C'est demain qu'aura lieu le référendum sur la dépénalisation de l'avortement, choix décisif pour ce pays européen qui considère toujours l'avortement comme un crime passible de trois années de prison.
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Des fleurs stylisées comme en-tête et du papier bleu layette, celui qui plaît aux enfants : cette carte en apparence anodine a fait scandale au Portugal, à quelques jours du référendum de dimanche 11 février sur la dépénalisation de l'avortement, aujourd'hui un crime passible de trois ans de prison. Distribuée dans plusieurs crèches gérées par une paroisse de Setubal, près de Lisbonne, c'était la lettre imaginaire envoyée par un foetus à sa mère. "Maman, comment as-tu pu me tuer ? dit le texte. Tu as fait ça car avec l'argent que je t'aurais coûté tu voulais t'acheter un nouvel aspirateur ?"
"L'Eglise et les partisans du "non" font une campagne terroriste et émotionnelle !", s'insurge Maria de Belem Roseira. La députée socialiste et ancienne ministre de la santé est venue assister à un colloque sur l'origine de la vie, dans la villa cossue qui abrite le siège de l'ordre des médecins, dont le président est ouvertement pour le "non". "La question posée est simple, explique-t-elle. Etes-vous d'accord pour dépénaliser l'avortement effectué jusqu'à dix semaines dans un établissement agréé, à la demande de la femme ? Il s'agit de mettre un terme à ce scandale de l'avortement clandestin que notre loi trop restrictive, votée en 1984, encourage d'une certaine façon, car elle ne prévoit d'interruption de grossesse qu'en cas de viol, de malformation et de risque pour la mère. Seules les femmes défavorisées sont pénalisées en allant chez des faiseuses d'anges, les autres vont dans les cliniques espagnoles. On a juste délocalisé l'avortement, sans vraiment développer un planning familial et une information dignes de ce nom."
On a vu, ces derniers jours, des prêtres monter en chaire, dans ce nord du Portugal qui ne connaît pas de crise de vocation sacerdotale et se dit catholique à plus de 80 %, pour menacer d'"excommunication" ceux qui aident les femmes à avorter, disant : "Le vote est secret mais Dieu voit tout." Un évêque a comparé l'avortement à la pendaison de Saddam Hussein, et des médecins n'ont pas hésité à faire circuler des foetus en plastique, supposés âgés de dix semaines mais déjà parfaitement formés, pour frapper les imaginations. Dans le même temps, les plus fervents partisans du "non", comme l'ex-députée communiste passée au centre droit, Zita Seara, qui en 1984 avait lutté pour la loi sur l'avortement et se bat aujourd'hui pour que "l'interruption de grossesse ne devienne pas une méthode anticonceptionnelle", admet que "jeter des femmes devant des tribunaux n'est pas la solution".
Autre contradiction, la loi sur l'avortement, même restrictive, n'est pas toujours appliquée. En témoigne l'histoire de Maria Luisa Castela, blonde paraplégique en fauteuil roulant, enceinte à 41 ans au péril de sa vie, selon son médecin, que les tracasseries administratives sans fin ont conduite à aller avorter à Badajos en Espagne. Son histoire, rapportée par le quotidien Publico, a bouleversé le pays. Et que dire des juges ? Eux-mêmes sont partagés. Sur une trentaine de procès pour avortement en dix ans, seules 14 femmes ont été condamnées à des peines de prison, commuées en amendes.
Le débat met ainsi en lumière le malaise de cette société portugaise qui aspire à coller au peloton de l'Europe, mais traîne des "pesanteurs" idéologiques héritées de la lointaine dictature salazariste. Maria de Belem Roseira acquiesce : "Les adversaires du référendum se débattent en plein paradoxe : ils dénient toute responsabilité aux Portugaises, les mots "à la demande de la femme" les font bondir, en même temps ils la trouvent assez responsable pour élever une famille nombreuse, parfois toute seule. Pour la dépénalisation, c'est pareil. Ils se rendent compte que chaque procès, à Maia en 2002, à Aveiro en 2003 ou à Coimbra en 2004, est un choc pour toute l'Europe. Ils veulent bien que les femmes soient arrêtées, mais qu'elles aillent en prison les gêne. C'est comme soutenir l'inquisition, mais avoir honte des bûchers !"
Des terrasses du quartier "branché" de Graça, la vue sur Lisbonne est magique, pourtant Inès Oliveira a gardé ses lunettes noires. Ultime protection ? 31 ans, belle, un début de notoriété en temps que réalisatrice de cinéma, déjà primée : Inès est le prototype des jeunes espoirs montants portugais. Elle n'échappe pas pour autant aux statistiques : comme 14,5 % des Portugaises, elle a avorté. Elle est aussi une des rares à le raconter, elle a même tourné des spots pour la campagne du "oui". Un drame presque banal. Oubli - ou rejet de la pilule - ("Pourquoi chez nous seulement les femmes doivent assumer la responsabilité quand un couple fait l'amour ?"), elle tombe enceinte à 21 ans. "Je commençais mes études, c'était impensable de le garder. La pression sociale est telle que je voulais éviter à tout prix que ma mère l'apprenne." Des amis prêtent l'argent (l'équivalent de 300 euros).
Inès est traumatisée. A 16 ans déjà, elle avait accompagné en secret sa meilleure amie chez une faiseuse d'anges, dans une pièce "qui sentait les relents de cuisine, tapissée d'images pieuses comme pour expier à l'avance". Son amie était sortie défaillante en hurlant : "J'ai tué mon bébé !" L'avortement d'Inès (par aspiration) a lieu théoriquement dans de meilleures conditions, dans un appartement jouxtant un cabinet médical. Inès, allergique à l'anesthésie, mal contrôlée, fait pourtant une crise d'épilepsie et se réveille avant la fin. "J'avais affreusement mal, mais je disais merci, merci ! sans savoir pourquoi." Elle mettra des années avant de pouvoir en parler. "Je me sentais humiliée, punie dans ma condition de femme libre. Avec cette peur omniprésente de l'"invisible", cette société silencieuse qui allait me dénoncer." Pour elle, l'avortement reste le seul "trou noir" de la modernité portugaise.
Une zone d'ombre sur laquelle Duarte Villar, le jeune directeur de l'Association du planning familial, s'efforce de faire toute la lumière. Avec des chiffres d'abord (18 000 avortements clandestins et 900 "légaux" par an ; 6,5 % des femmes qui ont avorté clandestinement ont des problèmes à vie ; 10 sont mortes en trois ans) ; d'autres histoires choquantes comme celle de cette gamine de 14 ans morte, il y a deux mois à Lisbonne, pour avoir avalé 60 pilules abortives achetées au marché noir ; et un constat accablant : "Dans nombre d'entreprises, être enceinte est presque une assurance de se retrouver au chômage."
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Des fleurs stylisées comme en-tête et du papier bleu layette, celui qui plaît aux enfants : cette carte en apparence anodine a fait scandale au Portugal, à quelques jours du référendum de dimanche 11 février sur la dépénalisation de l'avortement, aujourd'hui un crime passible de trois ans de prison. Distribuée dans plusieurs crèches gérées par une paroisse de Setubal, près de Lisbonne, c'était la lettre imaginaire envoyée par un foetus à sa mère. "Maman, comment as-tu pu me tuer ? dit le texte. Tu as fait ça car avec l'argent que je t'aurais coûté tu voulais t'acheter un nouvel aspirateur ?"
"L'Eglise et les partisans du "non" font une campagne terroriste et émotionnelle !", s'insurge Maria de Belem Roseira. La députée socialiste et ancienne ministre de la santé est venue assister à un colloque sur l'origine de la vie, dans la villa cossue qui abrite le siège de l'ordre des médecins, dont le président est ouvertement pour le "non". "La question posée est simple, explique-t-elle. Etes-vous d'accord pour dépénaliser l'avortement effectué jusqu'à dix semaines dans un établissement agréé, à la demande de la femme ? Il s'agit de mettre un terme à ce scandale de l'avortement clandestin que notre loi trop restrictive, votée en 1984, encourage d'une certaine façon, car elle ne prévoit d'interruption de grossesse qu'en cas de viol, de malformation et de risque pour la mère. Seules les femmes défavorisées sont pénalisées en allant chez des faiseuses d'anges, les autres vont dans les cliniques espagnoles. On a juste délocalisé l'avortement, sans vraiment développer un planning familial et une information dignes de ce nom."
On a vu, ces derniers jours, des prêtres monter en chaire, dans ce nord du Portugal qui ne connaît pas de crise de vocation sacerdotale et se dit catholique à plus de 80 %, pour menacer d'"excommunication" ceux qui aident les femmes à avorter, disant : "Le vote est secret mais Dieu voit tout." Un évêque a comparé l'avortement à la pendaison de Saddam Hussein, et des médecins n'ont pas hésité à faire circuler des foetus en plastique, supposés âgés de dix semaines mais déjà parfaitement formés, pour frapper les imaginations. Dans le même temps, les plus fervents partisans du "non", comme l'ex-députée communiste passée au centre droit, Zita Seara, qui en 1984 avait lutté pour la loi sur l'avortement et se bat aujourd'hui pour que "l'interruption de grossesse ne devienne pas une méthode anticonceptionnelle", admet que "jeter des femmes devant des tribunaux n'est pas la solution".
Autre contradiction, la loi sur l'avortement, même restrictive, n'est pas toujours appliquée. En témoigne l'histoire de Maria Luisa Castela, blonde paraplégique en fauteuil roulant, enceinte à 41 ans au péril de sa vie, selon son médecin, que les tracasseries administratives sans fin ont conduite à aller avorter à Badajos en Espagne. Son histoire, rapportée par le quotidien Publico, a bouleversé le pays. Et que dire des juges ? Eux-mêmes sont partagés. Sur une trentaine de procès pour avortement en dix ans, seules 14 femmes ont été condamnées à des peines de prison, commuées en amendes.
Le débat met ainsi en lumière le malaise de cette société portugaise qui aspire à coller au peloton de l'Europe, mais traîne des "pesanteurs" idéologiques héritées de la lointaine dictature salazariste. Maria de Belem Roseira acquiesce : "Les adversaires du référendum se débattent en plein paradoxe : ils dénient toute responsabilité aux Portugaises, les mots "à la demande de la femme" les font bondir, en même temps ils la trouvent assez responsable pour élever une famille nombreuse, parfois toute seule. Pour la dépénalisation, c'est pareil. Ils se rendent compte que chaque procès, à Maia en 2002, à Aveiro en 2003 ou à Coimbra en 2004, est un choc pour toute l'Europe. Ils veulent bien que les femmes soient arrêtées, mais qu'elles aillent en prison les gêne. C'est comme soutenir l'inquisition, mais avoir honte des bûchers !"
Des terrasses du quartier "branché" de Graça, la vue sur Lisbonne est magique, pourtant Inès Oliveira a gardé ses lunettes noires. Ultime protection ? 31 ans, belle, un début de notoriété en temps que réalisatrice de cinéma, déjà primée : Inès est le prototype des jeunes espoirs montants portugais. Elle n'échappe pas pour autant aux statistiques : comme 14,5 % des Portugaises, elle a avorté. Elle est aussi une des rares à le raconter, elle a même tourné des spots pour la campagne du "oui". Un drame presque banal. Oubli - ou rejet de la pilule - ("Pourquoi chez nous seulement les femmes doivent assumer la responsabilité quand un couple fait l'amour ?"), elle tombe enceinte à 21 ans. "Je commençais mes études, c'était impensable de le garder. La pression sociale est telle que je voulais éviter à tout prix que ma mère l'apprenne." Des amis prêtent l'argent (l'équivalent de 300 euros).
Inès est traumatisée. A 16 ans déjà, elle avait accompagné en secret sa meilleure amie chez une faiseuse d'anges, dans une pièce "qui sentait les relents de cuisine, tapissée d'images pieuses comme pour expier à l'avance". Son amie était sortie défaillante en hurlant : "J'ai tué mon bébé !" L'avortement d'Inès (par aspiration) a lieu théoriquement dans de meilleures conditions, dans un appartement jouxtant un cabinet médical. Inès, allergique à l'anesthésie, mal contrôlée, fait pourtant une crise d'épilepsie et se réveille avant la fin. "J'avais affreusement mal, mais je disais merci, merci ! sans savoir pourquoi." Elle mettra des années avant de pouvoir en parler. "Je me sentais humiliée, punie dans ma condition de femme libre. Avec cette peur omniprésente de l'"invisible", cette société silencieuse qui allait me dénoncer." Pour elle, l'avortement reste le seul "trou noir" de la modernité portugaise.
Une zone d'ombre sur laquelle Duarte Villar, le jeune directeur de l'Association du planning familial, s'efforce de faire toute la lumière. Avec des chiffres d'abord (18 000 avortements clandestins et 900 "légaux" par an ; 6,5 % des femmes qui ont avorté clandestinement ont des problèmes à vie ; 10 sont mortes en trois ans) ; d'autres histoires choquantes comme celle de cette gamine de 14 ans morte, il y a deux mois à Lisbonne, pour avoir avalé 60 pilules abortives achetées au marché noir ; et un constat accablant : "Dans nombre d'entreprises, être enceinte est presque une assurance de se retrouver au chômage."
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