Comment l’attaquant de Notre-Dame, Farid I., doctorant, ancien journaliste, a-t-il pu finir par se radicaliser au point de se filmer devant un drapeau de Daech et de vouloir assassiner un policier?
Nous avons du mal à accepter qu'un jihadiste puisse être diplômé, scientifique ou avocat. Et pourtant, Farid I., doctorant, a fini par se filmer devant un drapeau de Daech avant de vouloir assassiner un policier devant Notre-Dame.
En 2007, deux jihadistes ont foncé dans l'aéroport de Glasgow, avec leur Jeep remplie de bonbonnes de gaz, mais ils n'ont réussi qu'à blesser légèrement un passant. L'un d'eux était médecin au Royal Alexandra Hospital, l'autre titulaire d'un doctorat d'ingénieur aéronautique.
Quant aux membres de la funeste secte de l'Ordre du Temple Solaire, ils comptaient parmi eux un chef d'orchestre de renommée internationale, un médecin charismatique et de nombreux bourgeois diplômés. Étudier à l'université n'empêche pas de croire que des extra-terrestres ont construit les pyramides d'Egypte, ni de penser qu'on peut faire voler des tables avec la force de son esprit, ou qu'on va se réincarner sur une planète lointaine peuplée d'êtres purs.
Si l'effort de réflexion que demandent le parcours éducatif et l'obtention de diplôme n'est pas là pour nous empêcher de basculer dans les croyances les plus occultes, à quoi sert-il?
Si l'effort de réflexion, que demandent le parcours éducatif et l'obtention de diplôme, n'est pas là pour nous empêcher de basculer dans les croyances les plus occultes ou dans la barbarie, à quoi sert-il? Cette question doit nous pousser à changer notre manière de voir les jihadistes. On imagine trop souvent ces derniers comme des jeunes défavorisés, en échec scolaire et au casier judiciaire bien rempli. Mais quand on regarde le profil des individus qui se radicalisent dans le monde ces vingt dernières années, force est de constater qu'ils viennent d'horizons culturels, professionnels et sociaux variés.
Sur quelle base commune pouvons-nous donc travailler pour lutter contre la radicalisation? Mettons d'abord que les jihadistes ont tous un désir d'absolu et qu'ils veulent détruire ce qui y fait obstacle, quitte à se sacrifier entièrement. Ensuite, que leur capacité de réflexion s'emploie activement à concrétiser ce projet destructeur. Hitler, Staline, Pol Pot ou Al Baghdadi causent d'autant plus de souffrances qu'ils peuvent être de brillants stratèges. Et pourtant, que d'erreurs de jugement dans leur raisonnement... Cela a l'air contradictoire? C'est le paradoxe des dictateurs et des radicalisés: leur qualité cognitive est soumise à leur immaturité émotionnelle. Intelligence et bêtise se trouvent ainsi dramatiquement liées, l'une étant au service de l'autre.
Être obsédé par la vérité, par exemple, brandir son nom à tout bout de champ et s'en estimer le seul détenteur, soi ou ses proches, c'est nier toute réflexion à venir et donc promouvoir l'idiotie. Utiliser des arguments sociologiques, historiques ou religieux pour s'estimer la victime absolue d'un système entièrement coupable, comme le font les jihadistes et leurs sympathisants, c'est refuser toute responsabilité individuelle et s'enfermer dans un manque flagrant de discernement.
C'est le paradoxe des dictateurs et des radicalisés: leur qualité cognitive est soumise à leur immaturité émotionnelle.
Un jihadiste peut devenir un champion de la rhétorique, démonter les raisonnements de ses interlocuteurs avec un certain brio, mais il finira par utiliser encore et encore les mêmes outils clivants, dans le but unique d'écraser sa victime et de se rehausser, tout en étant persuadé de flirter avec les sommets de la perspicacité. Il ne pense souvent qu'à ça, sa supériorité intellectuelle.
De manière générale, il est fréquent de confondre pensées en boucle et réflexion. La réflexion est un raisonnement constructif et dynamique, toujours en exercice, qui tâche de répondre à une question nouvelle, qui ne cesse de s'enrichir d'une autre information, d'une autre question et ainsi de suite. La pensée obsessionnelle, en revanche, est close. Certitude, elle ne fait que justifier une émotion négative qui trouve son origine dans un ou plusieurs traumatismes anciens et qu'on préfère cacher. Par exemple, penser tout le temps à son injustice, comme le fait le futur radicalisé, ce n'est pas réfléchir, mais c'est être assailli par une angoisse ancienne dont il va justifier l'existence en lui donnant une expression victimaire, communautaire, religieuse puis militaire. Confondant la souplesse de la réflexion avec la mécanique de la pensée en boucle, l'individu en voie de radicalisation finit par se croire très intelligent et distribue à tout va ses raisonnements expéditifs.
Le jihadiste se sent plus clairvoyant que ceux qu'il appelle "les endormis", alors qu'il réduit sa capacité intellectuelle à des formules chocs, fermées comme des poings.
"Ouvrez enfin les yeux!", disent les vidéos de propagande. "Réveillez-vous!". Dans une espèce d'Eurêka inversé, le jihadiste en devenir a l'impression de tout comprendre: qui sont les vrais coupables, les vrais innocents et comment fonctionne le "système". Il se sent plus clairvoyant que tous ceux qu'il appelle dorénavant "les endormis", alors qu'il réduit sa capacité intellectuelle à des formules chocs, fermées comme des poings.
On commet donc une bêtise, ou on en dit une, quand nos capacités intellectuelles sont prises en otage par un désir d'absolu, quel qu'il soit: faire plusieurs choses à la fois par exemple, critiquer ce qui fait obstacle à sa volonté de jouir sans effort, réifier l'autre, ou faire de grandes généralités, ce qu'on peut difficilement éviter. L'important est de finir par laisser la place au doute, à la question, à l'inconnu, pour continuer à avancer et s'enrichir. La réflexion est décuplée quand elle est libérée d'un tel désir d'absolu. Elle peut s'ouvrir à d'autres choses qu'à son ambition démesurée, ou à la douleur de ne pas l'atteindre, qui chacun agissent comme un astre brillant ou sombre, autour duquel gravitent des pensées binaires.
Farid I., doctorant, ancien journaliste, capable d'esprit critique, a finalement choisi la facilité, la lumière artificielle.
Farid I., doctorant, ancien journaliste, capable d'esprit critique, a finalement choisi la facilité, la lumière artificielle. Cela a probablement permis à ses obsessions de se stabiliser et de s'organiser autour du prêt-à-penser salafiste distribué en kit sur Internet, mais cela s'est fait au détriment de son intelligence. Pour vivre dans l'illusion d'une vérité totale, il lui a suffit de répéter mot pour mot ce que disent les vidéos de Daech avant de passer à l'acte.
C'est l'antithèse du thésard. Plus besoin de chercher, il a trouvé. Quoi ? Tout. C'est-à-dire la preuve qu'il ne sert plus à rien de réfléchir et donc de vivre.
Thomas Bouvatier Psychanalyste, spécialiste des dérives radicales, auteur de "Petit manuel de contre-radicalisations"
HUFFPOST
Nous avons du mal à accepter qu'un jihadiste puisse être diplômé, scientifique ou avocat. Et pourtant, Farid I., doctorant, a fini par se filmer devant un drapeau de Daech avant de vouloir assassiner un policier devant Notre-Dame.
En 2007, deux jihadistes ont foncé dans l'aéroport de Glasgow, avec leur Jeep remplie de bonbonnes de gaz, mais ils n'ont réussi qu'à blesser légèrement un passant. L'un d'eux était médecin au Royal Alexandra Hospital, l'autre titulaire d'un doctorat d'ingénieur aéronautique.
Quant aux membres de la funeste secte de l'Ordre du Temple Solaire, ils comptaient parmi eux un chef d'orchestre de renommée internationale, un médecin charismatique et de nombreux bourgeois diplômés. Étudier à l'université n'empêche pas de croire que des extra-terrestres ont construit les pyramides d'Egypte, ni de penser qu'on peut faire voler des tables avec la force de son esprit, ou qu'on va se réincarner sur une planète lointaine peuplée d'êtres purs.
Si l'effort de réflexion que demandent le parcours éducatif et l'obtention de diplôme n'est pas là pour nous empêcher de basculer dans les croyances les plus occultes, à quoi sert-il?
Si l'effort de réflexion, que demandent le parcours éducatif et l'obtention de diplôme, n'est pas là pour nous empêcher de basculer dans les croyances les plus occultes ou dans la barbarie, à quoi sert-il? Cette question doit nous pousser à changer notre manière de voir les jihadistes. On imagine trop souvent ces derniers comme des jeunes défavorisés, en échec scolaire et au casier judiciaire bien rempli. Mais quand on regarde le profil des individus qui se radicalisent dans le monde ces vingt dernières années, force est de constater qu'ils viennent d'horizons culturels, professionnels et sociaux variés.
Sur quelle base commune pouvons-nous donc travailler pour lutter contre la radicalisation? Mettons d'abord que les jihadistes ont tous un désir d'absolu et qu'ils veulent détruire ce qui y fait obstacle, quitte à se sacrifier entièrement. Ensuite, que leur capacité de réflexion s'emploie activement à concrétiser ce projet destructeur. Hitler, Staline, Pol Pot ou Al Baghdadi causent d'autant plus de souffrances qu'ils peuvent être de brillants stratèges. Et pourtant, que d'erreurs de jugement dans leur raisonnement... Cela a l'air contradictoire? C'est le paradoxe des dictateurs et des radicalisés: leur qualité cognitive est soumise à leur immaturité émotionnelle. Intelligence et bêtise se trouvent ainsi dramatiquement liées, l'une étant au service de l'autre.
Être obsédé par la vérité, par exemple, brandir son nom à tout bout de champ et s'en estimer le seul détenteur, soi ou ses proches, c'est nier toute réflexion à venir et donc promouvoir l'idiotie. Utiliser des arguments sociologiques, historiques ou religieux pour s'estimer la victime absolue d'un système entièrement coupable, comme le font les jihadistes et leurs sympathisants, c'est refuser toute responsabilité individuelle et s'enfermer dans un manque flagrant de discernement.
C'est le paradoxe des dictateurs et des radicalisés: leur qualité cognitive est soumise à leur immaturité émotionnelle.
Un jihadiste peut devenir un champion de la rhétorique, démonter les raisonnements de ses interlocuteurs avec un certain brio, mais il finira par utiliser encore et encore les mêmes outils clivants, dans le but unique d'écraser sa victime et de se rehausser, tout en étant persuadé de flirter avec les sommets de la perspicacité. Il ne pense souvent qu'à ça, sa supériorité intellectuelle.
De manière générale, il est fréquent de confondre pensées en boucle et réflexion. La réflexion est un raisonnement constructif et dynamique, toujours en exercice, qui tâche de répondre à une question nouvelle, qui ne cesse de s'enrichir d'une autre information, d'une autre question et ainsi de suite. La pensée obsessionnelle, en revanche, est close. Certitude, elle ne fait que justifier une émotion négative qui trouve son origine dans un ou plusieurs traumatismes anciens et qu'on préfère cacher. Par exemple, penser tout le temps à son injustice, comme le fait le futur radicalisé, ce n'est pas réfléchir, mais c'est être assailli par une angoisse ancienne dont il va justifier l'existence en lui donnant une expression victimaire, communautaire, religieuse puis militaire. Confondant la souplesse de la réflexion avec la mécanique de la pensée en boucle, l'individu en voie de radicalisation finit par se croire très intelligent et distribue à tout va ses raisonnements expéditifs.
Le jihadiste se sent plus clairvoyant que ceux qu'il appelle "les endormis", alors qu'il réduit sa capacité intellectuelle à des formules chocs, fermées comme des poings.
"Ouvrez enfin les yeux!", disent les vidéos de propagande. "Réveillez-vous!". Dans une espèce d'Eurêka inversé, le jihadiste en devenir a l'impression de tout comprendre: qui sont les vrais coupables, les vrais innocents et comment fonctionne le "système". Il se sent plus clairvoyant que tous ceux qu'il appelle dorénavant "les endormis", alors qu'il réduit sa capacité intellectuelle à des formules chocs, fermées comme des poings.
On commet donc une bêtise, ou on en dit une, quand nos capacités intellectuelles sont prises en otage par un désir d'absolu, quel qu'il soit: faire plusieurs choses à la fois par exemple, critiquer ce qui fait obstacle à sa volonté de jouir sans effort, réifier l'autre, ou faire de grandes généralités, ce qu'on peut difficilement éviter. L'important est de finir par laisser la place au doute, à la question, à l'inconnu, pour continuer à avancer et s'enrichir. La réflexion est décuplée quand elle est libérée d'un tel désir d'absolu. Elle peut s'ouvrir à d'autres choses qu'à son ambition démesurée, ou à la douleur de ne pas l'atteindre, qui chacun agissent comme un astre brillant ou sombre, autour duquel gravitent des pensées binaires.
Farid I., doctorant, ancien journaliste, capable d'esprit critique, a finalement choisi la facilité, la lumière artificielle.
Farid I., doctorant, ancien journaliste, capable d'esprit critique, a finalement choisi la facilité, la lumière artificielle. Cela a probablement permis à ses obsessions de se stabiliser et de s'organiser autour du prêt-à-penser salafiste distribué en kit sur Internet, mais cela s'est fait au détriment de son intelligence. Pour vivre dans l'illusion d'une vérité totale, il lui a suffit de répéter mot pour mot ce que disent les vidéos de Daech avant de passer à l'acte.
C'est l'antithèse du thésard. Plus besoin de chercher, il a trouvé. Quoi ? Tout. C'est-à-dire la preuve qu'il ne sert plus à rien de réfléchir et donc de vivre.
Thomas Bouvatier Psychanalyste, spécialiste des dérives radicales, auteur de "Petit manuel de contre-radicalisations"
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