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Un roman peut se retourner contre son écrivain et l'accuser de meurtre

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  • Un roman peut se retourner contre son écrivain et l'accuser de meurtre

    En février 2008, le journaliste David Grann publie dans les colonnes du New Yorker un article incroyable intitulé «True Crime». Ou l’histoire d’un écrivain raté, d’un livre sulfureux et d’un détective prêt à en découdre.

    Un roman peut être criminel. L’histoire regorge d’écrivains condamnés au nom de leurs œuvres: pour l’idéologie que leurs écrits propagent (le procès de Socrate, Dostoïevski pour ses essais critiquant le régime, Louis-Ferdinand Céline pour ses pamphlets antisémites…), pour des propos choquant les mœurs de leur époque (John Cleland pour son Fanny Hill : La fille de joie) ou encore, plus récemment, pour atteinte à la vie privée (Grégoire Delacourt contre Scarlett Johansson). Mais que se passe-t-il lorsque votre propre roman se retourne contre vous et vous accuse de meurtre?

    Un matin de décembre 2000, raconte David Grann [1], trois amis pêchent dans le fleuve de l’Oder, situé à l’ouest de la Pologne. Leur regard est happé par un objet flottant. Ils pensent d’abord à une bûche. Mais lorsque la bûche s’approche d’eux, ils découvrent qu’elle a de longs cheveux. Il s’agit du corps de Dariusz Janiszewski, 35 ans. Il a disparu depuis un mois. Sa mère l’identifie grâce à sa marque de naissance sur la poitrine.

    Dariusz Janiszewski est un homme d’affaires. Il travaille dans une agence publicitaire de Wroclaw, à cent kilomètres du fleuve dans lequel il a été repêché. Lors de l’enquête, la police criminelle interroge sa femme, ses proches et ses collègues. Personne ne comprend ce qui a pu se passer. Janiszewski est un homme calme, guitariste amateur de rock, sans dette ni casier judiciaire, et sans ennemi. Les inspecteurs sont dans une impasse. Ils n’avancent pas et le dossier finit alors au fond d’un tiroir.

    À l’automne 2003, l’inspecteur Jacek Wroblewski fouille dans le tiroir et tombe sur le dossier «Janiszewski». Il a 38 ans, et aime travailler tard avec une tasse de café à proximité. Pendant son temps libre, il suit des cours de psychologie à l’université de Wroclaw.

    Une affaire mystérieuse
    Wroblewski a bien entendu parler de l’affaire trois ans plus tôt, mais il n’y a jamais participé. Curieux, il décide de se plonger dans le dossier. La violence du meurtre l’amène à penser qu’il s’agit d’un acte ciblé, personnel. Le corps de Dariusz Janiszewski a été retrouvé quasi nu, comme si le ou les meurtriers avaient voulu l’humilier. Il ne peut s’agir d’un vol qui aurait mal tourné: ses cartes bancaires n’ont pas été utilisées, ni pendant ni après sa disparition. Plus loin se trouve la déposition de la mère de la victime, employée dans la même agence publicitaire. Elle y raconte que le jour où son fils a disparu, quelqu’un a appelé au bureau pour lui parler. Un homme qui ne souhaitait parler qu’à lui, et à lui seul. Comme cela avait l’air urgent, elle a communiqué au client le numéro de portable de son fils.

    Les enquêteurs ont bien sûr retracé l’appel et ont découvert qu’il avait été passé depuis une cabine téléphonique. Une minute plus tard, un autre appel a été enregistré depuis cette même cabine vers le portable de Janiszewski. La personne au téléphone n’est peut-être pas le meurtrier, mais en toute logique, elle est une piste à creuser. Sauf que cela n’a jamais rien donné. La personne n’a pas été retrouvée. Jacek Wroblewski referme le dossier et rentre chez lui.

    L’affaire le travaille. Les nuits suivantes, il rouvre le dossier et épluche chaque page. Il note que le portable de la victime n’a jamais été retrouvé. L’inspecteur, féru de nouvelles technologies, contacte donc le spécialiste en télécommunications qui vient d’arriver dans sa brigade. Première étape: retrouver le numéro de série du téléphone portable. Par chance, la femme de Dariusz Janiszewski a conservé le ticket de caisse. Et là bingo! Wroblewski découvre qu’un téléphone portable avec ce même numéro de série a été vendu sur un site de ventes aux enchères quatre jours après la disparition de Janiszewski. Le pseudo du vendeur est: «ChrisB».

    Sans trop de difficultés, le policier remonte à la source et découvre la vraie identité de ChrisB. Il s’agit de Krystian Bala. Il a 30 ans.

    Un roman
    Mais la personne qui vend le téléphone n’est pas forcément le meurtrier. Peut-être l’a-t-elle trouvé dans la rue, ou bien l’a-t-elle elle-même acheté à quelqu’un d’autre. Bala vit désormais aux États-Unis. Wroblewski décide, en attendant de pouvoir le contacter, de faire quelques recherches sur lui. Il découvre qu’il vient d’écrire un roman, Amok. Mettre la main dessus n’est pas chose aisée, car Amok a été peu distribué dans le pays. Son contenu jugé trop indécent, les libraires ont refusé de le prendre.

    L’histoire raconte la vie d’un intellectuel polonais qui philosophe, picole, baise et tue une femme pour le plaisir de la tuer, tout en se targuant de n’avoir jamais été appréhendé par les autorités. Le nom du anti-héros? Chris. Chris, comme le pseudonyme du vendeur, et comme Krystian.

    Wroblewski écorne les pages de Amok. En parallèle, il enquête sur Krystian Bala, ce jeune intellectuel obsédé par le postmodernisme, Nietzsche, et les femmes. Ses proches le décrivent comme quelqu’un adorant s’inventer une existence à travers quelque mensonges fabriqués. L’inspecteur remarque qu’en 2000, l’année de la mort de Janiszewski, Bala traverse une mauvaise passe. Son entreprise fait faillite et son mariage prend l’eau. Peu après ça, il met les voiles pour le continent américain. De temps à autres, il rentre en Pologne pour voir sa famille. Alors Wroblewski attend. Il prépare son dossier.

    Dans Amok, le narrateur vole la statue de Saint Antoine dans une église. Un ami de Bala raconte comment, un soir d’ivresse, ils ont tous les deux volé une statue de Saint Antoine dans une église. Mais quel écrivain ne se sert pas d’évènements réels passés, de sa propre vie, pour trouver l’inspiration? Et puis, le meurtre perpétré dans Amok ne ressemble pas à celui de Janiszewski. A une exception près: après avoir tué la jeune femme d’un coup de poignard, Chris décide… de le vendre sur Internet. L’inspecteur Wroblewski relève un autre détail. À un moment donné, Chris raconte qu’il a tué un homme. Sa petite amie ne le croit pas, et l’accuse d’être mythomane. «Qu’est-ce que tu ne crois pas – que ma station de radio a fait faillite ou que j’ai tué un homme qui m’a manqué de respect il y a dix ans de ça?», se défend-il.

    Wroblewski demande à une experte judiciaire de décrypter la personnalité du personnage de Chris dans Amok. La psychologue obéit mais précise que «délivrer une expertise psychiatrique de l’auteur à travers un de ses personnages de fiction serait une grave erreur». Et de fait, Wroblewski ne peut rien faire. Le roman de Bala ne peut constituer une preuve en soi. Et puis, quel aurait été le mobile du meurtre? Les deux hommes ne se connaissaient même pas.

    Une émission de télé
    Si la France se targue d’être le pays du droit d’auteur, elle n’a toutefois pas le monopole du respect de l’œuvre de fiction. D’autres contrées connaissent également le droit à l’information et la liberté d’expression. C’est le cas en Europe (art. 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne), et par conséquent, c’est le cas en Pologne. Mais Wroblewski n’en démord pas. L’affaire l’obsède.

    En février 2002, une émission de télévision polonaise type «Non élucidé» traite du meurtre jamais résolu de Janiszewski. Sur le site de l’émission se trouve une page avec des détails factuels, un numéro de téléphone à contacter pour toute personne qui détiendrait des informations, et autres mises à jour. Wroblewski remarque que la page a été visitée au cours des dernières années, aussi bien depuis le Japon que depuis la Corée du sud ou encore des États-Unis.

    A l’automne 2005, Krystian Bala arrive en Pologne.

    Wroblewski le tient. Il n’a pas beaucoup de temps. Il sait qu’il a besoin d’une confession pour le garder. «Je ne connaissais pas Dariusz Janiszewski, répond Bala, et je ne sais rien à propos de son meurtre.». L’inspecteur parle du téléphone portable, mais l’écrivain ne sait plus où il l’avait acheté à l’époque. Pas de mobile, pas de confession. Au bout de 48h, Krystian Bala est relâché.

    Dès sa sortie, il alerte les médias sur l’acharnement dont il est victime. Comment une œuvre de fiction peut-elle être utilisée contre son auteur? De quel droit? Mais de l’avis du policier, Amok est avant tout un jeu de piste. Il connaît le livre par cœur. La dernière phrase, notamment, constitue pour lui la clé de l’énigme: «Il fut celui tué par la jalousie aveugle».

    Pendant ce temps, Wroblewski regarde le passeport de Bala. Et voit des tampons du Japon, de la Corée du sud et, sans surprise, des États-Unis. Il note les dates. Les compare avec les visites enregistrées sur le site de l’émission télé. Tout concorde. Sauf qu’encore une fois, il en faut plus pour inculper un homme.

    Un mobile
    L’équipe de policiers reprend donc depuis le début. C’est-à-dire, depuis la cabine téléphonique. Ils découvrent que les coups de fil à Janiszewski ont été passés avec une carte prépayée. Or, chaque carte prépayée dispose d’un numéro d’identification. S’ils obtiennent ce numéro, ils connaîtront tous les appels téléphoniques passés avec ladite carte. Le spécialiste en télécommunications de la brigade arrive enfin à obtenir le fameux numéro. La carte prépayée a servi à appeler le bureau de Janiszewski, son portable, mais aussi les parents de Krystian Bala, sa petite amie, ses amis et son associé.

    Il manque toujours un mobile.

    Le coup de théâtre finit par arriver. Les enquêteurs ratissent large. Une amie de l’ex-femme de Bala raconte ainsi aux policiers qu’à l’été 2000, elles sont sorties en boîte de nuit. Au bar, elles ont discuté avec un homme aux cheveux longs. Dariusz Janiszewski.

    Woblewski décide d’interroger Stasia, l’ex-femme de Bala. Elle admet avoir rencontré Janiszewski, et être sortie une ou deux fois avec lui, mais avoir cessé tout contact après avoir découvert qu’il était marié. Et elle admet surtout que quelques semaines après l’avoir rencontré, Bala a débarqué chez elle en défonçant la porte pour lui avouer qu’il avait engagé un détective privé et qu’il savait tout au sujet de Dariusz Janiszewski. A quoi il ressemblait, là où il travaillait, et quelle chambre d’hôtel ils avaient visité ensemble. Krystian Bala connaissait la victime.

    «Il fut celui tué par la jalousie aveugle.»

    Krystian Bala fut condamné à 25 ans de réclusion criminelle en 2007. Depuis la prison de Wroclaw, il continue à clamer son innocence.

    1 — L’article de David Grann publié dans le New Yorker a donné lieu à un film avec Jim Carrey sorti cette année aux États-Unis. Retourner à l'article

    Slate
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