Avec l’arrivée le 3 juillet 1962 à Alger du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA), l’Algérie proclame enfin son indépendance, après huit années d’une guerre ayant fait plusieurs centaines de milliers de victimes. La promesse du développement économique du pays s’inscrivait alors dans le paysage international d’un « tiers-monde » inauguré avec la conférence des pays non-alignés de Bandung en 1955. Les supporters français d’un socialisme à visage humain, les « pieds-rouges », y allèrent par milliers, désireux de mettre en chantier l’utopie réparatrice des torts coloniaux. Au risque naïf que l’espoir tiers-mondiste ne s’étiole dans les calculs égoïstes de la realpolitik de l’État-FLN.
L’Algérie est en 1962 un pays majoritairement rural dont la paysannerie a été profondément déstructurée par les besoins de l’économie coloniale [1].
Bouleversé par plus d’un siècle d’oppression coloniale, le peuple algérien souffre d’une « dépaysannisation » et d’une « bidonvillisation » aux conséquences sociales dévastatrices : 40% d’une population comptant alors dix millions de personnes vit dans la misère, deux millions sont au chômage, et seulement 10% des enfants sont scolarisés. C’est que l’économie du pays a longtemps reposé sur l’exportation massive de produits agricoles à destination de la métropole coloniale. Sur le plan politique, de nombreuses divisions pèsent sur le nouveau destin national des Algériens et Algériennes angoissé-e-s par le spectre de la guerre civile.
Les tensions sont effectivement grandes entre les maquisards de l’intérieur, l’armée régulière de l’extérieur (ALN) dirigée par le colonel Boumediene et la fédération française du FLN. Elles sont même exacerbées avec la liquidation des supplétifs musulmans (les « harkis ») ralliés à la cause de la France et le départ massif des « pieds-noirs » (4 Français et Françaises sur 5, soit 700 000 personnes) lors de l’été 1962. Sans compter les rivalités sanglantes entre le FLN et le GPRA qui s’intensifient avec la révocation par le GPRA du chef de l’ALN devenue Armée Nationale Populaire (ALP) [2].
Entre l’assemblée constituante du 20 septembre 1962 et l’instauration d’un régime de parti unique le 8 septembre 1963 au bénéfice de la tendance incarnée par Ben Bella, l’interdiction du parti communiste algérien et le massacre des harkis affirment une volonté d’épuration et d’encadrement drastique et monolithique du pays. Malgré tout, le FLN jouit d’une légitimité populaire qui, gagnée sur le terrain militaire, fait aussi de l’armée un rouage essentiel de son pouvoir.
Comme elle ne relève pas d’un processus électoral démocratique, cette légitimité se déclinera alors sur le mode politique de la « révolution démocratique et populaire ». Redistribution gratuite des terres et création de coopératives sur adhésion libre, nationalisation du crédit et du commerce extérieur et industrialisation subordonnée au développement agricole sont en 1963 les objectifs d’un pouvoir alors influencé par le titisme. Le caractère socialiste, voire autogestionnaire, des mesures annoncées ne pouvait pas ne pas séduire bon nombre d’anticolonialistes français qui voulaient faire de l’Algérie libre le terrain expérimental d’un socialisme authentique, car distingué du « socialisme réellement existant » du bloc soviétique.
« Alger, c’était La Havane ! »
Qui sont « les amis de l’Algérie nouvelle » ? Qui sont les « pieds-rouges », ces « pieds-noirs à l’envers » dont l’histoire a quelque peu disparu avec le reflux du marxisme durant les années 1980, et que l’on confond souvent avec les fonctionnaires coopérants ? Ils et elles étaient quelques milliers, insoumis et chrétiens, communistes de tout acabit, « pablistes » [3] et libertaires entrés dans la clandestinité, qui travaillaient dans les usines marocaines d’armement du FLN ou portaient les valises en métropole dans le réseau de Francis Jeanson aux côtés d’Henri Curiel, qui avaient déserté l’armée française, fuyaient la police ou l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS), et avaient émigré à Tunis au siège du GPRA. Ce sont aussi des universitaires comme l’ethnologue Jeanne Favret-Saada et la sociologue Catherine Lévy, des journalistes comme Henri Alleg, Maurice T. Maschino ou Arnaud Spire, des cinéastes comme Marceline Loridan-Ivens, Sarah Maldoror et René Vautier, des militants et militantes comme Eugénie Dubreuil de la Fédération anarchiste ou Jean Carbonare de la Cimade, ou encore le photographe Elie Kagan, célèbre pour ses photographies des massacres de la nuit noire du 17 octobre 1961 [4].
La malnutrition et la tuberculose frappent les habitants et les habitantes des campagnes qui manquent de personnels soignants, comme de personnel enseignant. Puisque les hôpitaux publics sont désertés par les médecins français ou plastiqués par l’OAS, ils sont privatisées, à l’instar des cliniques Verdun et Albert-de-Mun. A la clinique de l’Hermitage s’installent plusieurs officiantes et officiants, dont la psychiatre Anne Leduc, amie de Frantz Fanon, le médecin martiniquais qui avait combattu avec le FLN jusqu’à son décès en décembre 1961 [5].
Les rejoignent dans un babélisme joyeux des médecins originaires d’URSS, de Chine, d’Égypte et de Cuba dans le cadre d’accords de coopération. Le service œcuménique d’entraide caritative proposée par la Cimade, présente en Algérie dès 1957 sur le front des camps de regroupement de la population, propose des militants qui participent, aux côtés d’autres venant de l’UNEF, à la création de centres de formation médicale et d’« accoucheuses rurales ». Toutes et tous œuvrent donc à « faire la soudure », en évitant de tomber dans les crocs d’une armée française revancharde et encore présente sur le territoire (notamment dans le Sahara, puisque son retrait prévu par les accords d’Évian n’est que graduel).
La suite.........
L’Algérie est en 1962 un pays majoritairement rural dont la paysannerie a été profondément déstructurée par les besoins de l’économie coloniale [1].
Bouleversé par plus d’un siècle d’oppression coloniale, le peuple algérien souffre d’une « dépaysannisation » et d’une « bidonvillisation » aux conséquences sociales dévastatrices : 40% d’une population comptant alors dix millions de personnes vit dans la misère, deux millions sont au chômage, et seulement 10% des enfants sont scolarisés. C’est que l’économie du pays a longtemps reposé sur l’exportation massive de produits agricoles à destination de la métropole coloniale. Sur le plan politique, de nombreuses divisions pèsent sur le nouveau destin national des Algériens et Algériennes angoissé-e-s par le spectre de la guerre civile.
Les tensions sont effectivement grandes entre les maquisards de l’intérieur, l’armée régulière de l’extérieur (ALN) dirigée par le colonel Boumediene et la fédération française du FLN. Elles sont même exacerbées avec la liquidation des supplétifs musulmans (les « harkis ») ralliés à la cause de la France et le départ massif des « pieds-noirs » (4 Français et Françaises sur 5, soit 700 000 personnes) lors de l’été 1962. Sans compter les rivalités sanglantes entre le FLN et le GPRA qui s’intensifient avec la révocation par le GPRA du chef de l’ALN devenue Armée Nationale Populaire (ALP) [2].
Entre l’assemblée constituante du 20 septembre 1962 et l’instauration d’un régime de parti unique le 8 septembre 1963 au bénéfice de la tendance incarnée par Ben Bella, l’interdiction du parti communiste algérien et le massacre des harkis affirment une volonté d’épuration et d’encadrement drastique et monolithique du pays. Malgré tout, le FLN jouit d’une légitimité populaire qui, gagnée sur le terrain militaire, fait aussi de l’armée un rouage essentiel de son pouvoir.
Comme elle ne relève pas d’un processus électoral démocratique, cette légitimité se déclinera alors sur le mode politique de la « révolution démocratique et populaire ». Redistribution gratuite des terres et création de coopératives sur adhésion libre, nationalisation du crédit et du commerce extérieur et industrialisation subordonnée au développement agricole sont en 1963 les objectifs d’un pouvoir alors influencé par le titisme. Le caractère socialiste, voire autogestionnaire, des mesures annoncées ne pouvait pas ne pas séduire bon nombre d’anticolonialistes français qui voulaient faire de l’Algérie libre le terrain expérimental d’un socialisme authentique, car distingué du « socialisme réellement existant » du bloc soviétique.
« Alger, c’était La Havane ! »
Qui sont « les amis de l’Algérie nouvelle » ? Qui sont les « pieds-rouges », ces « pieds-noirs à l’envers » dont l’histoire a quelque peu disparu avec le reflux du marxisme durant les années 1980, et que l’on confond souvent avec les fonctionnaires coopérants ? Ils et elles étaient quelques milliers, insoumis et chrétiens, communistes de tout acabit, « pablistes » [3] et libertaires entrés dans la clandestinité, qui travaillaient dans les usines marocaines d’armement du FLN ou portaient les valises en métropole dans le réseau de Francis Jeanson aux côtés d’Henri Curiel, qui avaient déserté l’armée française, fuyaient la police ou l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS), et avaient émigré à Tunis au siège du GPRA. Ce sont aussi des universitaires comme l’ethnologue Jeanne Favret-Saada et la sociologue Catherine Lévy, des journalistes comme Henri Alleg, Maurice T. Maschino ou Arnaud Spire, des cinéastes comme Marceline Loridan-Ivens, Sarah Maldoror et René Vautier, des militants et militantes comme Eugénie Dubreuil de la Fédération anarchiste ou Jean Carbonare de la Cimade, ou encore le photographe Elie Kagan, célèbre pour ses photographies des massacres de la nuit noire du 17 octobre 1961 [4].
La malnutrition et la tuberculose frappent les habitants et les habitantes des campagnes qui manquent de personnels soignants, comme de personnel enseignant. Puisque les hôpitaux publics sont désertés par les médecins français ou plastiqués par l’OAS, ils sont privatisées, à l’instar des cliniques Verdun et Albert-de-Mun. A la clinique de l’Hermitage s’installent plusieurs officiantes et officiants, dont la psychiatre Anne Leduc, amie de Frantz Fanon, le médecin martiniquais qui avait combattu avec le FLN jusqu’à son décès en décembre 1961 [5].
Les rejoignent dans un babélisme joyeux des médecins originaires d’URSS, de Chine, d’Égypte et de Cuba dans le cadre d’accords de coopération. Le service œcuménique d’entraide caritative proposée par la Cimade, présente en Algérie dès 1957 sur le front des camps de regroupement de la population, propose des militants qui participent, aux côtés d’autres venant de l’UNEF, à la création de centres de formation médicale et d’« accoucheuses rurales ». Toutes et tous œuvrent donc à « faire la soudure », en évitant de tomber dans les crocs d’une armée française revancharde et encore présente sur le territoire (notamment dans le Sahara, puisque son retrait prévu par les accords d’Évian n’est que graduel).
La suite.........
Commentaire