Annonce

Réduire
Aucune annonce.

Venezuela, le sauve-qui-peut de la classe moyenne

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • Venezuela, le sauve-qui-peut de la classe moyenne

    Ils sont assis dans l'arrière-salle d'un fast-food, dans le centre commercial Sambil de Chacao, quartier de l'est bourgeois de Caracas. Comme un jour sur deux, l'opposition y a manifesté. David Pérez, 41 ans, porte une casquette et un bracelet aux couleurs du drapeau national, et a, derrière ses lunettes, la mine de ceux qui ont marché des heures : « Pourquoi on continue à lutter ? Parce que, dans le fond, on ne veut pas partir, on veut que ça change. Et si on s'en va, on veut laisser nos familles dans un pays meilleur. » Le lieu de rencontre n'a rien de fortuit : les centres commerciaux font partie des rares endroits où les Caraqueños se sentent en sécurité. Et puisqu'ils sont vides depuis que l'inflation les a rendus inaccessibles, il n'y a pas d'oreille indiscrète.

    Direction le Chili

    Ils sont cinq, ils ont de 21 à 50 ans et ils vont quitter le Venezuela, direction le Chili. L'expliquer suppose de dire du mal du gouvernement et on ne sait plus très bien ce que cela peut entraîner… « C'est un phénomène énorme et absolument nouveau, pour un pays qui s'est construit grâce à l'immigration. D'abord espagnole. Puis, dans les années 30, sont venus environ 300 000 Italiens, développe Tomás Páez, sociologue, professeur à l'Université centrale du Venezuela (UCV) et auteur d'un livre sur le sujet, La Voz de la diáspora venezolana. En 1960, sur 7 millions d'habitants, le pays comptait un million d'étrangers. Dans les années 70, il y a eu un ou deux millions de Colombiens chassés par la violence, le Venezuela devenait attractif à cause du pétrole. Ensuite, il y a eu les coups d'État dans le cône sud du continent, on a reçu des Argentins, des Chiliens, des Uruguayens, puis des Péruviens, des Équatoriens, des Haïtiens, des Dominicains… Mais depuis que Hugo Chávez a été élu, en 1998, le mouvement s'est inversé. » Depuis sa mort, l'arrivée au pouvoir de son dauphin Nicolás Maduro, la crise politique qui s'en est suivie en 2014, puis l'actuelle, le phénomène s'est s'accentué.

    Le fléau des enlèvements

    Pourquoi partir ? En premier lieu, il y a l'insécurité. « Je vis dans une bulle. Maison-boulot-maison, décrit Carlos Gutiérrez, 39 ans, directeur d'école. Je m'interdis de marcher, je fais tout en voiture. Une amie a été séquestrée avec ses deux filles, en 2015. Les ravisseurs avaient commencé par demander 2 millions de dollars. Un an plus tard, c'était le tour de son frère. On s'est tirés de la pauvreté en travaillant, je veux faire mon footing sans risquer d'être tué pour une montre, un téléphone, de l'argent ou parce que je n'ai rien sur moi. » Le dernier fléau, même pour la petite classe moyenne, ce sont les enlèvements. Chacun a une anecdote. « Avant, les histoires étaient lointaines, retrace César Villega, 40 ans. Ensuite, elles ont eu un nom et un prénom. Maintenant, c'est la fille du voisin. Qu'est-ce qu'il pouvait faire ? Il a vendu tout ce qu'il pouvait. On lui demandait 60 millions de bolivars [6 450 euros, NDLR]. » Les transports sont redoutés : « Mon frère est parti pour le Costa Rica, il avait été agressé quatre fois dans le métro. La famille de mon meilleur ami a été séquestrée trois fois », détaille Abraham Suárez, le benjamin de la bande, 21 ans. Il était étudiant en droit, il a abandonné il y a deux mois : « Le droit, ça ne s'exporte pas. J'étudie l'informatique, seul, pour partir. Un jeune comme moi n'a aucune perspective d'avoir un jour son appartement ici, de devenir indépendant, d'avoir un certain niveau de vie. »

    Huit Vénézuliens sur dix pauvres

    C'est l'autre raison du départ : la crise économique qui a plongé le Venezuela dans la pauvreté, alors que la présidence de Chávez, régime charismatique appuyé sur la manne pétrolière, lui avait vendu le rêve de la richesse universelle. L'inflation, de 800 % en 2016, pourrait atteindre 1 600 % en 2017 selon le FMI. « Je n'ai pas envie de partir, soupire David Pérez. J'ai un bon travail, je suis chef des achats de l'école d'ingénieurs de l'UCV. J'ai une voiture, un appartement. Je viens d'une famille pauvre, on connaît le prix des choses. On s'était habitués à voyager, à sortir, à dîner au restaurant… Tout ça, c'est fini. Ne plus pouvoir acheter un téléphone portable, qui coûte 2 millions de bolivars [215 euros, NDLR], un an de salaire minimum, c'est très frustrant. Une paire de chaussures, c'est cinq mois de travail ! » Dans le magasin de téléphonie, à côté de la cafétéria, le dernier Samsung Galaxy est même à 4 millions de bolivars (430 euros)… Ils s'excusent de parler de biens de consommation courante, d'avoir pris goût à un niveau de vie. Il y a plus grave. Une récente étude, menée par les chercheurs de trois universités, le groupe alimentaire Fundación Bengoa et des ONG, a conclu que le Vénézuélien moyen a perdu 8,5 kg en moyenne en 2016. Selon elle, 82,2 % de la population peut être considérée comme pauvre, 93 % ne peut satisfaire ses besoins alimentaires. Les produits de base, comme la farine ou le sucre, sont rationnés. Les plus pauvres bénéficient du Clap (Comité local d'approvisionnement et de production), des colis d'aide alimentaire. Est-il interdit, parfois, de vouloir autre chose ? « Hier, j'avais envie d'un hamburger, confesse Carlos Gutiérrez. J'ai cherché dans cinq supermarchés, je n'ai pas trouvé de pain. Et tu te demandes, mais pourquoi j'ai tant bossé ? Je ne peux pas m'acheter de voiture, je ne peux pas offrir de téléphone à ma nièce, et j'en ai marre de bosser pour ne manger que ce que le régime a décidé pour moi, avec les Clap. » Alors ils manifestent, ce qui ajoute une raison de partir à cause de la répression.

    Pas de statistiques officielles

    Autre jour, autre manif, autre quartier, le leur. De nouveau, c'est un centre commercial qu'ils proposent, une cafétéria, un peu plus fréquentée et ils baissent la voix lorsque passe un policier. Eux qui vivent à l'Ouest, dans le quartier populaire d'El Paraíso, ils sont encore allés manifester à l'Est. Car ils appartiennent à la population que le gouvernement décrit comme lui étant acquise. S'ils tentent le concert de casseroles, les « colectivos », motards qu'on dit armés par l'État, sont là pour les intimider. « Le 1er mai, ils attaquaient et dépouillaient, et les véhicules blindés de la police ne faisaient rien. Et pour la grande manif la semaine dernière, ils ne nous ont pas laissés sortir », raconte David Pérez. Il ajoute : « Mes voisins ont été arrêtés parce qu'ils ont eu un accident de voiture et que, dedans, la police a trouvé un lance-pierre et un masque à gaz. Ce n'était même pas un jour de manif. » La démocratie, ici, ils n'y croient plus.

    Comme eux, les Vénézuéliens sont des centaines de milliers à partir, même si l'on ignore leur nombre, sur 31 millions d'habitants. « Il n'y a pas de statistique officielle, car le gouvernement nie l'existence de cette émigration, assure Tomás Páez. Pour mon livre, nous avons fait nos propres calculs. Le premier pays de diaspora, ce sont les États-Unis, avec environs 400 000 Vénézuéliens. Suivent le Canada et le Mexique, en tout on arrive à 500 000. L'autre gros bloc, c'est l'Europe, avec l'Espagne, l'Italie, le Portugal, la France… En tout, 700 000. Ensuite, on trouve l'Amérique latine, Panamá en tête. La grande inconnue, c'est la Colombie, pays frontalier, parce que beaucoup ont la double nationalité. » Ce flux continu s'accentue vers l'Amérique latine depuis que des alliances régionales se sont nouées et qu'a émergé un marché local. La langue commune et la possibilité de voyager par voie terrestre rendent aussi ces pays plus attractifs. Ne reste plus qu'à s'organiser, une nouvelle lutte qui commence.

    le Point r
Chargement...
X