ont un air de chienlit, de mascarades, non de cérémonies. Ce qui se déroule sur la scène est toujours puéril. La beauté du verbe quelquefois nous trompe quant à la profondeur du thème. Au théâtre, tout se passe dans le monde visible et nulle part ailleurs. […]

    Emu par la morne tristesse d’un théâtre qui reflète trop exactement le monde visible, les actions des hommes, et non les dieux, je tâchai d’obtenir un décalage qui, permettant un ton déclamatoire, porterait le théâtre sur le théâtre. J’espérais obtenir ainsi l’abolition des personnages — qui ne tiennent d’habitude que par convention psychologique — au profit de signes aussi éloignés que possible de ce qu’ils doivent d’abord signifier, mais s’y rattachant tout de même afin d’unir par ce seul lien l’auteur au spectateur. Bref, d’obtenir que ces personnages ne fussent plus sur la scène que la métaphore de ce qu’ils devaient représenter. Pour mener à moins mal l’entreprise, j’eusse dû, bien sûr, inventer aussi un ton de voix, une démarche, une gesticulation… C’est un échec. Je m’accuse donc de m’être abandonné sans courage à une entreprise sans risques ni périls. Je répète pourtant que j’y étais incité par cet univers du spectacle qui se satisfait d’approximation. A peu de choses près, le travail des comédiens relève de l’enseignement distribué dans les conservatoires officiels. Ceux qui osèrent quelques recherches s’inspirèrent de l’Orient. Hélas, ils le font à la façon des femmes du monde pratiquant le yoga. Les manières, les moeurs, l’entourage des poètes sont souvent d’une triste frivolité mais que dire de celles des gens de théâtre ? Qu’un poète découvre un grand thème et commence à l’ordonner, il faut bien, pour l’achever, qu’il l’imagine joué, mais s’il apporte à son travail la rigueur, la patience, les recherches, la gravité avec lesquelles on aborde un poème, s’il découvre des thèmes majeurs et de profonds symboles, quels acteurs sauront les exprimer ? Au lieu du recueillement, les gens de théâtre vivent dans la dispersion d’eux-mêmes. Faut-il les accuser ? Il est probable que ce métier s’impose à eux sous cette forme facile parce que, sous l’oeil d’un public repu et un peu jaloux, ils se prélassent à la fois dans une vie brève, mais sans danger, et dans une apothéose mécanique. Je le sais, des marionnettes feraient mieux qu’eux l’affaire. Déjà l’on songe à elles. Toutefois, il serait encore possible que cette formule théâtrale que j’appelle, toute et seulement allusive, me soit un goût personnel. Par cette lettre, je n’exprimerai donc que mon humeur.

    Sur une scène presque semblable aux nôtres, sur une estrade, il s’agissait de reconstituer la fin d’un repas. A partir de cette seule donnée qu’on y retrouve à peine, le plus haut drame moderne s’est exprimé pendant deux mille ans et tous les jours dans le sacrifice de la messe. Le point de départ disparaît sous la profusion des ornements et des symboles qui nous bouleversent encore. Sous les apparences les plus familières — une croûte de pain — on y dévore un dieu. Théâtralement, je ne sais rien de plus efficace que l’élévation. Quand cette apparence apparaît enfin devant nous — mais sous quelle forme, puisque toutes les têtes sont inclinées, le prêtre seul le sait, peut-être est-ce Dieu lui-même ou une simple pastille blanche qu’il tient au bout de ses quatre doigts ? — ou cet autre moment de la messe quand le prêtre, ayant avec la patène découpé l’hostie, pour la montrer aux fidèles — non au public ! — aux fidèles ? Mais ils baissent encore la tête, ils prient donc, eux aussi ? —, la reconstitue et la mange. Dans sa bouche l’hostie craque ! Une représentation qui n’agirait pas sur mon âme est vaine. Elle est vaine si je ne crois pas à ce que je vois qui cessera — qui n’aura jamais été — quand le rideau tombera. Sans doute une des fonctions de l’art est-elle de substituer à la foi religieuse l’efficace de la beauté. Au moins, cette beauté doit-elle avoir la puissance d’un poème c’est-à-dire d’un crime. Passons.

    J’ai parlé de communion. Le théâtre moderne est un divertissement. Il arrive qu’il soit, rarement, un divertissement de qualité. Le mot évoque assez une idée de dispersion. Je ne connais pas de pièces qui lient, fût-ce pour une heure, les spectateurs. Au contraire, elles les isolent davantage. […] Un théâtre clandestin, où l’on viendrait en secret, la nuit et masqué, un théâtre dans les catacombes serait encore possible. Il suffirait de découvrir — ou de créer — l’Ennemi commun, puis la patrie à préserver ou à retrouver. Je ne sais pas ce que sera le théâtre dans un monde socialiste, je comprends mieux ce qu’il serait chez les Mau-Mau, mais dans le monde occidental, de plus en plus touché par la mort et tourné vers elle il ne peut que raffiner dans la « réflexion » de comédie de comédie, de reflet de reflet qu’un jeu cérémonieux pourrait rendre exquis et proche de l’invisibilité. Si l’on a choisi de se regarder mourir délicieusement, il faut poursuivre avec rigueur, et les ordonner, les symboles funèbres. Ou choisir de vivre et découvrir l’Ennemi. Pour moi, l’Ennemi ne sera jamais nulle part, il n’existera plus de Patrie, fût-elle abstraite ou intérieure. Si je m’émeus, ce sera par le rappel nostalgique de ce qu’elle fut. Un théâtre d’ombres seul me toucherait encore. Un jeune écrivain m’a raconté avoir vu dans un jardin public cinq ou six gamins jouant à la guerre. Divisés en deux troupes, ils s’apprêtaient à l’attaque. La nuit, disaient-ils, allait venir. Mais il était midi dans le ciel. Ils décidèrent donc que l’un d’eux serait la Nuit. Le plus jeune et le plus frêle, devenu élémentaire, fut alors le maître des Combats. « Il » était l’Heure, le Moment, l’Inéluctable. De très loin, paraît-il, il venait, avec le calme d’un cycle mais alourdi par la tristesse et la pompe crépusculaire. A mesure de son approche, les autres, les Hommes, devenaient nerveux, inquiets… Mais l’enfant, à leur gré, venait trop tôt. Il était en avance sur lui-même : d’un commun accord avec les Troupes et les Chefs décidèrent de supprimer la Nuit, qui redevint soldat d’un camp… C’est à partir de cette seule formule qu’un théâtre saurait me ravir.


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