Un Italien vient de publier en Algérie, aux éditions Koukou (et l'on verra que ce n'est pas un hasard) ce qu'il a raison d'appeler un roman, même si son personnage Ali Bitchin est tout à fait historique, et même célèbre. Encore devrait-il l'être davantage tant il s'agit d'un homme exceptionnel, par son courage et son intelligence, étant entendu que ses "valeurs" comme nous disons étaient celles de son temps et pas du nôtre (ce qui paraît on ne peut plus normal évidemment !)
Célèbre pour avoir été un très grand Raïs ou chef des corsaires dits barbaresques de la Régence turque d'Alger pendant la première moitié du 17e siècle, il fut dans sa profession le digne successeur de celui qui lui aussi s'était rendu illustre par ses exploits un siècle plus tôt, et qu'on désigne généralement en français sous le nom de Dragut--dont on a dit qu'il avait été "le plus grand pirate turc de tous les temps".
Pour continuer la série des raïs célèbre, le plus connu et reconnu en Algérie est sans doute le Raïs Hamidou, un homme du 18e siècle et même du 19e, qui lui était vraiment d'origine algérienne, plus précisément kabyle, fils d'un tailleur de Boumerdès, et qui donna à la Régence d'Alger ses dernières heures de gloire avant sa conquête par les Français.
Ali Bitchin était, lui, d'origine italienne, ce qui fait qu'on le désigne parfois sous son nom italien francisé d'Ali Pégelin. Il est l'exemple même de ceux qu'on appelait des renégats, c'est-à-dire des captifs d'origine chrétienne qui faisaient le choix de se convertir à l'islam. La plus grande liberté leur était alors donnée de montrer leurs talents et d'accéder grâce à eux aux plus hautes fonctions.
La Régence d'Alger a été par là pendant au moins deux siècles (le 16e et le 17e) un lieu où l'on ignorait totalement les préjugés de naissance, qui étaient au contraire la règle fondamentale dans les sociétés aristocratiques d'Europe. Ce qui fait d'ailleurs que les analystes politiques les plus intelligents parmi ceux qui ont voyagé dans les Régences ont souligné les formes très originales du pouvoir exercé dans ces régions, à la fois démocratique et despotique et offrant des possibilités tout à fait inédites à cette époque au nord de la Méditerranée.
Ali Bitchin a été ce type de chef aussi fascinant que redoutable, et il se trouve qu'on a sur lui des appréciations mêlées, mettant en valeur ce double aspect, de la part d'un Français qui fut son captif pendant environ un an (1640-1641), un certain Emmanuel d'Aranda qui avait fort heureusement pour les lecteurs que nous sommes d'assez remarquables talents d'écrivain.
Mais il est évident que d'Aranda dans sa position de captif, ne pouvait être au courant des projets et ambitions politiques de son maître, et c'est pourtant ce qui rétrospectivement nous paraît digne du plus grand intérêt, même s'il s'agit d'hypothèses incontrôlées plutôt que de certitudes historiques.
Il y a dans la vie d'Ali Bitchin un mariage qui assurément attire l'attention. Gardons-nous bien de dire "fans la vie sentimentale" et laissons au romancier le plaisir de rêver à des amours à dire vrai très improbables, étant donné ce qu'on sait par ailleurs des mœurs d'un personnage
qui, comme on s'en doute, semble avoir été peu porté sur la galanterie ou le badinage amoureux.
Pour tenter d'être un peu plus sérieux, il faut se demander quel type d'alliance ce mariage représentait pour Ali. Et c'est là que nous retrouvons le très célèbre et pourtant très mal connu royaume de Koukou, dont le nom prestigieux a été repris par les éditions évoquées précédemment.
"Pour l'amour d'une princesse", tel est le sous-titre du roman italien consacré à Ali Bitchin en cette année 2017. Pas besoin donc de chercher la femme, selon une formule connue, mais plutôt à l'inverse de chercher la politique sous la prétendue histoire d'amour.
Incontestablement, Ali Bitchin a voulu s'allier au royaume de Koukou, peut-être moins puissant à son époque qu'il ne l'avait été un siècle plus tôt mais contrôlant encore une grande partie de la Kabylie et aux mains d'une famille dont le nom en arabe est Belkadi. La princesse dont il est question est fille d'Ahmed Belkadi. Il est certain que ce "royaume" même si ce nom ne convient pas très bien (on le trouve aussi désigné sous celui de "sultanat") représente des vestiges d'une puissance antérieure à la mainmise des Turcs sur ce qui devient avec eux la Régence d'Alger.
Et certain aussi que cette puissance (comme quelques autres dans l'intérieur du territoire de la Régence) représente une aspiration à l'autonomie, échappant d'ailleurs de fait, au moins partiellement, à l'autorité des Ottomans. C'est bien pour cette raison qu'Ali Bitchin a voulu s'en rapprocher, à un moment où lui aussi et de manière beaucoup plus immédiate, cherche à échapper aux diktats des Ottomans, par lesquels il estime que sa force militaire est exploitée sans compensation ni ménagement.
En s'unissant au royaume de Koukou, Ali Bitchin associe à la puissance considérable qu'il exerce en Méditerranée celle qui est détenue par une confédération kabyle de première grandeur, représentant, elle, l'intérieur du pays. Et ce qu'il y a de remarquable est que cette politique d'une grande intelligence est fondée sur un même désir d'autonomie éprouvée par les deux parties et tendant dès le début du 17e siècle à ce qu'on appellera plus tard l'indépendance de l'Algérie.
En fait, c'est bien du même combat qu'il s'agit, pour délivrer un pays qui n'en a que faire d'une tutelle injuste et dans les faits injustifiée.
Inutile de dire que le pouvoir turc qui exerce cette tutelle n'est nullement décidé à se laisser faire : même si l'on ignore les conditions dans lesquelles il est éliminé (par empoisonnement), Ali Bitchin disparaît en 1645, laissant au moins dans la basse Casbah d'Alger une mosquée qui témoigne de son alliance avec le royaume de Koukou--plutôt que de sa piété musulmane, car selon Emmanuel d'Aranda, il en était fort dépourvu : aussi intelligent que cynique, il savait bien qu'un vrai respect des valeurs religieuses ne lui aurait pas permis d'accéder à l'écrasante richesse et autorité qui ont été les siennes pendant quelque décennies !
Quoi qu'il en soit, l'enfant d'une très pauvre famille de Vénétie, enlevé par les corsaires barbaresques dès l'âge de dix ans, était devenu avec les années le maître incontesté d'Alger mais surtout un maître bien décidé à travailler pour ce qui, très vite, était devenu son pays, au lieu de ne penser qu'à sa gloire personnelle comme le font nombre de despotes et autres parvenus.
Denise Brahimi - Huffpost Algeria
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