Annonce

Réduire
Aucune annonce.

Où en est le Venezuela après dix-sept ans de « socialisme du 21e siècle » ?

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • Où en est le Venezuela après dix-sept ans de « socialisme du 21e siècle » ?

    -1-

    Études marxistes no. 112

    Auteur:

    André Crespin

    Introduction

    Entre 2007 et 2010, la revue Études marxistes a publié différents articles sur le Venezuela de Chávez. Pol De Vos y a décrit l’état des lieux de l’économie et des classes sociales du pays ainsi que les différents conflits traversés par la Révolution bolivarienne (coup d’État, lock-out patronal, etc.)1. Dans deux autres articles, trois ans plus tard, il essayait de décortiquer le « socialisme du 21e siècle2 » et esquissait les défis économiques et politiques auxquels le pays était confronté. Il s’attardait à l’époque, entre autres choses, sur le nouveau parti créé par Hugo Chávez, le PSUV (Parti socialiste unifié du Venezuela) et sur le rôle d’avant-garde qu’il pourrait jouer pour garantir une progression et un approfondissement de la révolution.

    Au Venezuela, durant les cinq dernières années, plusieurs événements importants ont secoué la révolution bolivarienne en cours depuis 1999. Le nom de ce processus s’inspire de Simón Bolívar (1783-1830), général et homme politique vénézuélien. Bolívar apporta une énorme contribution à l’indépendance des pays tels la Bolivie, la Colombie, l’Équateur, le Panama, le Pérou et le Venezuela. Il rêvait d’une grande confédération regroupant l’ensemble de l’Amérique latine. C’est entre autres ce rêve d’unification des pays latino-américains, sans la présence de l’impérialisme américain, qui inspire aujourd’hui la révolution bolivarienne au Venezuela.

    Le décès d’Hugo Chávez, leader charismatique indiscutable, survenu le 5 mars 2013 marque indubitablement un tournant dans l’évolution du pays caribéen. L’élection un mois plus tard de son dauphin désigné3, Nicolas Maduro, les violences meurtrières du début de l’année 2014 tout comme les pénuries importantes et récurrentes observées ces dernières années doivent être analysées en termes de contradictions de classes. Par ailleurs, des facteurs objectifs d’ordre international comme celui de la baisse spectaculaire du prix du baril de pétrole ont sérieusement menacé la stabilité économique du pays.

    Qu’en est-il de l’évolution du pays et de la révolution bolivarienne menée contre vents et marées dans ce contexte changeant et électrique ? La notion de socialisme du 21e siècle en tant que telle s’est-elle éclaircie au cours du temps ? L’économie capitaliste, tant décriée par le camp des chavistes, est-elle en passe d’être abandonnée au profit d’une économie socialisée ? Quel rôle d’avant-garde le PSUV parvient-il à jouer ? Telles sont les questions qui seront abordées dans cet article.

    Sous la menace impérialiste permanente

    Dans un récent et très éclairant ouvrage, The WikiLeaks files4, un chapitre entier est consacré au Venezuela. Le livre rassemble les « câbles », c’est-à-dire les communications internes et secrètes de hauts diplomates étasuniens dont les plus impressionnants concernent l’Amérique latine. Au fil de la lecture de ces fuites, un paramètre revient constamment en filigrane et frappe le lecteur : la peur viscérale qu’ont les États-Unis de Chávez et de l’alternative qu’il incarnait et symbolise toujours. « Des dirigeants “populistes radicaux” constituaient pour les États-Unis une nouvelle menace à la sécurité nationale », indiquait déjà en 2004 le commandement de l’armée américaine en Amérique du Sud (SOUTHCOM)5. À d’autres moments, des ambassadeurs étasuniens de la région se retrouvent pour développer des stratégies coordonnées pour contrer la « menace » régionale inspirée par le Venezuela. Les rapports alarmistes envoyés à Washington évoquent « les plans agressifs de Chávez… pour créer un mouvement bolivarien unificateur en Amérique latine ». Puis, plus loin : « … il est clair que nous avons besoin de plus de ressources et d’outils (et de plus flexibles) pour contrer les efforts déployés par Chávez pour acquérir davantage d’influence sur l’Amérique latine aux dépens du leadership et des intérêts des États-Unis ». Bien entendu, les pistes envisagées pour contrer la menace incluent, entre autres propositions louches, le rapprochement et le renforcement des relations avec les leaders militaires de la région6.

    Une simple enquête menée par un moteur de recherche à propos des « leaks » concernant l’Amérique latine nous apprend que le Venezuela est cité 9 424 fois. C’est presque un record. Seul le Brésil, première économie du continent, sept fois plus peuplé que le pays de Chávez, est mentionné plus souvent (9 633 fois). À titre de comparaison, les deux autres poids lourds économiques latino-américains n’apparaissent que 8 966 fois (Mexique) et 5 653 fois (Argentine)7. Cela illustre bien l’importance stratégique que Chávez et son projet revêtent aux yeux des Américains. On pourrait même dire qu’il s’agit d’une véritable obsession.

    Au fil des câbles, la stratégie des Américains pour se défaire de Chávez est mise à nu. On y voit que l’USAID, officiellement l’agence étasunienne pour l’aide au développement, et l’OTI (Office of Transition Initiatives), véritables chevaux de Troie de l’impérialisme étasunien, y jouent un rôle majeur. Dans un document classé secret de novembre 2006, l’ambassadeur en poste, William Brownfield, décrit les cinq terrains d’action sur lesquels ses pions ont été actifs entre 2004 et 2006 : renforcer des institutions démocratiques, pénétrer la base politique de Chávez, diviser le chavisme, protéger le business étasunien vital et isoler Chávez au niveau international8.

    Sur chacun de ces thèmes, le suivi de la mise en œuvre est presque quotidien. Les diplomates se félicitent des avancées et se désolent des faiblesses observées sur le terrain. Ils ont notamment financé et aidé à la mise sur pied de dizaines d’organisations en tout genre, mais se lamentent du fait qu’elles ne sont pas viables sans perfusion américaine. Ceci démontre bien le manque total d’assise populaire de ces organisations au Venezuela : « sans notre aide continue, il est possible que les organisations que nous avons aidées à créer et qui représentent sans doute le meilleur espoir d’un système démocratique plus ouvert au Venezuela soient obligées de fermer boutique […]. Notre financement fournira à ces organisations le filet de sécurité dont elles ont vraiment besoin9. » À d’autres moments, les diplomates se plaignent de tensions existantes et des conflits parfois aigus entre différents membres et courants de l’opposition qu’ils essaient par tous les moyens de rassembler. Alors que de son côté, le camp chaviste semble difficile à diviser.

    Sur le plan international, les efforts pour isoler Chávez sont vains. PetroCaribe, une alliance entre les pays des Caraïbes et le Venezuela, premier exportateur de pétrole brut latino-américain, leur permettant d’acheter le pétrole à ce dernier à des conditions de paiement préférentielles, séduit de nombreux pays qui préfèrent se tourner vers Caracas plutôt que vers Exxon ou Texaco pour leur commerce pétrolier. L’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), cette organisation créée à l’initiative de Castro et de Chávez, qui soutient l’intégration des pays de l’Amérique latine et des Caraïbes sur la base de principes de solidarité, de complémentarité, de justice et de coopération, prend de l’importance. En tant que pays socialiste, Cuba y joue un rôle central. L’UNASUR, l’Union des Nations sud-américaines s’affirme depuis sa création en 2008. Le Venezuela fait désormais aussi partie du Mercosur, le marché commun du Sud, alors que les États-Unis ont tout fait pour inciter Argentins et Brésiliens à prendre leur distance vis-à-vis de Chávez. Encore une fois sans succès… Et les diplomates US d’interpréter à leur sauce les changements en cours sur le continent : « Le président vénézuélien Hugo Chávez cherche agressivement à diviser l’Amérique latine entre ceux qui approuvent sa politique populiste, anti-américaine et son message autoritaire et ceux qui cherchent à établir et renforcer le libre marché, des politiques et des institutions démocratiques10. »

    Les documents dévoilés par WikiLeaks ne sont que la pointe de l’iceberg de l’ingérence étasunienne au Venezuela et sur tout le continent pour tenter de déstabiliser, isoler, renverser Chávez. À travers les documents disponibles, on lit entre les lignes que l’impérialisme étasunien met tout en œuvre pour y parvenir. Bien sûr, par tous les moyens légaux, mais aussi par ceux qui le sont un peu moins. WikiLeaks démontre, par exemple, le rôle des États-Unis dans le coup d’État contre Chávez en avril 2002.

    La voie choisie par le Venezuela ne sera jamais tranquille tant que le pays continuera de « menacer » les intérêts américains et tant qu’il constituera une alternative de société crédible pour de nombreux pays dans le monde. La guerre médiatique, la guerre économique que dénoncent quotidiennement Maduro et son gouvernement ne sont pas des balivernes. Ils en subissent les conséquences constamment. Cela freine, handicape, met en péril le processus révolutionnaire en cours. Par ailleurs, l’histoire latino-américaine montre que l’impérialisme américain n’a jamais hésité à intervenir militairement quand la « nécessité » s’en est fait sentir. Il en va de même pour le Venezuela dont le territoire n’est pas à l’abri d’une intervention étasunienne.

    L’économie

    En août 2015, le gouvernement vénézuélien prenait la décision unilatérale de fermer plusieurs tronçons de sa frontière terrestre avec la Colombie. La mesure visait à s’attaquer de front aux problèmes frontaliers avec le pays voisin : les réseaux de contrebande, de trafic de drogue, de trafic d’armes et de prostitution.

    Pour illustrer l’ampleur de l’hémorragie, selon certaines sources proches du gouvernement, rien qu’à Cúcuta, ville frontalière côté colombien, 9 milliards (!) de dollars étaient brassés par mois ; c’était le résultat de la contrebande en provenance du Venezuela15. Un million de litres de carburant passaient quotidiennement et frauduleusement la frontière pour être revendus, comme le montrent les chiffres de la Banque Mondiale16, cinquante-quatre fois plus cher côté colombien ! À cela s’ajoutent les milliers et les milliers de tonnes de produits de consommation de base, largement subventionnés par le gouvernement bolivarien, que l’on retrouve non seulement le long de la frontière, mais aussi dans les grandes villes colombiennes de Bogotá, Cali ou Medellín, distantes de plusieurs centaines de kilomètres. Le président Maduro estime qu’environ 30 % à 40 % de ces produits subventionnés sont exportés frauduleusement vers la Colombie17.

  • #2
    -2-

    Il a fallu attendre la combinaison de deux facteurs macro-économiques importants pour que le gouvernement bolivarien prenne le taureau par les cornes. D’une part, les pénuries de certains produits de base issus de l’importation et, d’autre part, la chute dramatique des cours du baril de pétrole. En effet, entre juillet 2014 et janvier 2015, le prix du baril du pétrole est descendu sans discontinuer d’environ 110 dollars à 45 dollars18.

    Depuis le début de 2015, cette chute s’est stabilisée, mais le prix oscille depuis dans une fourchette de prix qui limite sérieusement les marges de manœuvre du Venezuela19. C’est donc face à de sérieuses difficultés économiques que Maduro et son équipe ont pris la décision de s’attaquer convenablement à l’hémorragie qui se déroulait depuis longtemps sous les yeux de tous à la frontière colombo-vénézuélienne.

    Depuis dix-sept ans et avec la première victoire de Chávez aux élections présidentielles de 1998, le défi de diversifier l’économie est présent pour tous les responsables politiques vénézuéliens. Plusieurs actions ont été entreprises pour y parvenir, mais la priorité reste identique au fil des ans. Encore en 2009, Michel Collon soulignait que « le grand défi du Venezuela était de passer d’une économie pétrolière avec redistribution sociale à une économie productive s’appuyant sur plusieurs secteurs20. »

    Dans l’ensemble, bien peu de chemin a été parcouru à l’égard des nombreux défis économiques auxquels le pays fait face depuis longtemps. Après plus de quinze années au pouvoir, la révolution bolivarienne peine à modifier sensiblement la structure de production du pays. Bien que conscients du double danger que représente à la fois la dépendance des importations pour les produits quotidiens et le fait d’être dans le viseur de l’impérialisme vu la politique sociale mise en œuvre, nous constatons que s’il faut répondre à la question de savoir si le gouvernement vénézuélien détient ou non le pouvoir économique, la réponse est compliquée.

    Comme peu de gouvernements dans la région, le Venezuela a une emprise et un contrôle important sur une bonne partie de son économie. La droite politique au Venezuela répète à l’envi qu’il s’agit d’ailleurs d’une des principales causes des difficultés que traverse le pays. Les différentes nationalisations d’entreprises-clés dans le pétrole ou la sidérurgie ou encore la commercialisation de biens subventionnés dans les Mercal21 prouvent la volonté du gouvernement de faire en sorte que l’économie soit au service du peuple et pas au profit de quelques nantis.

    Mais Caracas n’a pas réussi à se défaire de sa perfusion d’importations qui fournit le pays en biens de consommation. Le Venezuela ne parvient en effet toujours pas à produire lui-même ce dont il a besoin dans un domaine-clé comme celui de l’agriculture par exemple. En 2012, plus de 46 % de la farine de maïs (aliment de base de beaucoup de Vénézuéliens) a été importée, tout comme 53 % du riz et 36 % de la viande22. L’Institut national de nutrition résume cette situation en mentionnant que 43,7 % des calories disponibles dans le pays proviennent de l’étranger (chiffre de 2007) et que 7,57 milliards de dollars ont été dépensés en importations alimentaires selon les chiffres de l’Institut national de statistique23.

    Dans un pays au climat très favorable à l’agriculture, possédant une terre fertile et sur des superficies immenses, les projets de coopératives agricoles manquent d’impact pour infléchir la courbe de production intérieure vers le haut. Instaurée en 2003, la campagne Zamora, mise en œuvre par l’Institut national de la terre (INTI)24 créé par Chávez deux ans plus tôt, avait des objectifs ambitieux. Elle se chargeait notamment, lors de ses deux premières étapes, de la répartition effective de 2 millions d’hectares25 entre les paysans. Ceci aurait pu être le déclic pour récupérer petit à petit la souveraineté alimentaire vénézuélienne. Il y a de sérieux obstacles à surmonter, à commencer par les entraves des propriétaires terriens qui se voient expropriés et qui, de temps à autre, recourent aux services macabres de quelques paramilitaires qui n’hésitent pas à abattre un leader paysan trop dérangeant.

    Il y a aussi le manque de know-how d’une paysannerie peu nombreuse et qui n’a pas le savoir-faire agricole pour produire de manière efficace. Malgré ces difficultés, de réels progrès sont enregistrés dans certains domaines, avec des augmentations non négligeables de production locale de certains aliments de base comme le maïs et le riz, à raison de 7 % par an, ainsi qu’une autosuffisance en production de poulet atteinte en 2012 26. Mais ces avancées restent encore modestes.

    Parallèlement à cette difficulté de souveraineté alimentaire relative à la production, celle de la distribution pose problème, elle aussi, avec de récurrentes pénuries organisées par des forces hostiles au gouvernement. Les pénuries prennent d’ailleurs curieusement un caractère plus aigu dans les semaines qui précèdent des élections, démontrant de la sorte la fragilité du contrôle sur la distribution alimentaire dans le pays et la difficulté pour l’État d’y mettre fin. À certaines périodes, c’est pratiquement quotidiennement que l’on découvre un hangar où des stocks importants de farine de maïs ou de papier de toilette attendent patiemment, soit que les prix grimpent encore un peu suite à la demande croissante, soit un départ vers les pays voisins par les filières de contrebande.

    Finalement, le développement d’une industrie endogène, autre que celle liée à l’extraction et au raffinement du pétrole et du gaz, reste un défi primordial. Tout comme pour l’alimentation, une partie trop importante des produits de consommation courants est issue de l’importation au lieu d’être produite localement.

    Aperçu des forces politiques

    Au Venezuela, la fracture nette entre partisans et opposants de la révolution bolivarienne reste bien présente depuis ses débuts. Une petite majorité (qui varie entre 50,5 % et 65 % de la population selon ce qu’attestent les résultats électoraux) soutient et défend le processus bolivarien et une grosse minorité s’y oppose farouchement. Les progressistes sont regroupés dans le front électoral Gran Polo Patriótico Simón Bolívar27 qui rassemble quatorze partis de diverses tendances au sein de la gauche.

    Le PSUV, Parti socialiste unifié du Venezuela, incarnation de la volonté d’unité à gauche qu’Hugo Chávez a portée, représente, de loin, le plus important d’entre eux. Lors des élections présidentielles de 2012, il rassemblait à lui seul 78 % de l’ensemble des votes accordés à Chávez. Le PCV, Parti communiste du Venezuela, deuxième parti en importance, rassemblait 6 % des électeurs ayant réélu Chávez28. Avec un tel rapport de force au sein de la gauche, il est clair que ce sont les positions du PSUV qui dominent au sein des progressistes vénézuéliens.

    Bien que les critiques des communistes soient parfois dures, les avis du PCV sont écoutés et respectés par l’équipe de Maduro. Ce dernier sait d’ailleurs qu’il peut compter sur le soutien du PCV tant qu’il poursuit la politique de Chávez.

    La droite, quant à elle, s’est regroupée électoralement au sein de la MUD29, la Table de l’unité démocratique. Au sein de celle-ci se retrouvent une vingtaine de partis, du centre gauche à l’extrême droite.

    Depuis le début ― les fuites de WikiLeaks évoquées plus haut y reviennent largement ― elle a beaucoup de mal à rester unie derrière un ou une leader qu’elle peine à se trouver. Largement dominée par la droite, la principale fracture au sein de la MUD se situe entre ceux qui, d’une part, veulent rester dans les règles et le cadre de la constitution du Venezuela dans leur lutte pour une alternance politique et ceux qui, d’autre part, comme Leopoldo Lopez ou Maria Corina Machado sont prêts à utiliser tous les moyens possibles pour renverser le chavisme. Leur rôle prépondérant dans la salida au début de l’année 2014, en est l’exemple le plus flagrant.

    La salida (« sortie » en français) fut un appel de l’opposition après les élections communales de décembre 2013 à sortir coûte que coûte du « chavisme ». Des barrages urbains, des attaques sur des centres de santé, gérés en grande partie par du personnel cubain, et des infrastructures du gouvernement furent attaqués par des groupes de chocs. Une quarantaine de personnes furent tuées dans ce cycle de violence insurrectionnelle.

    En ce qui concerne les organisations sociales, le Venezuela a une histoire bien particulière. Contrairement à Evo Morales en Bolivie et, dans une moindre mesure, à Rafael Correa en Équateur, Hugo Chávez n’a aucune organisation civile à ses côtés lorsqu’il est élu président du pays en 1998.

    D’ailleurs, rappelle Michel Collon « ce n’est pas lui qui a gagné, ce sont plutôt les partis en place qui ont perdu, totalement discrédités et usés. […] Quand il arrive au pouvoir, il est certes porteur des aspirations de son peuple. Mais ce peuple ne dispose ni d’un parti de gauche puissant, ni de syndicats organisés et combatifs30. » Chávez comprend bien le défi de taille qu’il doit relever en priorité : l’organisation des masses depuis la base.

    Quand on a l’ambition de convertir « un État contre-révolutionnaire en un État révolutionnaire31 », l’implication des masses dans ce processus est indispensable. C’est dans ce contexte vierge que les premières formes d’organisations naissent, les comités urbains qui regroupent de 100 à 200 familles pour les démarches de régularisation de leurs logements construits souvent sans permis ni autorisation. Puis ce sont les Conseils communaux qui voient le jour. Ils reçoivent de petits budgets de l’État central, dans le but de contourner la bureaucratie et de les impliquer dans les décisions importantes qui concernent leur quartier, leur environnement. Et puis bien sûr il y a les milliers de misiones qui s’installent dans les quartiers pour garantir au peuple santé, alphabétisation, produits subventionnés et autres bienfaits de la révolution bolivarienne.

    Ces misiones sont elles aussi gérées par des personnes de la base. En somme, ce que Chávez a réussi à impulser peu de temps après son arrivée au pouvoir, c’est une vie démocratique participative au sein de laquelle « les bases participent réellement au processus, exercent un véritable contrôle sur les élus et débattent elles-mêmes du problème et des solutions32. »

    Avec une bonne dizaine d’années au compteur, ces comités, conseils et misiones sont toujours bien présents et assurent au quotidien que la redistribution de la rente pétrolière le soit au bénéfice de tous. Ils sont même devenus, au fil des ans, la marque de fabrique de la révolution bolivarienne. À travers ces comités, les masses vénézuéliennes sont mobilisables par le gouvernement dès que cela est nécessaire. S’il faut descendre dans la rue pour soutenir le gouvernement et le processus, les Vénézuéliens répondent toujours présents. Les manifestations organisées par la droite ne sont jamais aussi importantes que celles du camp chaviste.

    Mais il existe une faiblesse non négligeable dans l’organisation des masses vénézuéliennes : elles manquent de structures organisationnelles. Le peuple se bouge pour son propre quartier, pour sa propre commune, mais n’est pas vraiment organisé à un niveau supérieur. Les syndicats sont encore trop petits, trop peu implantés parmi les masses. La faiblesse relative des syndicats n’est que le reflet de la faiblesse du tissu économique vénézuélien. Le jour où le Venezuela produira plus, les syndicats croîtront et occuperont le rôle historique qui est le leur dans les processus révolutionnaires.

    Commentaire


    • #3
      -3-

      Perspectives

      En dix-sept ans d’existence, la révolution bolivarienne a atteint des résultats phénoménaux dans de nombreux domaines. Que ce soit la santé, l’éducation, le logement, hormis celui de Cuba, il n’y a probablement pas d’autre gouvernement latino-américain qui a autant œuvré pour son peuple que ceux de Chávez et de Maduro. Leur constance dans la durée de leurs succès électoraux (1 seul perdu pour 18 remportés) n’en est qu’une des démonstrations. Malgré cette constance, la pérennité de la révolution bolivarienne est menacée par plusieurs facteurs.

      En premier lieu, elle est menacée par le pouvoir réel de la droite et de l’opposition qui pourrait gagner l’un des prochains scrutins électoraux et ainsi reprendre le contrôle politique du pays. Après des progressions fulgurantes et des changements bien palpables pour les couches populaires lors des premières années de la révolution, un certain statu quo s’est installé. Par ailleurs, la boli-bourgeoisie, cette nouvelle classe née de la révolution bolivarienne, installée confortablement dans l’administration du PSUV et qui profite de sa position favorable pour pratiquer corruption et népotisme, joue un rôle actif au sein du parti dont elle veut justement freiner le processus révolutionnaire et transformateur ; elle tire en effet profit de cette situation stagnante.

      Face à cette situation, les masses, bombardées de contre-propagande matin, midi et soir par les médias dominants, seront gagnées tôt ou tard par un sentiment de lassitude vis-à-vis d’un processus révolutionnaire qui fatigue et au sein duquel les problèmes de corruption et de violences persistent.

      Le danger de renversement violent de la révolution bolivarienne reste lui aussi présent bien entendu. La salida de février 2014 en est l’exemple le plus récent. L’incitation à la violence tout comme, probablement, le financement des groupes délinquants ont conduit Leopoldo López, leader du parti Voluntad Popular à se retrouver sous les verrous.

      Évidemment, comme ce fut le cas lors du coup d’État de 2002, l’ombre des États-Unis n’est jamais très éloignée de chacun des événements déstabilisateurs qui ont lieu au Venezuela. WikiLeaks a dévoilé que, dès 200833, les Américains voyaient en Lopez quelqu’un qu’ils devaient appuyer, car ils pensaient qu’il était capable d’unir l’opposition.

      En troisième lieu, la volatilité des prix du pétrole est telle que personne n’ose prédire son évolution à moyen ou long terme. La chute drastique de 2014, déjà abordée plus haut, a sérieusement sabordé la mise en œuvre du programme gouvernemental. Il faut souligner que les dépenses sociales sont garanties et ne sont donc pas touchées par les restrictions budgétaires que la conjoncture impose. Il n’empêche que Maduro est activement à la recherche d’argent pour son pays. Début 2015, il a pratiquement fait le tour du monde pour s’enquérir des possibilités de prêts de plusieurs dizaines de milliards de dollars auprès de la Chine, de la Russie, du Qatar ou encore de l’Arabie Saoudite. Encore plus qu’auparavant, il est apparu que la manne pétrolière vendue à bon prix était la pierre angulaire sur laquelle reposait le financement de la révolution bolivarienne. À défaut d’avoir pu suffisamment diversifier son économie et garantir par exemple une autosuffisance alimentaire, Caracas est aujourd’hui contraint à se tourner vers des pays amis pour stabiliser son économie.

      Quel jugement portent les communistes vénézuéliens sur le processus en cours ?

      L’avènement du PSUV est une des plus grandes preuves de l’intensité de la vie politique au Venezuela. Lors de l’annonce de sa création en 2008, 5,8 millions de personnes se sont inscrites comme « candidats militants ». Lors du congrès du 9 mars 2008, 92 000 délégués représentant 1,2 million de membres actifs se sont retrouvés lors de la session plénière. Ces chiffres donnent le tournis… Un tel nombre de participants ne peut que donner lieu à une grande diversité d’avis et de courants au sein du parti. En ce sens, et comme le mentionnait déjà Pol De Vos en 2009 34, il s’agit plus d’un front progressiste que d’un parti politique ayant un cadre d’analyse et une stratégie bien définis. Il est utile de lire comment le PSUV lui-même se définit : « une instance d’unité sociale et politique d’une majorité écrasante composée de travailleurs de tous les secteurs, de paysans, de la jeunesse, d’indépendants et de petits entrepreneurs de la campagne comme de la ville, dans le cadre d’un processus révolutionnaire. Le PSUV a œuvré tel une force centripète en rassemblant des expériences et des individus aux trajectoires dissemblables. […] Guérilleros et militaires, jeunes et vétérans, communistes et chrétiens, révolutionnaires et réformistes, entre autres nombreuses dichotomies présentes dans d’autres cadres sociopolitiques et s’y manifestant de manière aiguë, convergent au Venezuela sur l’unique axe sur lequel peut avoir lieu une telle agrégation dans n’importe quelle partie du monde : la révolution socialiste35. »

      Étant donné cette diversité, les concepts mêmes de « socialisme », de « révolution nationale démocratique », de « propriété des moyens de production » ne sont certainement pas « homogènes » au sein du PSUV.
      Face à ce mélange de prodigieuses et indéniables réalisations du gouvernement vénézuélien et d’énormes défis auxquels il fait face, le Parti communiste du Venezuela (PCV) souligne des éléments du processus sur lesquels, selon lui, les efforts doivent être portés pour sauvegarder et approfondir la révolution bolivarienne. Dans un article d’août 2015 intitulé « le dilemme de l’improvisation », le PCV pointe du doigt le manque de stratégie dans le processus révolutionnaire bolivarien : « Lors des trois derniers lustres, à l’initiative de l’Exécutif, il y a eu des efforts importants pour s’engager dans la voie de transformations sociales. Cependant, cette intention s’est vue limitée par la culture de l’improvisation, non seulement dans sa conception et sa vision, mais aussi dans son exécution et son suivi, souvent effectués avec impulsivité et presque toujours déconnectés des autres secteurs, particulièrement le secteur productif36. »

      Selon le PCV, pour approfondir le processus, le gouvernement devrait poser des objectifs clairs, les étapes intermédiaires à atteindre pour y parvenir, un planning clair de ce qu’il faut entreprendre dans l’immédiat, et ce, dans une perspective de développement des forces productives et du renversement du capitalisme. Dans un pays qui fonctionne depuis des décennies sur des recettes issues de la vente du pétrole, cet exercice compliqué de planification est d’autant plus dur pour le Venezuela que c’est un exercice de type nouveau : « L’exécution de politiques qui élèvent les conditions sociales de vie de notre peuple est profondément liée au développement des forces productives, un duo qui doit se retrouver dans l’exercice réel de planification qui doit tenir compte de leur interdépendance37. »

      Et le PCV d’insister sur les bénéfices que l’on peut tirer de la planification et des raisons pour lesquelles elle est utile (et nécessaire) sous le socialisme : « Notre indépendance politique actuelle nous a offert l’opportunité précieuse d’entreprendre un projet populaire, démocratique, antioligarchique et anti-impérialiste. Et ceci ne s’oppose en rien au fait d’utiliser les meilleurs outils générés par le développement historique de l’humanité et des sciences pour satisfaire les nécessités du pays. Bien au contraire, il est de notre devoir de démontrer que ces outils sont bien plus utiles quand ils ne sont pas soumis aux intérêts de la bourgeoisie et encore moins à ceux de l’impérialisme38. »

      Dans une réflexion sur la nature de la révolution bolivarienne et sur ses perspectives, le PCV constate que l’État vénézuélien actuel reste un État essentiellement bourgeois, basé presque exclusivement sur la redistribution de la rente pétrolière. Les communistes vénézuéliens insistent sur trois tâches immédiates à réaliser pour pouvoir « transcender » cet État bourgeois et construire un nouveau modèle au sein duquel les entreprises et les institutions étatiques seront gérées de manière démocratique et participative.

      Lutter aujourd’hui contre la corruption, la bureaucratie et le manque d’efficacité de l’appareil administratif actuel est la première des tâches immédiates des révolutionnaires pour défendre et approfondir les changements dans le pays.

      Construire et consolider des espaces de débats et d’échanges entre les forces politiques et sociales du processus révolutionnaire. Il faut que la participation effective de la population soit un outil efficace pour mettre en application les tâches à réaliser pour le bon avancement de la révolution.
      Ouvrir et alimenter un débat profond, y compris avec le gouvernement, sur le socialisme. Il faut clarifier son concept et mieux cerner le caractère et la nature des obstacles qui nous séparent de la possibilité objective de sa construction (conférence nationale du PCV, mars 2013)39.

      Par ailleurs, pour porter un coup dur à la bourgeoisie parasitaire qui s’enrichit sur l’importation des biens de consommation tout en spéculant sur le taux de change bolivar/dollar40 et qui est, faut-il le préciser, responsable d’une bonne partie de la déstabilisation économique du pays, le PCV exige la nationalisation complète du commerce extérieur, avec une entité étatique unique pour les importations41.

      Finalement, face aux difficultés économiques récurrentes observées dans les processus progressistes en Amérique latine, le PCV déclare qu’ils « sont en train d’atteindre les limites que leur fixe le système capitaliste, et montre de la sorte que le vrai Pouvoir est encore aux mains de diverses couches de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie » et que « le Pouvoir doit être conquis par le peuple travailleur et conscient, organisé et mobilisé […] pour générer une rupture du système capitaliste, de ses institutions et de ses valeurs » (11 juillet 2014, séance plénière du Comité central).

      Commentaire


      • #4
        -4-

        Conclusions

        « L’unique manière d’en finir avec la pauvreté est de donner du pouvoir aux pauvres42 », déclarait en 2003 Hugo Chávez Frías lors d’une conférence à l’université de Buenos Aires. Cette notion de pouvoir est essentielle. Sans la capacité de l’exercer, le peuple reste un acteur passif de tout processus politique. S’il ne peut pas participer à la gestion d’un budget, donner son opinion sur des orientations à prendre, s’il ne peut pas lui-même apporter son savoir-faire dans la construction quotidienne d’une nouvelle société, il ne sera jamais complètement émancipé. Chávez voyait déjà à l’époque les dangers qui guettaient sa révolution : d’une part, une attitude conformiste et passive des masses vis-à-vis de ce que la « révolution » pouvait leur offrir et, d’autre part, le rôle parasitaire de la nouvelle boli-bourgeoisie naissante, responsable de la redistribution sociale de la rente pétrolière, tombant en même temps dans la bureaucratisation, le clientélisme et la corruption.

        Tout au long de sa vie politique et entre autres grâce à ses talents de tribun hors pair, Hugo Chávez n’a cessé de sensibiliser et d’agiter son peuple pour qu’il soit lui-même moteur du processus révolutionnaire en marche. Garantir leur participation, c’est permettre aux masses populaires d’apprendre à partir de leur propre expérience. C’est faire progresser leur conscience révolutionnaire tout en luttant contre les éléments réactionnaires qui s’accrochent à leurs privilèges.

        La boli-bourgeoisie est un élément interne au processus révolutionnaire en cours au Venezuela, contrairement au prix du pétrole sur lequel Maduro et son gouvernement n’ont pratiquement aucune prise. Il est donc logique de concentrer ses forces à lutter contre les influences réactionnaires qu’elle entretient dans le développement vers le socialisme. En 2007 déjà, le référendum (perdu par 49 % contre 51 %) proposé par Chávez aurait permis, s’il avait été approuvé, au-delà de l’instauration de la journée de 6 heures et de la généralisation de la sécurité sociale, de donner bien davantage de « pouvoirs aux conseils communaux de base afin qu’ils puissent contrôler et contourner la bureaucratie »43.

        C’est sans doute justement le manque de participation de la boli-bourgeoisie elle-même dans la campagne pour ce référendum qui a fait en sorte que le vote le plus « révolutionnaire » qui ait été porté au jugement du peuple vénézuélien ait été perdu par le camp chaviste. Mais cette lutte pour faire avancer la révolution doit continuer. La gangrène de la corruption entretenue par la boli-bourgeoisie ne sera éradiquée que si les masses s’impliquent davantage dans la prise de décision, dans le contrôle et la gestion des deniers publics.

        Ce faisant, elles développeront leur conscience politique par leur propre expérience et feront mûrir de la sorte les conditions subjectives pour une transition à une réelle économie socialisée. La bourgeoisie nationale et l’impérialisme américain ne manqueront pas bien sûr de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher ce passage au socialisme. Mais le peuple vénézuélien déterminé saura se montrer à la hauteur des tâches complexes qui l’attendent.

        André Crespin est coordinateur « politique et mouvement » à Médecine pour le Tiers Monde

        Source : Institut d'études marxistes,Belgique

        Commentaire

        Chargement...
        X