Quelles sont les origines de la crise que traverse l’islam depuis l’émergence du wahabisme au XVIIIème siècle ? Jusqu’où remontent les origines de cette crise ? Le problème est-il dans les textes fondateurs de l’islam ou dans la lecture qu’en font les musulmans ou dans les deux à la fois ? La réalité de l’islam est-elle dans la loi exotérique (charia) ou dans la connaissance ésotérique (hakika) ? La loi (charia) continuera-t-elle à exister dans l’islam de demain ?
L’islam pourra-t-il dépasser la loi exotérique (charia) qui ne répond plus aux besoins et aux questionnements du monde actuel, pour enfin se réaliser dans la connaissance ésotérique, c’est-à-dire le soufisme ? Est-il possible que nous assistions demain à un islam purement spirituel et universel, un islam sans loi (charia) ni frontières sectaires et surtout sans oulémas (docteurs de la loi) ?
En gros, quel islam pour le monde de demain ?
À l’origine, une spiritualité laïque
L’islam, à l’origine, est une spiritualité séculaire (laïque). C’est à dire que l’islam n’a rien à voir ni avec l’État ni avec la politique. Le Prophète n’a fait que communiquer un message spirituel.
Il se trouve que cet islam originel a été détourné juste après le décès du prophète Mohamed, au profit d’un projet politico-religieux auquel on a donné le nom de « Califat ». Depuis, l’islam spirituel originel a été marginalisé et persécuté par les pouvoirs en place et les foukahas (docteurs de la loi musulmane) alliés historiques de ces pouvoirs. En effet de nombreux soufis ont été excommuniés et exécutés par les pouvoirs à la suite des fetwas (avis) décrétées par les foukahas. C’est le cas de Hadjar Ibn Adi, Halladj, Souhrawardi, Nassimi, Djami, pour ne citer que ceux-là. En revanche, les foukahas ont inventé une armada de textes et interprétations religieuses, afin de légitimer les agissements et politiques des pouvoirs en place (les califes), dont leurs conquêtes coloniales hégémoniques, officiellement et religieusement appelées « Djihad contre les mécréants » pour soi-disant « islamiser les populations non arabes ».
À la place de cet islam spirituel, les foukahas ont propagé un islam politique officiel qui a légitimé tous les pouvoirs temporels et détruit toute possibilité (théorique ou pratique) de vivre ensemble entre les différentes écoles musulmanes (doctrinales et jurisprudentielles telles que les Muatazilites, Ibadites, Philosophes, Soufis, etc.) sans parler des autres confessions telles que les Juifs et les Chrétiens qui étaient désormais considérés par les foukahas comme des « Dhimmis » c’est-à-dire pratiquement des « citoyens de deuxième collège ».
Le soufisme, représentant par excellence de la spiritualité musulmane, et contrairement au discours des foukahas, a de tout temps reflété l’image la plus belle et la plus lumineuse de l’islam, pour les valeurs d’amour, d’ouverture, de liberté, de vivre ensemble et d’universalité qu’il représente.
La destruction du vivre ensemble causée par la persécution du soufisme, est en grande partie responsable de la violence perpétrée malheureusement au nom de l’islam et qui a fait et continue à faire des milliers de victimes à travers le monde.
Par contre, les soufis n’ont jamais cautionné ou légitimé l’exclusion de l’autre, et encore moins la violence, sauf dans le cas de la résistance contre l’envahisseur étranger.
Mais pourquoi et comment les musulmans sont-ils passés de l’islam spirituel pacifiste et ouvert sur le monde, à un islam intégriste fermé, djihadiste et terroriste ?
Les causes du phénomène intégriste islamiste
Nulle part ailleurs que dans le monde musulman, le fanatisme religieux n’a fait, ces dernières années, autant de victimes, en Égypte, et surtout en Afghanistan, en Algérie, puis depuis quelques années en Syrie, en Iraq en Lybie et ailleurs, suite à la vague noire des « printemps arabes ».
Ce sont donc des raisons tout à fait particulières qui doivent expliquer la montée de l’intégrisme et du fanatisme islamique. À cet effet, on a souvent avancé les facteurs économiques et sociaux : la pauvreté, le chômage, la crise du logement, l’envahissement de la ville par la campagne, la corruption quand et là où elle existe, le régime politique, le système des libertés publiques, etc.
Loin de nous l’idée de négliger ces causes de mécontentement légitime dans nombre de pays. Mais, d’une part, le fondamentalisme existe partout dans le monde musulman, y compris dans les pays du Golfe où le niveau de vie est très élevé comparé aux autres pays arabes et musulmans. N’y souffre de pauvreté et d’exploitation parfois intolérable que la main-d’œuvre étrangère non occidentale. D’autre part, dans les pays non pétroliers où les causes de mécontentement économique et social sont réelles, une question se pose : ailleurs, partout dans le monde, ces facteurs sont invoqués en eux-mêmes ; les mouvements d’opinion se forment et les organisations se créent pour réclamer des logements, des augmentations de salaires ; alors pourquoi dans les pays musulmans ces différentes revendications sont-elles fondues dans une réclamation chimérique de retour à un État islamique où tous les problèmes seront résolus par la baguette magique de l’application de la charia (droit musulman classique) ? La réponse est-elle alors culturelle ?
On parle souvent des « particularités de la religion islamique » ou des « spécificités de la civilisation arabo-musulmane » qui doivent être respectées ; propos justes en eux-mêmes parce qu’ils signifient le respect de l’autre, mais qui ne justifient ni le retour aux châtiments corporels, ni le maintien de l’oppression de la femme, ni la reconstruction d’un État théocratique.
Toutes les civilisations et toutes les conceptions religieuses évoluent. N’oublions pas que les traces de l’héritage gréco-romain ne sont plus perceptibles dans l’organisation de l’État et le mode de vie des citoyens en Europe ou en Amérique. La pensée chrétienne d’aujourd’hui ne rappelle en rien les idées qui prévalaient à l’époque des croisades, de l’Inquisition ou du procès de Galilée. Depuis Vatican II, l’Église a pris congé du Moyen-Âge et fermé la parenthèse de la Contre-Réforme. Elle ouvre grandes ses portes et ses fenêtres. Certes, elle prend de temps à autre des positions contestables, mais il reste que le chemin parcouru depuis un siècle environ est impressionnant. Même en Israël où l’État est pourtant fondé sur la religion, avec l’émancipation de la femme, la loi mosaïque n’est plus respectée que partiellement.
C’est ainsi que la prohibition chrétienne du divorce ou la polygamie dans la loi mosaïque sont devenues des pièces de musée, et leur disparition aujourd’hui ne provoque aucun déchirement pour la grande majorité des croyants de ces deux religions. Ces innovations sont tellement bien intégrées dans la pensée collective chrétienne ou juive, qu’aucun courant politique européen ou israélien important ne réclame le retour à ces vieilles lois au nom de l’identité ou de l’authenticité ou d’un autre concept d’immobilisme ; et l’existence ici et là de sectes ou tendances fanatiques ne remet pas en cause le bien-fondé de ces affirmations, car ces groupes tout à fait minoritaires sont sans influence sur les conceptions dominantes du judaïsme ou de la chrétienté.
Cette métamorphose des deux autres religions monothéistes, par rapport à ce qu’elles étaient il y a quelques siècles, n’a rien d’étonnant car la loi de la vie est l’évolution et cette loi s’applique aussi aux conceptions religieuses.
L’islam n’est pas moins apte que le christianisme ou le judaïsme à évoluer.
Seulement, si les Européens ont vécu, souvent dans la douleur et avec des flux et des reflux, de profondes mutations technologiques, économiques, culturelles et politiques au cours des derniers siècles, les peuples musulmans ont, au contraire, connu un grand retard dans tous les domaines. Mais ce retard n’est pas une condamnation définitive et perpétuelle. Il peut être rattrapé. Les châtiments corporels ont disparu dans la plupart des pays musulmans depuis longtemps. En Tunisie, par exemple, les règles de la charia punissant le voleur de l’amputation du poing ou l’auteur d’adultère de la peine de mort par lapidation sont tombées en désuétude depuis des siècles. Le système bancaire, facteur de développement quand il est correctement organisé et bien dirigé, fonctionne normalement dans la quasi-totalité des pays musulmans malgré la prohibition religieuse du prêt à intérêt. La femme musulmane s’est évadée de ses trois prisons : elle n’est plus cloîtrée chez elle, elle a brisé les barreaux invisibles de l’ignorance et elle a déchiré son voile pour devenir citoyenne à part entière.
Ces différentes évolutions n’ont pas été réalisées sans difficultés ni débats parfois passionnés. Ainsi, pour citer un autre exemple d’évolution, quand l’esclavage a été aboli en Tunisie entre 1842 et 1846, certains chefs religieux « bornés » – les intégristes de l’époque – ont crié au scandale et à la trahison de l’islam sous prétexte que le Coran tolère cette institution et qu’on n’a pas le droit d’interdire ce que les textes sacrés autorisent. Bien plus, précurseurs de certains islamistes d’aujourd’hui, ils ont accusé les inspirateurs de l’abolition de vouloir « plaire à l’Occident ». Les réformateurs s’en sont courageusement défendus. Quand on lit les articles de Bayram, penseur tunisien du milieu du XIXe siècle, on les croirait écrits par un démocrate d’aujourd’hui. Ils ont démontré que l’abolition est plus conforme à l’esprit de la religion que le maintien de l’esclavage et qu’elle évite au maître les péchés nombreux qu’il commet en maltraitant ses esclaves.
Plus tard, Kacem Amine en Egypte et Abdelaziz Thaalbi en Tunisie ont appelé à l’instruction des filles et à la suppression du voile des femmes en utilisant toujours la même méthode de justification des réformes par l’esprit de la religion et la relecture de ses textes fondateurs.
Cette évolution a été possible grâce à de multiples facteurs. D’une part, les penseurs éclairés et les réformateurs ont souvent inspiré l’action de l’État quand il a fonctionné comme moteur de changement. D’autre part, la grande majorité de la population a suivi sans difficultés ; constituée d’une paysannerie souvent illettrée, elle ne s’est jamais distinguée par une religiosité fanatique ou un respect scrupuleux des préceptes sacrés ; la Bédouine, la Kabyle ou même la Chaouia par exemple n’a jamais porté le voile. Enfin la seule résistance au changement était confinée dans les universités religieuses, la Zitouna en Tunisie ou El-Azhar en Égypte, dont l’influence sur l’opinion publique ou la marche de l’État n’était pas déterminante.
Quand on pense à ces changements considérables, on est tenté de dire que les peuples musulmans ont réalisé leur mutation, qu’ils ont bel et bien quitté le Moyen-Âge pour accéder de plain-pied à la modernité et qu’ils ont su s’adapter aux exigences des temps nouveaux tout en restant fidèles à leur religion.
Mais les événements récents prouvent à l’évidence que ces changements restent fragiles. La raison en est que les structures politiques, juridiques, économiques et sociales ont beaucoup évolué alors que le système de références culturelles et le discours politique sont restés à la traîne.
Dans l’ensemble du monde musulman, parallèlement aux autres mesures de modernisation et de développement, une politique de généralisation de l’enseignement a été adoptée. Dans ce domaine, malheureusement, on a souvent, presque toujours, pensé en termes quantitatifs. Le contenu et les méthodes de l’éducation n’ont pas été mûrement réfléchis et sérieusement débattus. Généralement, on s’est contenté d’ajouter des enseignements de sciences et de langues étrangères aux programmes des écoles traditionnelles. Ces dernières n’enseignaient pas l’islam seulement en tant que religion. Elles le présentaient à la fois comme une identité et comme un système juridique et politique.
Or, la nation, entité naissante, n’est pas « l’Umma » (communauté des musulmans) ; le régime politique nouveau, fondé théoriquement sur la souveraineté populaire, n’a rien à voir avec le califat. Le régime juridique nouveau n’a rien à voir non plus avec la charia, ni par ses sources ni par son contenu. Le droit nouveau est adopté par le parlement théoriquement issu du suffrage universel, alors que la charia est l’œuvre de théologiens. Le droit pénal nouveau est conçu pour réhabiliter le délinquant ou au moins le mettre hors d’état de nuire, alors que le droit pénal chariaïque fait, comme tous les droits pénaux anciens, de châtiments corporels, contient des peines, comme la lapidation, dont le but est de faire souffrir.
L’islam pourra-t-il dépasser la loi exotérique (charia) qui ne répond plus aux besoins et aux questionnements du monde actuel, pour enfin se réaliser dans la connaissance ésotérique, c’est-à-dire le soufisme ? Est-il possible que nous assistions demain à un islam purement spirituel et universel, un islam sans loi (charia) ni frontières sectaires et surtout sans oulémas (docteurs de la loi) ?
En gros, quel islam pour le monde de demain ?
À l’origine, une spiritualité laïque
L’islam, à l’origine, est une spiritualité séculaire (laïque). C’est à dire que l’islam n’a rien à voir ni avec l’État ni avec la politique. Le Prophète n’a fait que communiquer un message spirituel.
Il se trouve que cet islam originel a été détourné juste après le décès du prophète Mohamed, au profit d’un projet politico-religieux auquel on a donné le nom de « Califat ». Depuis, l’islam spirituel originel a été marginalisé et persécuté par les pouvoirs en place et les foukahas (docteurs de la loi musulmane) alliés historiques de ces pouvoirs. En effet de nombreux soufis ont été excommuniés et exécutés par les pouvoirs à la suite des fetwas (avis) décrétées par les foukahas. C’est le cas de Hadjar Ibn Adi, Halladj, Souhrawardi, Nassimi, Djami, pour ne citer que ceux-là. En revanche, les foukahas ont inventé une armada de textes et interprétations religieuses, afin de légitimer les agissements et politiques des pouvoirs en place (les califes), dont leurs conquêtes coloniales hégémoniques, officiellement et religieusement appelées « Djihad contre les mécréants » pour soi-disant « islamiser les populations non arabes ».
À la place de cet islam spirituel, les foukahas ont propagé un islam politique officiel qui a légitimé tous les pouvoirs temporels et détruit toute possibilité (théorique ou pratique) de vivre ensemble entre les différentes écoles musulmanes (doctrinales et jurisprudentielles telles que les Muatazilites, Ibadites, Philosophes, Soufis, etc.) sans parler des autres confessions telles que les Juifs et les Chrétiens qui étaient désormais considérés par les foukahas comme des « Dhimmis » c’est-à-dire pratiquement des « citoyens de deuxième collège ».
Le soufisme, représentant par excellence de la spiritualité musulmane, et contrairement au discours des foukahas, a de tout temps reflété l’image la plus belle et la plus lumineuse de l’islam, pour les valeurs d’amour, d’ouverture, de liberté, de vivre ensemble et d’universalité qu’il représente.
La destruction du vivre ensemble causée par la persécution du soufisme, est en grande partie responsable de la violence perpétrée malheureusement au nom de l’islam et qui a fait et continue à faire des milliers de victimes à travers le monde.
Par contre, les soufis n’ont jamais cautionné ou légitimé l’exclusion de l’autre, et encore moins la violence, sauf dans le cas de la résistance contre l’envahisseur étranger.
Mais pourquoi et comment les musulmans sont-ils passés de l’islam spirituel pacifiste et ouvert sur le monde, à un islam intégriste fermé, djihadiste et terroriste ?
Les causes du phénomène intégriste islamiste
Nulle part ailleurs que dans le monde musulman, le fanatisme religieux n’a fait, ces dernières années, autant de victimes, en Égypte, et surtout en Afghanistan, en Algérie, puis depuis quelques années en Syrie, en Iraq en Lybie et ailleurs, suite à la vague noire des « printemps arabes ».
Ce sont donc des raisons tout à fait particulières qui doivent expliquer la montée de l’intégrisme et du fanatisme islamique. À cet effet, on a souvent avancé les facteurs économiques et sociaux : la pauvreté, le chômage, la crise du logement, l’envahissement de la ville par la campagne, la corruption quand et là où elle existe, le régime politique, le système des libertés publiques, etc.
Loin de nous l’idée de négliger ces causes de mécontentement légitime dans nombre de pays. Mais, d’une part, le fondamentalisme existe partout dans le monde musulman, y compris dans les pays du Golfe où le niveau de vie est très élevé comparé aux autres pays arabes et musulmans. N’y souffre de pauvreté et d’exploitation parfois intolérable que la main-d’œuvre étrangère non occidentale. D’autre part, dans les pays non pétroliers où les causes de mécontentement économique et social sont réelles, une question se pose : ailleurs, partout dans le monde, ces facteurs sont invoqués en eux-mêmes ; les mouvements d’opinion se forment et les organisations se créent pour réclamer des logements, des augmentations de salaires ; alors pourquoi dans les pays musulmans ces différentes revendications sont-elles fondues dans une réclamation chimérique de retour à un État islamique où tous les problèmes seront résolus par la baguette magique de l’application de la charia (droit musulman classique) ? La réponse est-elle alors culturelle ?
On parle souvent des « particularités de la religion islamique » ou des « spécificités de la civilisation arabo-musulmane » qui doivent être respectées ; propos justes en eux-mêmes parce qu’ils signifient le respect de l’autre, mais qui ne justifient ni le retour aux châtiments corporels, ni le maintien de l’oppression de la femme, ni la reconstruction d’un État théocratique.
Toutes les civilisations et toutes les conceptions religieuses évoluent. N’oublions pas que les traces de l’héritage gréco-romain ne sont plus perceptibles dans l’organisation de l’État et le mode de vie des citoyens en Europe ou en Amérique. La pensée chrétienne d’aujourd’hui ne rappelle en rien les idées qui prévalaient à l’époque des croisades, de l’Inquisition ou du procès de Galilée. Depuis Vatican II, l’Église a pris congé du Moyen-Âge et fermé la parenthèse de la Contre-Réforme. Elle ouvre grandes ses portes et ses fenêtres. Certes, elle prend de temps à autre des positions contestables, mais il reste que le chemin parcouru depuis un siècle environ est impressionnant. Même en Israël où l’État est pourtant fondé sur la religion, avec l’émancipation de la femme, la loi mosaïque n’est plus respectée que partiellement.
C’est ainsi que la prohibition chrétienne du divorce ou la polygamie dans la loi mosaïque sont devenues des pièces de musée, et leur disparition aujourd’hui ne provoque aucun déchirement pour la grande majorité des croyants de ces deux religions. Ces innovations sont tellement bien intégrées dans la pensée collective chrétienne ou juive, qu’aucun courant politique européen ou israélien important ne réclame le retour à ces vieilles lois au nom de l’identité ou de l’authenticité ou d’un autre concept d’immobilisme ; et l’existence ici et là de sectes ou tendances fanatiques ne remet pas en cause le bien-fondé de ces affirmations, car ces groupes tout à fait minoritaires sont sans influence sur les conceptions dominantes du judaïsme ou de la chrétienté.
Cette métamorphose des deux autres religions monothéistes, par rapport à ce qu’elles étaient il y a quelques siècles, n’a rien d’étonnant car la loi de la vie est l’évolution et cette loi s’applique aussi aux conceptions religieuses.
L’islam n’est pas moins apte que le christianisme ou le judaïsme à évoluer.
Seulement, si les Européens ont vécu, souvent dans la douleur et avec des flux et des reflux, de profondes mutations technologiques, économiques, culturelles et politiques au cours des derniers siècles, les peuples musulmans ont, au contraire, connu un grand retard dans tous les domaines. Mais ce retard n’est pas une condamnation définitive et perpétuelle. Il peut être rattrapé. Les châtiments corporels ont disparu dans la plupart des pays musulmans depuis longtemps. En Tunisie, par exemple, les règles de la charia punissant le voleur de l’amputation du poing ou l’auteur d’adultère de la peine de mort par lapidation sont tombées en désuétude depuis des siècles. Le système bancaire, facteur de développement quand il est correctement organisé et bien dirigé, fonctionne normalement dans la quasi-totalité des pays musulmans malgré la prohibition religieuse du prêt à intérêt. La femme musulmane s’est évadée de ses trois prisons : elle n’est plus cloîtrée chez elle, elle a brisé les barreaux invisibles de l’ignorance et elle a déchiré son voile pour devenir citoyenne à part entière.
Ces différentes évolutions n’ont pas été réalisées sans difficultés ni débats parfois passionnés. Ainsi, pour citer un autre exemple d’évolution, quand l’esclavage a été aboli en Tunisie entre 1842 et 1846, certains chefs religieux « bornés » – les intégristes de l’époque – ont crié au scandale et à la trahison de l’islam sous prétexte que le Coran tolère cette institution et qu’on n’a pas le droit d’interdire ce que les textes sacrés autorisent. Bien plus, précurseurs de certains islamistes d’aujourd’hui, ils ont accusé les inspirateurs de l’abolition de vouloir « plaire à l’Occident ». Les réformateurs s’en sont courageusement défendus. Quand on lit les articles de Bayram, penseur tunisien du milieu du XIXe siècle, on les croirait écrits par un démocrate d’aujourd’hui. Ils ont démontré que l’abolition est plus conforme à l’esprit de la religion que le maintien de l’esclavage et qu’elle évite au maître les péchés nombreux qu’il commet en maltraitant ses esclaves.
Plus tard, Kacem Amine en Egypte et Abdelaziz Thaalbi en Tunisie ont appelé à l’instruction des filles et à la suppression du voile des femmes en utilisant toujours la même méthode de justification des réformes par l’esprit de la religion et la relecture de ses textes fondateurs.
Cette évolution a été possible grâce à de multiples facteurs. D’une part, les penseurs éclairés et les réformateurs ont souvent inspiré l’action de l’État quand il a fonctionné comme moteur de changement. D’autre part, la grande majorité de la population a suivi sans difficultés ; constituée d’une paysannerie souvent illettrée, elle ne s’est jamais distinguée par une religiosité fanatique ou un respect scrupuleux des préceptes sacrés ; la Bédouine, la Kabyle ou même la Chaouia par exemple n’a jamais porté le voile. Enfin la seule résistance au changement était confinée dans les universités religieuses, la Zitouna en Tunisie ou El-Azhar en Égypte, dont l’influence sur l’opinion publique ou la marche de l’État n’était pas déterminante.
Quand on pense à ces changements considérables, on est tenté de dire que les peuples musulmans ont réalisé leur mutation, qu’ils ont bel et bien quitté le Moyen-Âge pour accéder de plain-pied à la modernité et qu’ils ont su s’adapter aux exigences des temps nouveaux tout en restant fidèles à leur religion.
Mais les événements récents prouvent à l’évidence que ces changements restent fragiles. La raison en est que les structures politiques, juridiques, économiques et sociales ont beaucoup évolué alors que le système de références culturelles et le discours politique sont restés à la traîne.
Dans l’ensemble du monde musulman, parallèlement aux autres mesures de modernisation et de développement, une politique de généralisation de l’enseignement a été adoptée. Dans ce domaine, malheureusement, on a souvent, presque toujours, pensé en termes quantitatifs. Le contenu et les méthodes de l’éducation n’ont pas été mûrement réfléchis et sérieusement débattus. Généralement, on s’est contenté d’ajouter des enseignements de sciences et de langues étrangères aux programmes des écoles traditionnelles. Ces dernières n’enseignaient pas l’islam seulement en tant que religion. Elles le présentaient à la fois comme une identité et comme un système juridique et politique.
Or, la nation, entité naissante, n’est pas « l’Umma » (communauté des musulmans) ; le régime politique nouveau, fondé théoriquement sur la souveraineté populaire, n’a rien à voir avec le califat. Le régime juridique nouveau n’a rien à voir non plus avec la charia, ni par ses sources ni par son contenu. Le droit nouveau est adopté par le parlement théoriquement issu du suffrage universel, alors que la charia est l’œuvre de théologiens. Le droit pénal nouveau est conçu pour réhabiliter le délinquant ou au moins le mettre hors d’état de nuire, alors que le droit pénal chariaïque fait, comme tous les droits pénaux anciens, de châtiments corporels, contient des peines, comme la lapidation, dont le but est de faire souffrir.
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