Un Algérien qui rêve d’un pays capable d’«émerveiller le monde». Pour lui, l’Algérie «est un arc-en-ciel sublime, une nation afro-méditerranéenne». A l’occasion de sa tournée pour la promotion de son roman Dieu n’habite pas La Havane, il a pris le temps de nous parler de son pays tourmenté….
Votre dernier livre Dieu n’habite pas La Havane marque le passage vers une autre sphère géopolitique après une littérature abondante sur l’Orient…
Je suis un voyageur. Je m’interdis de m’encamisoler dans une région. J’ai la chance de voyager à travers le monde et chaque pays m’inspire quelque chose et certains m’inspirent bien plus au point d’en produire un roman. C’est aussi une manière de dire à nos écrivains qu’ils peuvent interroger le monde qui leur appartient. Nous ne sommes pas seulement les témoins d’une époque ou d’un pays, nous sommes également des hommes et des femmes qui interpellent la conscience de l’humanité. Il faut rejoindre tous les grands philosophes, écrivains et penseurs pour essayer de construire un idéal qui s’appelle l’humanité. Je me suis toujours réclamé de cette vocation.
Dieu n’habite pas La Havane raconte-t-il la fin d’une époque, celle du Castrisme ?
A Cuba, ça va être très difficile de se débarrasser du régime castriste, parce que pendant une cinquantaine d’années, le régime a réussi à formater et à squatter les esprits. Le régime est dans la tête de chaque Cubain. Il faut se rendre à La Havane pour voir à quel point le régime politique s’est substitué au peuple lui-même. Dans chaque immeuble, il y a un gardien désigné par l’Etat pour contrôler le mouvement des habitants. Ce qui est révoltant est de constater que certains régimes sont dotés d’une intelligence tellement diabolique qu’ils sont capables de neutraliser toute pensée de révolte, seulement en pensée.
Pourtant, La Havane dans l’imaginaire mondial, c’est la capitale de la révolution, de la résistance à l’empire américain...
Dans mon livre, je parle d’un tramway, en panne depuis des décennies, qu’un Cubain a surnommé la «révolution». C’est une révolution qui n’a rien réformé, sauf peut-être le rêve. Elle a transformé le rêve en cauchemar. Je suis contre les dictatures et les dictateurs qui pensent pouvoir incarner le peuple. Un peuple ne peut exister que par sa pluralité et surtout par son esprit contradictoire. C’est dans cette dynamique qui les nations avancent ; dans le conflit avec soi et avec la société qu’on avance et non pas dans la connivence et le béni-oui- ouisime.
Vous avez longtemps romancé un Orient englué dans des crises violentes inextricables, desquelles il ne s’en sort pas encore. Est-ce une fatalité ?
Non. Ce n’est pas une fatalité, mais simplement l’aboutissement de politiques absolument dévastatrices qui ont placé l’intérêt d’un groupe au-dessus des intérêts des nations. C’est un aboutissement logique d’un processus politique qui ne reposait pas sur un projet de société, mais sur un pouvoir absolument autiste et répressif. Dans tous les pays qui connaissent des crises ; Syrie, Yémen, Irak, les dirigeants ont sévi contre leurs peuples. Et lorsque ces peuples ressentent le besoin de repères pour essayer de ne pas sombrer, ils n’ont pas trouvé leurs propres consciences, leurs élites. Parce qu’elles sont corrompues. Et probablement c’est ce qui est en train de se passer en Algérie.
L’Algérie a connu la décennie du terrorisme. Pensez-vous qu’elle s’en est définitivement sortie ?
Nous étions menacés par l’intégrisme international, contre lequel l’Algérie s’est battue. Nous sommes le seul pays qui a réussi à vaincre cet intégrisme avec des moyens dérisoires. Alors que nous assistons ces dernières années à de multiples coalitions de forces militaires qui ne parviennent pas à faire fléchir cette mouvance maudite. C’est l’Occident qui a créé tout cela et qui n’arrive plus à gérer ce monstre. En Algérie, nous sommes dans une période post-traumatique.
La lutte contre le terrorisme nous a coûté cher, nous avons perdu nos meilleurs écrivains, nous meilleurs chercheurs et universitaires, nos journalistes. En guise de compensation, le peuple se doit de réinventer le génie et le talent qu’il a perdus.
C’est un devoir. Des menaces persistent, en effet, et tout peut basculer. Quand il y a eu les mouvements insurrectionnels, tout le monde s’attendait à ce que l’Algérie fasse de même. J’avais dit que nous avons vécu cela il y a 24 ans. Cependant, je dois dire que si le peuple algérien ne s’éveille pas à sa responsabilité quant aux générations de demain, c’est qu’il n’a aucune raison d’exister. Si tout ce que nous avons subi ne nous permet pas de comprendre, de situer nos failles, nos erreurs et nos maladresses, c’est que quelque part nous ne sommes pas un peuple. Vraiment ! Après tout ce que nous avons subi et nous allons tomber encore une fois dans le même piège d’hier.
Les leçons ne semblent pas être tirées. Est-ce que le pouvoir politique est dans une collusion avec l’islamisme ?
Oui, mais c’est quoi un pouvoir ? J’estime que ce n’est pas le pouvoir qui fait la force ou la faiblesse d’une nation. La force ou la faiblesse d’une nation se situe au niveau de la conscience du peuple. Si un peuple n’est pas conscient de ses richesses, de ses potentialités, de son apport à la dynamique d’une nation, il faut le plaindre lui et non le pouvoir.
Ce ne sont pas les politiques qui forment une nation, mais les artistes, les intellectuels et les sportifs. Ils sont les trois éléments constitutifs du succès ou de l’échec d’une nation. Il est vrai qu’il y a une marginalisation de l’élite dans ce pays. Quand on observe que des écrivains s’entendent non pas pour construire, mais pour détruire un autre écrivain, pareil entre les artistes... l’on se pose la question de savoir si nous sommes vraiment en présence d’un peuple qui veut aller de l’avant ou qui appelle à sa propre destruction et à sa décomposition même. C’est comme si nous étions en face d’une chose immonde et qui est fière de l’être. Il n’y a même pas d’indignation, dire avec force : non à la bêtise, à la diabolisation de l’esprit.
C’est la femme aussi qui est systématiquement diabolisée dans notre société…
J’ai fait ma propre classification des pays hostiles à la femme. L’Algérie vient en deuxième position après l’Arabie Saoudite. Nous sommes le deuxième pays au monde où la femme est le plus bafouée. C’est la négation pure et simple de la femme dans ce pays, alors qu’à travers l’histoire, la femme a joué un rôle capital quant à la survie de cette nation. Aujourd’hui, vous allez à Marekech, à 3h du matin, en vous baladant vous allez croiser des filles que personne n’embête. Dans le continent africain que beaucoup méprise, vous allez dans les stades de foot, ils sont remplis aussi bien de femmes que d’hommes et elles sont là à faire la fête, à danser, supporter leur équipe. Chez nous, la seule fois où on a invité des femmes au stade, elles ont passé tout le match à être insultées.
Pourquoi ce sort funeste est infligé à la femme ?
Parce que peut-être ne sommes nous pas digne de la femme. Dans certains endroits, on continue à dire «hachak», quand on parle de la femme. Tant qu’on empêche la femme d’être cette lumière capable de nous éclairer, nous tournons le dos au soleil et faisons face à la nuit. Nous ne arrêtons pas de nous enténébrer, et c’est bien fait pour nos gueules. Je suis ravi de voir les hommes malheureux, parce qu’ils n’ont jamais été à la hauteur de leurs épouse, mère, fille ou compagne.
Vous voyagez partout dans le monde.Qu’est-ce qui vous frappe le plus à chaque retour dans votre pays ?
Avec le sentiment d’un pays suspendu dans le vide. L’Algérie a beaucoup d’ennemis, elle programme pour être détruite un jour par ses propres enfants. Ce n’est pas de la paranoïa. L’Algérie est une Amérique qui s’ignore, son peuple ne le sait pas. Elle a tout pour être une grande nation, la plus prestigieuse des nations méditerranéennes, nous avons des richesses énormes, un pays-continent, un littoral magnifique, le plus grand désert du monde, de quoi créer les rêves les plus fous, mais nous sommes comme des petites oasis desséchées. Nous sommes presque des mirages dans ce grand désert. Et comment enlever à un peuple son ambition ? En défigurant ses élites, en essayant de corrompre ses consciences et en ramenant son talent à de la supercherie.
Mais aussi en gardant en place un régime politique suranné, n’est-ce pas ?
Ecoutez, je me suis présenté à l’élection présidentielle de 2014 pour dire simplement que je ne suis pas d’accord avec ce que notre pays endure. Nous sommes un peuple sans rancune qui pardonne trop vite, mais à une condition : qu’on nous renvoie un peu l’ascenseur. Pour pardonner à un régime qui n’a pas été à la hauteur, qu’il reconnaisse lui-même ses torts et essayer d’aider une jeunesse à concevoir elle-même son avenir. Le monde a changé. Regardez la France qui vient d’élire un jeune. Il y a deux ans, il était inconnu.
Et d’un seul coup, le peuple exprime le désir de rafraîchir la politique en choisissant quelqu’un de jeune et on va à l’aventure avec lui. Aucun pouvoir ne détient les clés du succès. Tout pouvoir, qu’il soit dictatorial ou démocratique, n’a pas tout. Il s’agit plutôt d’une ambition et c’est au pouvoir de trouver les instruments nécessaires à travers sa quête, son intelligence et à travers sa propre compréhension de la nation dont le destin est entre ses mains. Nous avons besoin d’un idéal qui doit être incarné par tout un peuple.
Que voulons-nous faire de ce pays ? Pourquoi sommes-nous si malheureux, alors que les dieux qui nous ont créés sont des dieux jouissifs. L’Algérie est une fête, alors pourquoi tant de malheurs, tant de haine ! Je ne comprends pas. C’est un pays qui a tellement donné et sacrifié. C’est quatre mille ans de résistance. De toutes les civilisations qui ont défilé sur nos terres, aucune n’a réussi à nous formater. Nous sommes restés à travers les âges une nation qui veut se construire par elle-même. Qu’attendons-nous pour le faire ?
Vous évoquez la haine. Pour rester dans l’actualité immédiate, les migrants venus d’Afrique subsaharienne subissent une stigmatisation, un rejet et de la haine venant des dirigeants politiques mêmes…
Dans nos traditions, on ne rejette pas quelqu’un qui vient frapper à notre porte. Dans le discours traditionnel, celui qui frappe à la porte, on dit de lui qu’il est envoyé par Dieu pour le prendre en charge. Il ne faut pas ramener l’attitude de toute une nation aux déclarations d’un groupe de personnes. Nous devons rejeter fortement le racisme. Vous savez, je suis moi-même traité de «haratine» par les Algériens. Le racisme existe en Algérie. Il est d’une virulence extrême. Mais il est minoritaire. Rester insensible à la détresse des gens, c’est plus que criminel. C’est ignoble… ignoble. Ces migrants sont là, chez nous, nous devons les aider.
Et l’Algérien ordinaire et charitable a beaucoup d’empathie. Les détresses du monde nous renvoient à notre propre détresse. Nous sommes passés par-là. Il fut un temps où les Algériens crevaient sur les routes de faim, de misère et de maladies. Nous sommes des ressortissants d’une longue nuit coloniale. Développer un discours raciste, c’est appeler à démissionner. Lorsque nous ne sommes pas à la hauteur d’un peuple, on démissionne.
Que peut la littérature face à cela ?
Elle sert à apporter un peu de lumière dans la banalité de tous les jours. La littérature est une vocation comme une autre qui consiste à raconter les histoires, mais c’est l’écrivain qui fait la force de sa vocation. Il y a des écrivains qui sont utiles à leur nation, d’autres qui ne sont même pas utiles à eux-mêmes, d’autres sont excellemment dangereux et peuvent occasionnés des dégâts irréversibles dans leurs propres peuples.
Votre dernier livre Dieu n’habite pas La Havane marque le passage vers une autre sphère géopolitique après une littérature abondante sur l’Orient…
Je suis un voyageur. Je m’interdis de m’encamisoler dans une région. J’ai la chance de voyager à travers le monde et chaque pays m’inspire quelque chose et certains m’inspirent bien plus au point d’en produire un roman. C’est aussi une manière de dire à nos écrivains qu’ils peuvent interroger le monde qui leur appartient. Nous ne sommes pas seulement les témoins d’une époque ou d’un pays, nous sommes également des hommes et des femmes qui interpellent la conscience de l’humanité. Il faut rejoindre tous les grands philosophes, écrivains et penseurs pour essayer de construire un idéal qui s’appelle l’humanité. Je me suis toujours réclamé de cette vocation.
Dieu n’habite pas La Havane raconte-t-il la fin d’une époque, celle du Castrisme ?
A Cuba, ça va être très difficile de se débarrasser du régime castriste, parce que pendant une cinquantaine d’années, le régime a réussi à formater et à squatter les esprits. Le régime est dans la tête de chaque Cubain. Il faut se rendre à La Havane pour voir à quel point le régime politique s’est substitué au peuple lui-même. Dans chaque immeuble, il y a un gardien désigné par l’Etat pour contrôler le mouvement des habitants. Ce qui est révoltant est de constater que certains régimes sont dotés d’une intelligence tellement diabolique qu’ils sont capables de neutraliser toute pensée de révolte, seulement en pensée.
Pourtant, La Havane dans l’imaginaire mondial, c’est la capitale de la révolution, de la résistance à l’empire américain...
Dans mon livre, je parle d’un tramway, en panne depuis des décennies, qu’un Cubain a surnommé la «révolution». C’est une révolution qui n’a rien réformé, sauf peut-être le rêve. Elle a transformé le rêve en cauchemar. Je suis contre les dictatures et les dictateurs qui pensent pouvoir incarner le peuple. Un peuple ne peut exister que par sa pluralité et surtout par son esprit contradictoire. C’est dans cette dynamique qui les nations avancent ; dans le conflit avec soi et avec la société qu’on avance et non pas dans la connivence et le béni-oui- ouisime.
Vous avez longtemps romancé un Orient englué dans des crises violentes inextricables, desquelles il ne s’en sort pas encore. Est-ce une fatalité ?
Non. Ce n’est pas une fatalité, mais simplement l’aboutissement de politiques absolument dévastatrices qui ont placé l’intérêt d’un groupe au-dessus des intérêts des nations. C’est un aboutissement logique d’un processus politique qui ne reposait pas sur un projet de société, mais sur un pouvoir absolument autiste et répressif. Dans tous les pays qui connaissent des crises ; Syrie, Yémen, Irak, les dirigeants ont sévi contre leurs peuples. Et lorsque ces peuples ressentent le besoin de repères pour essayer de ne pas sombrer, ils n’ont pas trouvé leurs propres consciences, leurs élites. Parce qu’elles sont corrompues. Et probablement c’est ce qui est en train de se passer en Algérie.
L’Algérie a connu la décennie du terrorisme. Pensez-vous qu’elle s’en est définitivement sortie ?
Nous étions menacés par l’intégrisme international, contre lequel l’Algérie s’est battue. Nous sommes le seul pays qui a réussi à vaincre cet intégrisme avec des moyens dérisoires. Alors que nous assistons ces dernières années à de multiples coalitions de forces militaires qui ne parviennent pas à faire fléchir cette mouvance maudite. C’est l’Occident qui a créé tout cela et qui n’arrive plus à gérer ce monstre. En Algérie, nous sommes dans une période post-traumatique.
La lutte contre le terrorisme nous a coûté cher, nous avons perdu nos meilleurs écrivains, nous meilleurs chercheurs et universitaires, nos journalistes. En guise de compensation, le peuple se doit de réinventer le génie et le talent qu’il a perdus.
C’est un devoir. Des menaces persistent, en effet, et tout peut basculer. Quand il y a eu les mouvements insurrectionnels, tout le monde s’attendait à ce que l’Algérie fasse de même. J’avais dit que nous avons vécu cela il y a 24 ans. Cependant, je dois dire que si le peuple algérien ne s’éveille pas à sa responsabilité quant aux générations de demain, c’est qu’il n’a aucune raison d’exister. Si tout ce que nous avons subi ne nous permet pas de comprendre, de situer nos failles, nos erreurs et nos maladresses, c’est que quelque part nous ne sommes pas un peuple. Vraiment ! Après tout ce que nous avons subi et nous allons tomber encore une fois dans le même piège d’hier.
Les leçons ne semblent pas être tirées. Est-ce que le pouvoir politique est dans une collusion avec l’islamisme ?
Oui, mais c’est quoi un pouvoir ? J’estime que ce n’est pas le pouvoir qui fait la force ou la faiblesse d’une nation. La force ou la faiblesse d’une nation se situe au niveau de la conscience du peuple. Si un peuple n’est pas conscient de ses richesses, de ses potentialités, de son apport à la dynamique d’une nation, il faut le plaindre lui et non le pouvoir.
Ce ne sont pas les politiques qui forment une nation, mais les artistes, les intellectuels et les sportifs. Ils sont les trois éléments constitutifs du succès ou de l’échec d’une nation. Il est vrai qu’il y a une marginalisation de l’élite dans ce pays. Quand on observe que des écrivains s’entendent non pas pour construire, mais pour détruire un autre écrivain, pareil entre les artistes... l’on se pose la question de savoir si nous sommes vraiment en présence d’un peuple qui veut aller de l’avant ou qui appelle à sa propre destruction et à sa décomposition même. C’est comme si nous étions en face d’une chose immonde et qui est fière de l’être. Il n’y a même pas d’indignation, dire avec force : non à la bêtise, à la diabolisation de l’esprit.
C’est la femme aussi qui est systématiquement diabolisée dans notre société…
J’ai fait ma propre classification des pays hostiles à la femme. L’Algérie vient en deuxième position après l’Arabie Saoudite. Nous sommes le deuxième pays au monde où la femme est le plus bafouée. C’est la négation pure et simple de la femme dans ce pays, alors qu’à travers l’histoire, la femme a joué un rôle capital quant à la survie de cette nation. Aujourd’hui, vous allez à Marekech, à 3h du matin, en vous baladant vous allez croiser des filles que personne n’embête. Dans le continent africain que beaucoup méprise, vous allez dans les stades de foot, ils sont remplis aussi bien de femmes que d’hommes et elles sont là à faire la fête, à danser, supporter leur équipe. Chez nous, la seule fois où on a invité des femmes au stade, elles ont passé tout le match à être insultées.
Pourquoi ce sort funeste est infligé à la femme ?
Parce que peut-être ne sommes nous pas digne de la femme. Dans certains endroits, on continue à dire «hachak», quand on parle de la femme. Tant qu’on empêche la femme d’être cette lumière capable de nous éclairer, nous tournons le dos au soleil et faisons face à la nuit. Nous ne arrêtons pas de nous enténébrer, et c’est bien fait pour nos gueules. Je suis ravi de voir les hommes malheureux, parce qu’ils n’ont jamais été à la hauteur de leurs épouse, mère, fille ou compagne.
Vous voyagez partout dans le monde.Qu’est-ce qui vous frappe le plus à chaque retour dans votre pays ?
Avec le sentiment d’un pays suspendu dans le vide. L’Algérie a beaucoup d’ennemis, elle programme pour être détruite un jour par ses propres enfants. Ce n’est pas de la paranoïa. L’Algérie est une Amérique qui s’ignore, son peuple ne le sait pas. Elle a tout pour être une grande nation, la plus prestigieuse des nations méditerranéennes, nous avons des richesses énormes, un pays-continent, un littoral magnifique, le plus grand désert du monde, de quoi créer les rêves les plus fous, mais nous sommes comme des petites oasis desséchées. Nous sommes presque des mirages dans ce grand désert. Et comment enlever à un peuple son ambition ? En défigurant ses élites, en essayant de corrompre ses consciences et en ramenant son talent à de la supercherie.
Mais aussi en gardant en place un régime politique suranné, n’est-ce pas ?
Ecoutez, je me suis présenté à l’élection présidentielle de 2014 pour dire simplement que je ne suis pas d’accord avec ce que notre pays endure. Nous sommes un peuple sans rancune qui pardonne trop vite, mais à une condition : qu’on nous renvoie un peu l’ascenseur. Pour pardonner à un régime qui n’a pas été à la hauteur, qu’il reconnaisse lui-même ses torts et essayer d’aider une jeunesse à concevoir elle-même son avenir. Le monde a changé. Regardez la France qui vient d’élire un jeune. Il y a deux ans, il était inconnu.
Et d’un seul coup, le peuple exprime le désir de rafraîchir la politique en choisissant quelqu’un de jeune et on va à l’aventure avec lui. Aucun pouvoir ne détient les clés du succès. Tout pouvoir, qu’il soit dictatorial ou démocratique, n’a pas tout. Il s’agit plutôt d’une ambition et c’est au pouvoir de trouver les instruments nécessaires à travers sa quête, son intelligence et à travers sa propre compréhension de la nation dont le destin est entre ses mains. Nous avons besoin d’un idéal qui doit être incarné par tout un peuple.
Que voulons-nous faire de ce pays ? Pourquoi sommes-nous si malheureux, alors que les dieux qui nous ont créés sont des dieux jouissifs. L’Algérie est une fête, alors pourquoi tant de malheurs, tant de haine ! Je ne comprends pas. C’est un pays qui a tellement donné et sacrifié. C’est quatre mille ans de résistance. De toutes les civilisations qui ont défilé sur nos terres, aucune n’a réussi à nous formater. Nous sommes restés à travers les âges une nation qui veut se construire par elle-même. Qu’attendons-nous pour le faire ?
Vous évoquez la haine. Pour rester dans l’actualité immédiate, les migrants venus d’Afrique subsaharienne subissent une stigmatisation, un rejet et de la haine venant des dirigeants politiques mêmes…
Dans nos traditions, on ne rejette pas quelqu’un qui vient frapper à notre porte. Dans le discours traditionnel, celui qui frappe à la porte, on dit de lui qu’il est envoyé par Dieu pour le prendre en charge. Il ne faut pas ramener l’attitude de toute une nation aux déclarations d’un groupe de personnes. Nous devons rejeter fortement le racisme. Vous savez, je suis moi-même traité de «haratine» par les Algériens. Le racisme existe en Algérie. Il est d’une virulence extrême. Mais il est minoritaire. Rester insensible à la détresse des gens, c’est plus que criminel. C’est ignoble… ignoble. Ces migrants sont là, chez nous, nous devons les aider.
Et l’Algérien ordinaire et charitable a beaucoup d’empathie. Les détresses du monde nous renvoient à notre propre détresse. Nous sommes passés par-là. Il fut un temps où les Algériens crevaient sur les routes de faim, de misère et de maladies. Nous sommes des ressortissants d’une longue nuit coloniale. Développer un discours raciste, c’est appeler à démissionner. Lorsque nous ne sommes pas à la hauteur d’un peuple, on démissionne.
Que peut la littérature face à cela ?
Elle sert à apporter un peu de lumière dans la banalité de tous les jours. La littérature est une vocation comme une autre qui consiste à raconter les histoires, mais c’est l’écrivain qui fait la force de sa vocation. Il y a des écrivains qui sont utiles à leur nation, d’autres qui ne sont même pas utiles à eux-mêmes, d’autres sont excellemment dangereux et peuvent occasionnés des dégâts irréversibles dans leurs propres peuples.
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