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Les nuits de Fred Vargas

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  • Les nuits de Fred Vargas

    La romancière parcourt la route à idées qui a fait naître «Quand sort la recluse»

    Une histoire de vengeance meurtrière. On pourrait résumer ainsi le nouveau roman déjà best-seller de celle qu’on se plaît à appeler « la reine du polar français », traduite dans une quarantaine de langues. Mais ce serait réducteur. Et pour cause.

    « Je me fous de l’histoire », balance Fred Vargas après avoir commandé un Coca-Cola zéro glace. « Ce qui m’intéresse, c’est de trouver une histoire, n’importe laquelle, qui me permette de manipuler les mots, la langue, le verbe », avance-t-elle.

    Avec Quand sort la recluse, cette médiéviste âgée de tout juste 60 ans, qui exerçait jusqu’à il y a une quinzaine d’années la profession d’archéologue-zoologue, nous offre un autre de ses polars atypiques, insolites, décalés, à saveur poétique et onirique, classifiés métaphysiques. Tout à fait à l’image de son commissaire vedette Adamsberg, pelleteur de nuages qui voit dans les brumes, qui fonctionne par associations d’images, de mots.

    Ce qui n’empêche pas ce directeur de la Brigade criminelle de Paris, dans le 13e arrondissement, de résoudre avec brio ses enquêtes. Même quand il semble s’égarer, se perdre en fausses pistes, son intuition finit par lui donner raison.

    Le voici qui doit éclaircir la mort de trois vieillards, victimes semble-t-il d’une morsure d’araignée. Cette araignée, dite la recluse, « se cache au fond d’un trou, elle a peur. D’où son nom. Elle se cloître ».

    De l’araignée cloîtrée aux femmes cloîtrées du Moyen Âge, dites les recluses, il n’y a qu’un pas que franchira allègrement Adamsberg. Ce qui le conduira à devoir éclaircir des histoires de viol. Mais jamais il ne perdra vraiment le fil, finalement.

    On serait tenté de dire la même chose de Fred Vargas. N’essayez pas de l’interrompre avant qu’elle ait terminé de dérouler son idée, qui elle-même se déroule en plusieurs parcelles d’idées complémentaires. Ça peut prendre un certain temps, en tenant compte du fait que toutes sortes de considérations hors propos peuvent se glisser.

    « Je bavarde, je bavarde, je bavarde », s’excuse-t-elle. La pollution à Paris, les stationnements intérieurs avec piliers de béton qui rendent la conduite difficile, les parents irresponsables qui laissent leur tout petit enfant traverser seul la rue pendant qu’ils sirotent tranquillement leur apéro à la terrasse du café parisien où elle m’a donné rendez-vous… Elle multiplie les digressions, mais finit chaque fois par reprendre le fil de son idée.

    « Dans le livre aussi je bavarde, vous avez remarqué ? laisse-t-elle tomber. Je m’amuse à faire des parenthèses. Un petit tour par-ci, un petit tour par-là… mais on revient sur l’allée. »

    La nuit, elle pense…

    Alors voilà, l’araignée. La recluse de son roman. On y est. Fred Vargas raconte qu’elle y a pensé un soir, comme ça, elle ne sait pas pourquoi. C’est le soir, dans son lit, toutes lumières éteintes, que lui viennent ses idées de roman. Le jour, elle n’y pense pas. Frédérique Audoin-Rouzeau, c’est son nom, oublie Fred Vargas pendant la journée.

    Elle avait déjà écarté une cinquantaine d’idées quand elle a pensé à des morsures d’araignée. « Je me disais qu’il y en aurait plein, que ce serait des meurtres et tout… À ce moment-là, je ne savais pas que la recluse n’était pas mortelle. » Le lendemain, elle a fait quelques recherches. « J’ai vu que, bon, sa piqûre est minable. Enfin, ça peut faire des dégâts si on ne prend pas d’antibiotiques… mais j’ai compris qu’elle était plutôt inoffensive, cachée, peureuse, et tout. Allez hop, poubelle, clac. »

    Mais Fred Vargas avait beau, soir après soir, chercher une autre idée, la recluse revenait la hanter. « Ça m’arrive tout le temps qu’il y ait une idée dont je ne veux pas qui est collée. Ça fait longtemps que ça dure, ce phénomène. »

    Elle donne l’exemple de son troisième roman, L’homme aux cercles bleus, paru en 1996. « J’avais cette idée d’objets entourés à la craie. Mais je me disais : pourquoi, à quoi ça sert ? Et à quoi sert la phrase “Victor, mauvais sort, que fais-tu dehors” ? N’importe quoi, aucun rapport. Et l’idée n’est pas partie. Je me disais : c’est pas vrai, pourvu qu’elle s’en aille, pourvu qu’elle s’en aille… »

    Pour son roman Temps glaciaires, plus récemment, c’est la figure de Robespierre qui lui est apparue une nuit, sans prévenir. « J’avais déjà mon idée de faire une histoire qui se passerait sur un rocher en Islande. Que voulez-vous que Robespierre vienne faire là, dans un roman contemporain ? J’ai été sciée quand même. Il a fallu que je trouve un scénario parce qu’il n’a jamais voulu céder. »

    Une seule fois, dit-elle, elle est arrivée à contourner une idée qui ne voulait pas la lâcher. « Mais j’ai été obligée de la traiter dans le livre suivant. » C’était l’idée d’un marin breton qui, grimpé sur une caisse à Paris, annonçait à la criée les nouvelles. « Je l’ai repoussée. »

    Elle a écrit L’homme à l’envers à la place. Mais le marin breton est revenu faire des siennes. « Il n’était pas content, tellement pas content que, quand j’ai cherché l’idée pour le roman suivant, il m’a dit : ce coup-ci, ça ne rigole pas ; j’ai été sympa une fois, mais c’est mon tour. » Ce qui a donné lieu à Pars vite et reviens tard, Prix des libraires et Prix des lectrices Elle 2002.

    L’embouteillage

    Les idées circulent dans sa tête comme sur une route, explique-t-elle. Il suffit d’imaginer une route à idées. « Vous attendez pour en attraper une qui vous semble bien, sinon vous les laisser passer, elles vont se jeter ailleurs. Mais il y en a une qui barre la route. Soir après soir, après soir. Elle crée un embouteillage. Et les autres ne peuvent plus passer. C’est ça, l’histoire de la recluse. »

    Une fois que Fred Vargas a capitulé, qu’elle a perdu la bataille contre l’idée dont elle ne voulait pas, encore lui faut-il trouver la musique du livre. « Et la musique, ça tient à des capacités d’harmonie, d’un passage à un autre passage. Il faut que la narration tienne pour que la musique puisse se faire avec elle. »

    Fred Vargas déplore que, lorsqu’on parle de romans policiers, on se concentre trop souvent sur l’intrigue, le suspense. « Alors qu’il y a autre chose dans le roman policier : il y a le roman aussi, c’est-à-dire la manière dont il est écrit. »

    Elle cite une phrase du zoologiste Buffon, « Le style, c’est l’homme », parle de Flaubert qui peaufinait ses textes à l’extrême, de Balzac qui griffonnait frénétiquement ses manuscrits afin de les recorriger. « Ce n’est pas tellement différent de quand on corrige 17 fois à l’ordinateur. Ce que Balzac corrigeait, c’était le son des phrases. »

    Le choix du roman policier s’est imposé à elle. « J’ai un grand plaisir à résoudre les problèmes, les énigmes. C’est mon premier objectif dans la vie. Pour les autres surtout. Pour moi-même aussi. Et un roman policier, c’est une résolution symbolique du bien et du mal, de la lutte du bien et du mal. J’ai choisi le polar pour ce plaisir fondamental de la résolution qui nous fait avancer dans la vie. »

    Ce n’est pas étranger non plus à son profil scientifique : « L’archéologie, c’est résoudre, je l’ai réalisé. » Pendant 10 ans elle a fait des recherches sur les mécanismes de transmission de la peste. Elle en a tiré un ouvrage publié en 2003, Les chemins de la peste. Le rat, la puce et l’homme. Le seul livre dont elle soit fière, dit-elle.

    Pour le reste, elle se dit désolée de ne pas avoir encore atteint, dans aucun de ses romans policiers, le son qu’elle cherche. « Quand je l’aurai atteint, j’arrêterai d’écrire », conclut Fred Vargas.

    Quand sort la recluse
    Fred Vargas, Flammarion, Paris, 2017, 480 pages

    le Devoir
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