Omar Aktouf, professeur titulaire à HEC Montréal, revient dans cet entretien exclusif accordé au Quotidien d'Oran : «je fais ici exception (exclusive) à ma décision de ne plus donner d'interview aux médias algériens» sur les derniers événements politico-économiques qui ont secoués l'Algérie. Il passe en revue les «mauvais» choix pris et invite à en finir avec «cette pensée magique néolibérale qui met tous les bienfaits du côté du «bon privé'' et tous les maux du côté du «mauvais État gaspilleur''».
Le Quotidien d'Oran : Lors de votre dernière conférence animée à Alger, vous avez affirmé qu'en matière de choix économique, «l'Algérie n'est toujours pas dans la bonne voie». Pouvez-vous être plus explicite sur ce point d'autant plus que vous rejetez le modèle néolibéral à l'américaine et que vous préconisez, en parallèle, une solution dite «locale» ?
Omar Aktouf : avant toute chose, j'aimerais remercier le plus vivement du monde votre journal et son équipe éditoriale pour la place qui est si aimablement donnée à la «vulgarisation» de mon travail intellectuel, à travers les contributions du Pr Amokrane. Ensuite je tiens à souligner que je fais ici exception (exclusive) à ma décision de ne plus donner d'interview aux médias algériens, en partie en guise de «remerciements» et en partie en raison des heures graves que traverse notre pays depuis la mise en place de la nouvelle équipe dirigeante sous la houlette de M. Abdelmadjid Tebboune.
Pour répondre à votre question, je dirai que, effectivement, l'Algérie n'est pas plus sur une meilleure – encore moins la bonne - voie de politiques économiques. En fait je ne vois aucune période durant laquelle notre pays aurait été, ne serait-ce que proche d'une quelconque voie économique saine et claire, à part sans doute, une partie des années 1965-1975 où il y avait tout de même un clair début de mise en place de conditions de «développement autocentré».
C'est-à-dire : énormes efforts de formation de compétences algériennes dans tous les domaines, mise en place de biens d'équipements destinés à valoriser nos ressources, à aller vers une forme d'autosuffisance progressive… à part cela, et depuis, je n'ai vu que navigation à vue sans cap ni direction. Pomper le pétrole et le gaz, vendre et acheter tout de l'étranger sont restés les seules «politiques économiques» algériennes. Et cela continue ! Une voie plus logique serait de tirer les leçons des errements commis jusque-là et d'en induire les bonnes choses à faire. Ainsi, il n'est pas difficile d'admettre que la voie néolibérale suivie depuis la fin des années 1970 est une grave impasse. Dès lors, il est clair que le premier pas le plus logique serait de rompre avec cette voie. Ce qui signifie, pour aller au plus évident, cesser de croire que «le marché» est le bon et unique mécanisme de régulation économique ; cesser de croire que l'État et les fonctionnaires des services publics ne sont que des dévoreurs de budgets inutiles, voire de néfastes bureaucrates ; cesser de croire que les services publics et sociaux ne sont que «dépenses»…
En bref, en finir avec cette pensée magique néolibérale qui met tous les bienfaits du côté du «bon privé», et tous les maux du côté du «mauvais État gaspilleur». Par ailleurs, je dis que nous sommes sur la mauvaise voie du fait que nos dirigeants rechignent à voir que le mode occidental-nanti lui-même n'arrive pas à se sortir des effets de la crise de 2008. Il ne faut donc surtout pas, encore et encore, recourir à des méthodes néolibérales pour guérir des problèmes néolibéraux. La «solution locale » consisterait à faire, par exemple, comme l'Allemagne ou le Japon qui, «à tout problème allemand ou japonais recherchent une solution allemande ou japonaise». Et aussi, aller d'urgence vers ce qu'on appelle le «développement autocentré» (un peu ce qu'ont fait la Corée du sud, la Malaisie, aujourd'hui la Chine…), c'est-à-dire valoriser ses propres ressources et compter d'abord sur ses propres compétences incluant la – fort nombreuse et fort compétente- diaspora.
Q.O : Actualité oblige, vous semblez donner du crédit à la nouvelle équipe gouvernementale ou du moins vous lui concédez qu'elle «reconnaît la gravité de la situation». Au-delà du constat établi qu'on ne peut occulter, quelles sont, selon vous, les priorités de l'heure. Par quoi devrait commencer le gouvernement pour relancer l'économie ou arrêter l'hémorragie ?
O.A. : Je confirme, en effet, mon appui à la volonté de la nouvelle équipe gouvernementale de songer à «nettoyer les écuries d'Augias», et à tracer des lignes claires –je l'espère- entre monde de l'argent et monde politique. Nul n'ignore en Algérie à quel point il y existe des fortunes privées, et sans doute des plus colossales, aux origines plus que «suspectes» et aux agissements plus que répréhensibles – ce dont les médias donnent déjà certains aspects éminemment inquiétants. Cela ressemble beaucoup à ce que je préconise depuis des années : la restauration d'un État algérien fort, un État de droit qui donne l'exemple et qui montre qu'il est capable d'aller chercher l'argent là où il se trouve pour arriver à couvrir les très gros manques à gagner vers lesquels nous nous dirigeons avec la baisse drastique de la rente pétrolière.
Cette volonté de mettre un frein à de trop faciles pratiques d'enrichissements scandaleusement basées sur des subventions publiques, sur des «prêts» transformés en fonds perdus, sur le non-paiement de ce qui est dû à l'État… n'a à mon avis que trop tardé à se manifester. Tenter également d'aller chercher et rendre visible la titanesque réserve de fonds que constitue le secteur dit «informel» est également une initiative que je ne peux qu'approuver. Reste cependant la grande question du «comment» et du «jusqu'où». Il serait des plus désastreux que tout ce «tapage» se transforme en velléités sans suite, ou en petites «mesurettes» cosmétiques.
Après de telles annonces et de telles désignations de pratiques hautement inadmissibles, le présent gouvernement ne pourra se contenter de simples «effets d'annonces». La méthode devra être déterminée, ferme, transparente, rapide, aux effets rapidement visibles, et la démarche devra aller vraiment «au fond des choses». Tout devra être «mis sur la table», sans passe-droits ni exceptions : il en va de la crédibilité et de la légitimité des pouvoirs publics. Tout échec ou recul, ou «exception» serait fatal pour le peu qui reste de confiance en nos institutions ! Reste la délicate question de «l'informel». De mon expérience au niveau international, je n'ai jamais vu de cas où l'argent informel ait été «sorti» par la force, rarement, ou fort peu par la «séduction» (genre amnisties fiscales). Il faudrait des mesures «indirectes» du genre de celles adoptées par exemple par le Brésil en décentralisant la gestion et le vote des budgets de projets, jusqu'aux niveaux des citadins de quartiers, ce qui eut pour effet de faire émerger peu à peu l'argent invisible par la force de ceux-là mêmes qui lui permettent d'exister : les citoyens de base. Ou encore, et par ailleurs, comme l'Argentine lors de la crise de 2000, ou la Corée du sud lors de celle de 98, recourir à des mesures de contrôle des mouvements de capitaux.
On peut regarder aussi d'autres exemples de «remise au pas» de l'économie dont on peut s'inspirer et se conforter : l'Angleterre qui renationalise des secteurs entiers (chemins de fer, santé, éducation, postes…) privatisés lors des folies de l'ère Thatcher ; l'Islande qui a étatisé tout son système financier en jetant en prison nombre de banquiers après la crise de 2008 ; la Suisse (!) qui vote des lois obligeant les patrons à laisser fixer leurs salaires par les assemblées générales d'actionnaires, et qui enlève aux banques privées les droits d'émission de monnaie ; la Russie de Poutine qui a en moins de 15 ans remis le pays sur le chemin de la puissance avec une radicale lutte à la haute corruption d'oligarques érigés sous Eltsine. Voilà des exemples d'actions par lesquelles notre gouvernement pourrait débuter pour stopper l'hémorragie. Quant à la «relance», cela est un autre problème, autrement plus vaste et plus complexe. La planète entière est en «crise», il n'y aura, de fait, de «relance» nulle part sur cette planète que s'il y a «décroissance» ailleurs (ce que l'on peut provoquer par les invasions, les guerres, les conflits locaux…). La lutte pour la reprise devra désormais se faire sur deux fronts : celui de la redistribution locale-nationale de ce que le pays peut encore donner, et celui de la redistribution à l'échelle mondiale de ce que la planète peut encore donner. Et surtout s'en contenter et cesser de croire, comme des gamins qui veulent le plus de chocolat possible, que notre Terre peut faire de tout un chacun un Bill Gates !
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Le Quotidien d'Oran : Lors de votre dernière conférence animée à Alger, vous avez affirmé qu'en matière de choix économique, «l'Algérie n'est toujours pas dans la bonne voie». Pouvez-vous être plus explicite sur ce point d'autant plus que vous rejetez le modèle néolibéral à l'américaine et que vous préconisez, en parallèle, une solution dite «locale» ?
Omar Aktouf : avant toute chose, j'aimerais remercier le plus vivement du monde votre journal et son équipe éditoriale pour la place qui est si aimablement donnée à la «vulgarisation» de mon travail intellectuel, à travers les contributions du Pr Amokrane. Ensuite je tiens à souligner que je fais ici exception (exclusive) à ma décision de ne plus donner d'interview aux médias algériens, en partie en guise de «remerciements» et en partie en raison des heures graves que traverse notre pays depuis la mise en place de la nouvelle équipe dirigeante sous la houlette de M. Abdelmadjid Tebboune.
Pour répondre à votre question, je dirai que, effectivement, l'Algérie n'est pas plus sur une meilleure – encore moins la bonne - voie de politiques économiques. En fait je ne vois aucune période durant laquelle notre pays aurait été, ne serait-ce que proche d'une quelconque voie économique saine et claire, à part sans doute, une partie des années 1965-1975 où il y avait tout de même un clair début de mise en place de conditions de «développement autocentré».
C'est-à-dire : énormes efforts de formation de compétences algériennes dans tous les domaines, mise en place de biens d'équipements destinés à valoriser nos ressources, à aller vers une forme d'autosuffisance progressive… à part cela, et depuis, je n'ai vu que navigation à vue sans cap ni direction. Pomper le pétrole et le gaz, vendre et acheter tout de l'étranger sont restés les seules «politiques économiques» algériennes. Et cela continue ! Une voie plus logique serait de tirer les leçons des errements commis jusque-là et d'en induire les bonnes choses à faire. Ainsi, il n'est pas difficile d'admettre que la voie néolibérale suivie depuis la fin des années 1970 est une grave impasse. Dès lors, il est clair que le premier pas le plus logique serait de rompre avec cette voie. Ce qui signifie, pour aller au plus évident, cesser de croire que «le marché» est le bon et unique mécanisme de régulation économique ; cesser de croire que l'État et les fonctionnaires des services publics ne sont que des dévoreurs de budgets inutiles, voire de néfastes bureaucrates ; cesser de croire que les services publics et sociaux ne sont que «dépenses»…
En bref, en finir avec cette pensée magique néolibérale qui met tous les bienfaits du côté du «bon privé», et tous les maux du côté du «mauvais État gaspilleur». Par ailleurs, je dis que nous sommes sur la mauvaise voie du fait que nos dirigeants rechignent à voir que le mode occidental-nanti lui-même n'arrive pas à se sortir des effets de la crise de 2008. Il ne faut donc surtout pas, encore et encore, recourir à des méthodes néolibérales pour guérir des problèmes néolibéraux. La «solution locale » consisterait à faire, par exemple, comme l'Allemagne ou le Japon qui, «à tout problème allemand ou japonais recherchent une solution allemande ou japonaise». Et aussi, aller d'urgence vers ce qu'on appelle le «développement autocentré» (un peu ce qu'ont fait la Corée du sud, la Malaisie, aujourd'hui la Chine…), c'est-à-dire valoriser ses propres ressources et compter d'abord sur ses propres compétences incluant la – fort nombreuse et fort compétente- diaspora.
Q.O : Actualité oblige, vous semblez donner du crédit à la nouvelle équipe gouvernementale ou du moins vous lui concédez qu'elle «reconnaît la gravité de la situation». Au-delà du constat établi qu'on ne peut occulter, quelles sont, selon vous, les priorités de l'heure. Par quoi devrait commencer le gouvernement pour relancer l'économie ou arrêter l'hémorragie ?
O.A. : Je confirme, en effet, mon appui à la volonté de la nouvelle équipe gouvernementale de songer à «nettoyer les écuries d'Augias», et à tracer des lignes claires –je l'espère- entre monde de l'argent et monde politique. Nul n'ignore en Algérie à quel point il y existe des fortunes privées, et sans doute des plus colossales, aux origines plus que «suspectes» et aux agissements plus que répréhensibles – ce dont les médias donnent déjà certains aspects éminemment inquiétants. Cela ressemble beaucoup à ce que je préconise depuis des années : la restauration d'un État algérien fort, un État de droit qui donne l'exemple et qui montre qu'il est capable d'aller chercher l'argent là où il se trouve pour arriver à couvrir les très gros manques à gagner vers lesquels nous nous dirigeons avec la baisse drastique de la rente pétrolière.
Cette volonté de mettre un frein à de trop faciles pratiques d'enrichissements scandaleusement basées sur des subventions publiques, sur des «prêts» transformés en fonds perdus, sur le non-paiement de ce qui est dû à l'État… n'a à mon avis que trop tardé à se manifester. Tenter également d'aller chercher et rendre visible la titanesque réserve de fonds que constitue le secteur dit «informel» est également une initiative que je ne peux qu'approuver. Reste cependant la grande question du «comment» et du «jusqu'où». Il serait des plus désastreux que tout ce «tapage» se transforme en velléités sans suite, ou en petites «mesurettes» cosmétiques.
Après de telles annonces et de telles désignations de pratiques hautement inadmissibles, le présent gouvernement ne pourra se contenter de simples «effets d'annonces». La méthode devra être déterminée, ferme, transparente, rapide, aux effets rapidement visibles, et la démarche devra aller vraiment «au fond des choses». Tout devra être «mis sur la table», sans passe-droits ni exceptions : il en va de la crédibilité et de la légitimité des pouvoirs publics. Tout échec ou recul, ou «exception» serait fatal pour le peu qui reste de confiance en nos institutions ! Reste la délicate question de «l'informel». De mon expérience au niveau international, je n'ai jamais vu de cas où l'argent informel ait été «sorti» par la force, rarement, ou fort peu par la «séduction» (genre amnisties fiscales). Il faudrait des mesures «indirectes» du genre de celles adoptées par exemple par le Brésil en décentralisant la gestion et le vote des budgets de projets, jusqu'aux niveaux des citadins de quartiers, ce qui eut pour effet de faire émerger peu à peu l'argent invisible par la force de ceux-là mêmes qui lui permettent d'exister : les citoyens de base. Ou encore, et par ailleurs, comme l'Argentine lors de la crise de 2000, ou la Corée du sud lors de celle de 98, recourir à des mesures de contrôle des mouvements de capitaux.
On peut regarder aussi d'autres exemples de «remise au pas» de l'économie dont on peut s'inspirer et se conforter : l'Angleterre qui renationalise des secteurs entiers (chemins de fer, santé, éducation, postes…) privatisés lors des folies de l'ère Thatcher ; l'Islande qui a étatisé tout son système financier en jetant en prison nombre de banquiers après la crise de 2008 ; la Suisse (!) qui vote des lois obligeant les patrons à laisser fixer leurs salaires par les assemblées générales d'actionnaires, et qui enlève aux banques privées les droits d'émission de monnaie ; la Russie de Poutine qui a en moins de 15 ans remis le pays sur le chemin de la puissance avec une radicale lutte à la haute corruption d'oligarques érigés sous Eltsine. Voilà des exemples d'actions par lesquelles notre gouvernement pourrait débuter pour stopper l'hémorragie. Quant à la «relance», cela est un autre problème, autrement plus vaste et plus complexe. La planète entière est en «crise», il n'y aura, de fait, de «relance» nulle part sur cette planète que s'il y a «décroissance» ailleurs (ce que l'on peut provoquer par les invasions, les guerres, les conflits locaux…). La lutte pour la reprise devra désormais se faire sur deux fronts : celui de la redistribution locale-nationale de ce que le pays peut encore donner, et celui de la redistribution à l'échelle mondiale de ce que la planète peut encore donner. Et surtout s'en contenter et cesser de croire, comme des gamins qui veulent le plus de chocolat possible, que notre Terre peut faire de tout un chacun un Bill Gates !
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