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Rachid Boudjedra : "La société algérienne est submergée par l'islamisme"

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  • Rachid Boudjedra : "La société algérienne est submergée par l'islamisme"

    ENTRETIEN. Une chaîne de télévision privée a voulu l'humilier avec une "caméra cachée". Le célèbre écrivain a confié au Point Afrique ce que ce fait lui inspire

    C'est dans son appartement au centre-ville d'Alger, où il emménagea au milieu des années 1990, après une intrusion terroriste dans son ancien domicile dans la banlieue proche, que nous reçoit Rachid Boudjedra, 76 ans, l'un des plus grands écrivains algériens vivants. L'auteur du roman subversif La Répudiation (1969) a été victime, la semaine dernière, d'un traquenard télévisuel organisé par Ennahar TV, une chaîne privée conservatrice, réputée proche des cercles du pouvoir. Il s'est agi d'une « caméra cachée » qui a provoqué une vague de protestation dans les milieux intellectuels, plus largement dans la société civile… et au-delà. Des médias, du Maghreb au Moyen-Orient, ont dénoncé une « opération à la mode daeshienne ». Il faut dire que Rachid Boudjedra, traduit dans le monde entier, s'assume communiste et athée. Loin de baisser les bras à la suite de ce traquenard télévisuel, il a poursuivi en justice la chaîne privée en cause. Il s'est confié au Point Afrique.
    Comment avez-vous vécu cette fameuse « caméra cachée » ? Comment qualifiez-vous ce qui vous est arrivé ?

    C'est un acte terroriste. L'un des « animateurs » de cette chaîne m'a appelé pour m'inviter à une nouvelle émission littéraire prévue pour le ramadan. J'ai donné mon accord de principe, mais il m'a dit qu'il fallait faire l'émission le jour même. Or, j'avais d'autres obligations. Trois jours plus tard alors qu'on était, avec ma femme et un couple d'amis, dans un restaurant, j'ai recontacté l'animateur et lui ai dit qu'on pouvait se voir après ce déjeuner. Mais lui et son équipe sont venus à l'avance au restaurant, insistant pour me voir de suite. Par politesse, j'ai laissé mon plat et je les ai rencontrés. Ils voulaient me parler seul à seul, et quand mon ami a voulu me rejoindre, ils lui ont assez brutalement demandé de nous laisser seuls ! J'ai trouvé leur comportement un peu violent, mais j'ai pensé qu'ils étaient simplement mal éduqués, sans trop y prêter attention. Ensuite, les deux gars de la télé m'ont dit : « Tu viens avec nous pour tourner l'émission, et on va raccompagner ta femme chez elle. » J'ai accepté, bien que, lorsque j'ai vu comment la voiture qui emportait mon épouse démarrait en trombe comme dans les films d'action, j'ai commencé à m'inquiéter. J'ai relativisé en me disant que c'était juste une émission de télé.

    Vous les avez suivis dans le hall d'un hôtel à Bab El Oued, El Kittani, dont une petite partie a été transformée en « studio » avec des caméras qui vous filmaient, dissimulées derrière un rideau…

    Oui. Ils ont commencé à me poser des questions sur Ahlam Mostghanemi (autre figure de la littérature algérienne), sur son succès, ses records de ventes de livres. J'ai simplement répondu que c'est une amie et collègue écrivaine. Tout de suite après, deux « policiers » sont entrés dans le faux studio, en blouson sombre, avec de faux revolvers à la ceinture et des badges de policier. Et là, les intimidations ont commencé, les cris pour me demander de dire « Dieu est grand » (Allahou Akbar), de proclamer la profession de foi... En fait, au tout début, avant que les « policiers » n'arrivent, je croyais que les animateurs déconnaient avant de démarrer la véritable émission, mais après…

    Après, j'ai eu vraiment peur. Je pensais que les faux policiers étaient en fait des terroristes, et qu'il s'agissait d'un guet-apens pour me tuer et tuer ma femme qu'ils avaient kidnappée. C'est pour cela que j'ai obéi et que j'ai répété tout ce qu'ils voulaient que je dise. Dans ma tête, je jouais ma vie ! Je me demandais juste quand est-ce qu'ils allaient m'égorger ou me tirer une balle dans la tête ! Je préférais cette seconde option. Et puis, au bout d'un moment, j'ai réagi en disant aux faux policiers : « Allons au commissariat ! » (Pendant ce temps, les « policiers » contrôlaient les papiers d'identité de l'écrivain, l'accusant d'« intelligence avec l'ennemi », lui demandant de prouver qu'il est musulman encore et encore, NDLR).

    À deux reprises, j'ai essayé de me lever de ma chaise, mais l'un des « animateurs » m'en a empêché de force. Il me disait : « De toute manière, tu iras en prison, qu'est-ce que tu veux qu'on te ramène en prison ? ! » C'était d'une cruauté, vous ne pouvez même pas imaginer. En plus, ils m'avaient confisqué mon téléphone, et ma femme, qui finalement a été emmenée chez nous à Alger-centre, a paniqué quand elle n'a pas pu me contacter. Jusqu'à aujourd'hui, elle est toujours malade. Je les implorais de me laisser appeler ma femme, savoir où elle était, mais l'équipe qui était là – une dizaine de personnes, entre les animateurs, les deux faux flics, et d'autres malabars – me répondait « après, après ». Je suis devenu fou d'inquiétude, pour moi, mais surtout pour elle. Je croyais vraiment qu'elle allait être tuée. Ensuite, vous avez vu la fin. Ils ont commencé à rigoler pour signifier que ce n'est qu'un jeu pour eux, tout en me bousculant. Mais ce n'était pas un jeu : j'ai été victime d'un acte de barbarie. Une barbarie en direct avec une voix off qui vilipendait l'athéisme !

    Qu'est ce que cet épisode horrible dit de l'état actuel de la société algérienne ? Cette violence banalisée, ces inquisitions ?
    Cela reflète une grave dégradation de l'état moral de notre société, une déliquescence. Je pense que, même si la société est opposée à l'islamisme armé, elle est submergée par l'islamisme. L'islamisme est très vivace. En plus, quand on voit le chômage, les injustices sociales, il est évident que beaucoup de jeunes restent fascinés par l'islamisme, et parfois par le terrorisme islamiste. Je plains notre société, car elle vit dans la peur, dans l'échec. Mais quand je parle de détérioration, la situation est assez généralisée. On peut aussi évoquer le cas de l'Europe, de la France, avec une situation sociale de plus en plus difficile et le désagrément des villes, leur insalubrité. Et là, je voudrais rappeler les choix des politiciens occidentaux : ces guerres de Syrie et d'Irak, qu'ils ont eux-mêmes provoquées, ont contribué à encourager le terrorisme qui maintenant frappe partout, y compris en Europe. Il faut rappeler que l'issue du Printemps arabe a été de remplacer Ben Ali par son ancien ministre des Finances, et Moubarak par Al-Sissi ! Qu'ont gagné les centaines de jeunes morts en Tunisie ou en Égypte ? Je ne parle même pas de la Libye où c'est le chaos absolu !

    Au début des années 2000, vous étiez plus optimiste quant à l'après-décennie noire des années 1990. Comment ressentez-vous le climat actuel ?

    Je ressens une sorte d'échec total. Ce que j'ai dit à l'époque était de l'optimisme idiot. Je pensais sincèrement qu'on allait passer à autre chose après cette crise qui a duré quand même 18 ans. Il faut se rappeler surtout la manière avec laquelle on a imposé la réconciliation nationale à travers un processus d'amnistie des groupes armés en échange de reddition. On a tout pardonné aux terroristes ; on leur a tout donné ; on a libéré des gens condamnés à mort ; on a offert des milliards à leurs chefs, ces tueurs, etc.

    Aujourd'hui, le terrorisme islamiste utilise des armes chez nous contre les agents de l'ordre, mais il agit aussi autrement, par l'intimidation, la peur, contre nous, nous, l'élite qui nous sommes opposés aux terroristes islamistes depuis plus de vingt ans. Il y a une idéologie islamiste derrière ces tendances, dans la plupart des chaînes privées ici. On voit bien qu'ils veulent imposer l'image de la femme qui ne doit pas travailler ni sortir, qui doit porter le voile… L'islamisme est puissant aujourd'hui chez nous. N'oubliez pas que les islamistes sont très riches. Qui, par exemple, contrôle aujourd'hui l'économie informelle ? Ce sont eux, majoritairement. C'est pour cela qu'on se retrouve dans un véritable désastre social ! Et nous, en tant qu'élite, nous sommes désemparés. Il n'y a qu'une minorité qui essaie vraiment de bouger, comme cela s'est passé avec la mobilisation autour de l'agression que j'ai subie. Il y a, heureusement, aussi une jeune génération formidable, de cinéastes, photographes, écrivains, peintres, journalistes… Mais ce n'est qu'une minorité là aussi, face à une majorité qui est marginalisée, qui souffre des injustices.

    Mais il y a eu, tout de même, une réaction rapide d'une partie de la société civile pour dénoncer cette fameuse « caméra cachée » : des pétitions, un sit-in devant l'Autorité de régulation de l'audiovisuel, des appels à boycotter certaines télés…

    La société civile a réagi énergiquement et rapidement, et c'est une première. C'est une excellente chose. Cette réaction traduit la gravité de la situation. Les choses sont dites clairement pour dénoncer la médiocrité, la régression. Et c'est déjà très positif. Psychanalytiquement, cela fait sortir toutes les saletés, tous les miasmes que nous avons tous, accumulés.
    Le frère du président Bouteflika, Saïd, qui est aussi son conseiller, est venu au sit-in de protestation pour vous dire que vous aviez subi une « ignominie ». Avez-vous été étonné de ce soutien ?

    Oui, ça m'a surpris sur le moment, mais j'ai tout de suite accepté ce témoignage de solidarité. Pour moi, ce n'était pas le pouvoir qui est venu témoigner sa solidarité, mais l'État, l'État algérien. Ce même État qui m'a protégé contre les menaces des islamistes armés en me donnant un pistolet et en me logeant dans des appartements sécuritaires avec une garde ! De plus, Saïd est connu pour son engagement de gauche, car il avait des responsabilités dans le syndicat des professeurs de l'université de Bab Ezzouar (USTHB, une des plus grandes universités d'Algérie).

    Finalement, la question centrale qui pose problème chez nous reste le vivre ensemble…

    Oui, accepter l'Algérien athée, juif, bouddhiste… Mais on est encore loin de régler cette question. Il existe heureusement cette minorité, dans notre propre société, qui croit à cette valeur du vivre ensemble. Même chez certains islamistes éclairés qui sont contre la violence, contre l'exclusion. C'est important de le souligner.

    * Auteur avec Mélanie Matarese des chroniques "Jours tranquilles à Alger" publiées chez Riveneuve Editions en 2016, avec une préface de Kamel Daoud.

    le Point fr
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