Publié le 12 septembre 2017 à 13h45
Par Farid Alilat - À Oran
Son nouveau roman, « Zabor », le rôle de la lecture et de l’écriture, la sexualité, la mémoire, ses rêves pour son pays qu’il refuse de quitter… Entretien avec un écrivain qui déchaîne les passions chaque fois qu’il prend la plume.
Oran, juillet 2017. L’écrivain et journaliste Kamel Daoud nous reçoit dans sa villa, située dans une coquette cité de la banlieue oranaise. Condamné à mort par une fatwa émise en décembre 2014 par l’imam salafiste Hamadache Ziraoui, Daoud, qui a depuis gagné son procès, ne vit pas sous protection policière. La quiétude et la sécurité qui règnent autour de la cité lui offrent protection et confort pour y vivre et y travailler. En ville, l’écrivain circule librement, sans gardes. Il prend le temps de siroter un café, de manger dans un resto, de signer des autographes ou de poser pour un selfie avec des admirateurs.
Après la déferlante médiatique qui a suivi la sortie de Meursault, contre-enquête, prix Goncourt 2015 du premier roman, Daoud s’est attelé à l’écriture de son deuxième opus. Très attendu, Zabor ou Les Psaumes, sorti en août dernier simultanément en Algérie et en France (Actes Sud), confirme le talent de ce jeune écrivain qui déchaîne les passions chaque fois qu’il prend la plume. Zabor est l’histoire d’un garçon abandonné par son père dans un village reculé d’Algérie. Ayant grandi en compagnie des livres, Zabor a un don pour l’écriture.
Les histoires qu’il couche sur des cahiers d’écolier ont la faculté de conjurer la mort, de la repousser ou de la retarder. « Écrire est la seule ruse efficace contre la mort, dit Zabor. Les gens ont essayé la prière, les médicaments, la magie, les versets en boucle, l’immobilité, mais je pense être le seul à avoir trouvé la solution : écrire. »
Kamel Daoud nous parle de son personnage, de la lecture et de l’écriture comme vecteurs du savoir, de la sexualité de ses compatriotes, de l’école, de la mémoire, de la guerre civile et de ses rêves pour cette Algérie qu’il refuse de quitter malgré les nombreuses possibilités qui s’offrent à lui de vivre mieux ailleurs.
Jeune Afrique : « Écrire ou garder le silence », dit Zabor, le personnage principal de votre nouveau roman. En tant que journaliste et écrivain, vous avez choisi d’écrire. Zabor, c’est finalement vous.
Kamel Daoud : Le roman puise bien sûr dans l’autobiographique. C’est l’aventure d’une langue, l’aventure de la confection d’un dictionnaire. La langue, on l’apprend par deux voies. Le dictionnaire conventionnel des mots qu’on apprend à l’école, par les médias, par les institutions, etc. Et puis il y a le dictionnaire intime, c’est-à-dire le mot dans l’histoire de chacun. Zabor est l’histoire de ce dictionnaire-là, intime. Cette aventure est mienne. Je revendique donc une part d’auto*biographie dans ce roman.
Quelle est cette part ?
Celle en rapport avec la langue et son apprentissage, celle en rapport avec la fiction, le sens de la fiction et la fonction salvatrice de la littérature, ainsi que tout l’espace autour, le village et quelques personnages de ma famille. J’ai voulu pousser les liens et les généalogies vers une sorte de caricature, mais ce n’est pas exactement l’histoire de ma famille.
D’où est née l’idée d’écrire une fiction sur la lecture et l’écriture comme antidotes à la mort ?
Elle vient d’une part de mes lectures. J’ai toujours été fasciné par l’équation de Shéhérazade dans Les Mille et Une Nuits. Elle lit pour sauver sa vie. En même temps, il y a une monstruosité dans son histoire dans la mesure où elle sauve sa vie pour épouser un assassin. Le corps devient corpus. C’est le corpus qui sauve le corps. Cette équation-là m’a toujours fasciné. Shéhérazade écrit et raconte pour sauver sa vie. Mais il y a une autre nécessité plus douloureuse, plus tragique, plus intime.
Les gens ont essayé la prière, les médicaments, la magie, les versets en boucle, l’immobilité, mais je pense être le seul à avoir trouvé la solution : écrire
Laquelle ?
Nous sommes une génération qui a eu accès à la lettre, au verbe et à l’écriture de manière beaucoup plus privilégiée que nos parents et nos ancêtres. Vous venez au monde, vous commencez à maîtriser le verbe et l’écriture et à voir que la littérature permet une sorte de perpétuation du récit familial, intime ou personnel.
Vous êtes frappé par cette tragédie : votre grand-père est mort sans avoir su lire ni écrire. Toute une vie qui passe sans être perpétuée par l’écrit. Vous nourrissez alors l’idée quasi messianique qu’il faut peut-être réparer la mort de vos ancêtres en écrivant. Une espèce de catharsis, mais aussi une réparation de la mort. J’ai été frappé par le décès d’un voisin ; tout ce qu’on a écrit sur lui se résume à ce qui est inscrit sur sa pierre tombale. Cette disproportion entre une vie – et ses richesses – et une pierre tombale m’a convaincu qu’il fallait un récit entre les deux.
C’est donc le personnage de Zabor…
De là, je me suis imaginé l’idée d’un personnage qui croit sauver des vies parce qu’il écrit. Mais pas uniquement des vies. Il perpétue aussi l’architecture du village, ses arbres, les nuances de ses peintures. Le verbe est salvateur.
Je n’ai pas la prétention de dire que j’écris pour éclairer les autres. J’écris pour m’éclairer moi-même
Zabor dit : « Écrire, c’est éclairer. » C’est un peu votre rôle en tant que journaliste chroniqueur et écrivain ?
Non, je garde les pieds sur terre. Il y a deux visions dans Zabor, tantôt compatibles, tantôt en concurrence. Il y a celle selon laquelle écrire, c’est éclairer. C’est une vision positiviste de la fonction du savoir, de l’écriture, du récit, de la narration, de la chronique en règle générale. Et il y a une ancienne vision, mystique et théologique, pour laquelle le monde est un livre. Zabor est entre les deux. Il croit que la vie est un livre qu’il faut écrire pour la perpétuer. Mais il croit aussi qu’écrire permet de mieux comprendre, d’éclairer, de sauver de la mort.
C’est aussi le rôle du journaliste que vous êtes ?
Je n’ai pas la prétention de dire que j’écris pour éclairer les autres. J’écris pour m’éclairer moi-même. Si cela coïncide avec le besoin des autres, tant mieux. Je n’ai pas envie de me donner le rôle d’éclaireur.
Zabor a 30 ans. Célibataire et puceau, il ressemble à ces millions d’Algériens du même âge qui se marient tardivement ou pas du tout et vivent mal, si tant est qu’ils la vivent, leur sexualité. C’est la fiction qui télescope la réalité ?
Bien sûr. La fiction est là pour amplifier des aspects de la réalité. C’est un homme de notre génération né dans un village conservateur comme la plupart des villages algériens, sinon tous. Il a grandi dans une culture de blocages, de frustrations, d’interdits, où l’on n’a pas accès au corps d’autrui. Où le corps est honni, magnifié par certains, caché et poussé à l’invisible par d’autres.
Zabor vit un accident majeur en découvrant la littérature et la langue qui lui permettent de contourner ces interdits et d’accéder d’une manière perverse au corps d’autrui, de nourrir sa sexualité même avec un artifice. Pour d’autres, en revanche, il n’y a pas d’issue. La seule issue est de penser aux vierges dans le paradis ou alors, pour les plus chanceux, de se marier à 30 ou 40 ans, avec une promiscuité familiale, la crise du logement et une sexualité brimée, honnie ou honteuse.
Nous sommes dans une pathologie de l’altérité qui a ses sources et ses conséquences dans notre rapport à la sexualité
C’est le prototype de l’Algérien d’aujourd’hui ?
Nous sommes dans une pathologie de l’altérité qui a ses sources et ses conséquences dans notre rapport à la sexualité. Nous arrivons à une névrose totale où on charge le corps de la femme de tous les maux, y compris les séismes. On arrive même à confondre mort et orgasme, ce qui est de l’ordre de la pathologie suprême. La sexualité est mise en sursis par la mort. Le seul accès à Éros est Thanatos. Cela se traduit aussi par un non-désir du monde.
C’est un peu le cas pour ces kamikazes qui se protègent les parties génitales avant de se faire exploser, dans l’espoir de les préserver pour en jouir avec les vierges du paradis ?
C’est une parodie du désir, un désir obligé de transiter par la mort et donc de se tuer et de tuer les autres. Quand on arrive à pervertir le désir de vie, qu’on accorde la prééminence au désir de mort, nous aboutissons à cela. C’est‑à-dire : les uns se font exploser, les autres font exploser d’autres personnes et d’autres encore voilent la femme, la cachent, lui crachent au visage, l’insultent…
Zabor trouve humiliante cette idée du paradis éternel. Il dit que la vie sur terre est une salle d’attente et évoque Dieu qui a donné la vie ici-bas aux Occidentaux et réservé l’au-delà aux musulmans. Il remet en question le cœur de la philosophie musulmane, c’est‑à-dire l’existence d’une vie éternelle après la vie terrestre. C’est de la subversion, de la provocation ?
Tout le monde dit en Algérie : « Dieu leur a donné la vie et nous a réservé l’éternité. » C’est un peu de l’idéologie pré-Daesh, à savoir que la vie n’est pas pour nous. Elle vient après la mort.
Cela permet de nous consoler de nos infériorités, de nos échecs, de nos sous-développements. Cela permet aussi d’habiller nos défaites, nos soumissions face au monde. C’est l’éloge de la mort contre l’ode à la vie. Ce n’est pas subversif.
Nous sommes dans un système qui perpétue l’ordre et la préséance de la mémoire sur la réflexion
Votre roman fait l’éloge de la lecture et de l’écriture – Zabor a lu plus de 700 livres et noircit des centaines de cahiers d’écolier. C’est le contraire de cette école algérienne qui fait appel à la mémoire, à l’apprentissage par cœur pour l’acquisition du savoir. C’est une critique de cette école ?
Je ne parle pas uniquement de l’Algérie, où je vis. Cela concerne un rapport à l’apprentissage et au savoir dans le monde dit arabe. Nous sommes dans une perpétuation par la mémoire, dans la consécration de la « fétichisation » du savoir sans accès au savoir. Ça donne l’idée que celui qui apprend par cœur sait. Que celui qui apprend le Livre sacré par cœur est meilleur que celui qui essaie de le comprendre. Celui qui réfléchit n’a pas la dignité de celui qui mémorise.
Cela donne aussi cette idée que le passé est meilleur que l’avenir, que l’âge d’or est meilleur que le temps présent et que l’avenir est une restauration obligatoire du passé. Les institutions, les médias, les élites, le bigotisme et l’école participent à la perpétuation de cette idée. Nous sommes dans un système qui perpétue l’ordre et la préséance de la mémoire sur la réflexion.
La ministre algérienne de l’Éducation reconnaît que l’Algérien qui accède aujourd’hui à l’université ne maîtrise ni l’arabe, ni le français, ni l’anglais.
Au-delà du jugement qu’on peut avoir sur le système éducatif, je vois quelque chose de morbide par rapport à la vie. Il ne s’agit pas uniquement d’un programme, d’une génération ou d’une école, qui ne sont que l’expression d’un mal beaucoup plus profond.
Lequel ?
Il se résume à cette question : sérieusement, avons-nous envie de vivre ? Pourquoi privilégions-nous l’Histoire sur le présent, la mémoire sur la réflexion, l’affect sur la rationalité, l’âge d’or sur l’âge à venir, le culte des ancêtres sur la filiation ?
Dans un texte, j’avais défini les intégrismes comme un mauvais réflexe face au temps. L’angoisse du temps est terrible. Soit on l’assume, donc on le meuble, on le construit, on va vers l’avenir. Soit on en a peur, on essaie de lui échapper par la restauration de l’âge d’or, de la Oumma mohammédienne, du califat islamique, etc. Nous sommes mal face au temps et à la présence au monde. Qu’est-ce qu’être algérien et pourquoi ? Cela sert à quoi d’être algérien ?
Par Farid Alilat - À Oran
Son nouveau roman, « Zabor », le rôle de la lecture et de l’écriture, la sexualité, la mémoire, ses rêves pour son pays qu’il refuse de quitter… Entretien avec un écrivain qui déchaîne les passions chaque fois qu’il prend la plume.
Oran, juillet 2017. L’écrivain et journaliste Kamel Daoud nous reçoit dans sa villa, située dans une coquette cité de la banlieue oranaise. Condamné à mort par une fatwa émise en décembre 2014 par l’imam salafiste Hamadache Ziraoui, Daoud, qui a depuis gagné son procès, ne vit pas sous protection policière. La quiétude et la sécurité qui règnent autour de la cité lui offrent protection et confort pour y vivre et y travailler. En ville, l’écrivain circule librement, sans gardes. Il prend le temps de siroter un café, de manger dans un resto, de signer des autographes ou de poser pour un selfie avec des admirateurs.
Après la déferlante médiatique qui a suivi la sortie de Meursault, contre-enquête, prix Goncourt 2015 du premier roman, Daoud s’est attelé à l’écriture de son deuxième opus. Très attendu, Zabor ou Les Psaumes, sorti en août dernier simultanément en Algérie et en France (Actes Sud), confirme le talent de ce jeune écrivain qui déchaîne les passions chaque fois qu’il prend la plume. Zabor est l’histoire d’un garçon abandonné par son père dans un village reculé d’Algérie. Ayant grandi en compagnie des livres, Zabor a un don pour l’écriture.
Les histoires qu’il couche sur des cahiers d’écolier ont la faculté de conjurer la mort, de la repousser ou de la retarder. « Écrire est la seule ruse efficace contre la mort, dit Zabor. Les gens ont essayé la prière, les médicaments, la magie, les versets en boucle, l’immobilité, mais je pense être le seul à avoir trouvé la solution : écrire. »
Kamel Daoud nous parle de son personnage, de la lecture et de l’écriture comme vecteurs du savoir, de la sexualité de ses compatriotes, de l’école, de la mémoire, de la guerre civile et de ses rêves pour cette Algérie qu’il refuse de quitter malgré les nombreuses possibilités qui s’offrent à lui de vivre mieux ailleurs.
Jeune Afrique : « Écrire ou garder le silence », dit Zabor, le personnage principal de votre nouveau roman. En tant que journaliste et écrivain, vous avez choisi d’écrire. Zabor, c’est finalement vous.
Kamel Daoud : Le roman puise bien sûr dans l’autobiographique. C’est l’aventure d’une langue, l’aventure de la confection d’un dictionnaire. La langue, on l’apprend par deux voies. Le dictionnaire conventionnel des mots qu’on apprend à l’école, par les médias, par les institutions, etc. Et puis il y a le dictionnaire intime, c’est-à-dire le mot dans l’histoire de chacun. Zabor est l’histoire de ce dictionnaire-là, intime. Cette aventure est mienne. Je revendique donc une part d’auto*biographie dans ce roman.
Quelle est cette part ?
Celle en rapport avec la langue et son apprentissage, celle en rapport avec la fiction, le sens de la fiction et la fonction salvatrice de la littérature, ainsi que tout l’espace autour, le village et quelques personnages de ma famille. J’ai voulu pousser les liens et les généalogies vers une sorte de caricature, mais ce n’est pas exactement l’histoire de ma famille.
D’où est née l’idée d’écrire une fiction sur la lecture et l’écriture comme antidotes à la mort ?
Elle vient d’une part de mes lectures. J’ai toujours été fasciné par l’équation de Shéhérazade dans Les Mille et Une Nuits. Elle lit pour sauver sa vie. En même temps, il y a une monstruosité dans son histoire dans la mesure où elle sauve sa vie pour épouser un assassin. Le corps devient corpus. C’est le corpus qui sauve le corps. Cette équation-là m’a toujours fasciné. Shéhérazade écrit et raconte pour sauver sa vie. Mais il y a une autre nécessité plus douloureuse, plus tragique, plus intime.
Les gens ont essayé la prière, les médicaments, la magie, les versets en boucle, l’immobilité, mais je pense être le seul à avoir trouvé la solution : écrire
Laquelle ?
Nous sommes une génération qui a eu accès à la lettre, au verbe et à l’écriture de manière beaucoup plus privilégiée que nos parents et nos ancêtres. Vous venez au monde, vous commencez à maîtriser le verbe et l’écriture et à voir que la littérature permet une sorte de perpétuation du récit familial, intime ou personnel.
Vous êtes frappé par cette tragédie : votre grand-père est mort sans avoir su lire ni écrire. Toute une vie qui passe sans être perpétuée par l’écrit. Vous nourrissez alors l’idée quasi messianique qu’il faut peut-être réparer la mort de vos ancêtres en écrivant. Une espèce de catharsis, mais aussi une réparation de la mort. J’ai été frappé par le décès d’un voisin ; tout ce qu’on a écrit sur lui se résume à ce qui est inscrit sur sa pierre tombale. Cette disproportion entre une vie – et ses richesses – et une pierre tombale m’a convaincu qu’il fallait un récit entre les deux.
C’est donc le personnage de Zabor…
De là, je me suis imaginé l’idée d’un personnage qui croit sauver des vies parce qu’il écrit. Mais pas uniquement des vies. Il perpétue aussi l’architecture du village, ses arbres, les nuances de ses peintures. Le verbe est salvateur.
Je n’ai pas la prétention de dire que j’écris pour éclairer les autres. J’écris pour m’éclairer moi-même
Zabor dit : « Écrire, c’est éclairer. » C’est un peu votre rôle en tant que journaliste chroniqueur et écrivain ?
Non, je garde les pieds sur terre. Il y a deux visions dans Zabor, tantôt compatibles, tantôt en concurrence. Il y a celle selon laquelle écrire, c’est éclairer. C’est une vision positiviste de la fonction du savoir, de l’écriture, du récit, de la narration, de la chronique en règle générale. Et il y a une ancienne vision, mystique et théologique, pour laquelle le monde est un livre. Zabor est entre les deux. Il croit que la vie est un livre qu’il faut écrire pour la perpétuer. Mais il croit aussi qu’écrire permet de mieux comprendre, d’éclairer, de sauver de la mort.
C’est aussi le rôle du journaliste que vous êtes ?
Je n’ai pas la prétention de dire que j’écris pour éclairer les autres. J’écris pour m’éclairer moi-même. Si cela coïncide avec le besoin des autres, tant mieux. Je n’ai pas envie de me donner le rôle d’éclaireur.
Zabor a 30 ans. Célibataire et puceau, il ressemble à ces millions d’Algériens du même âge qui se marient tardivement ou pas du tout et vivent mal, si tant est qu’ils la vivent, leur sexualité. C’est la fiction qui télescope la réalité ?
Bien sûr. La fiction est là pour amplifier des aspects de la réalité. C’est un homme de notre génération né dans un village conservateur comme la plupart des villages algériens, sinon tous. Il a grandi dans une culture de blocages, de frustrations, d’interdits, où l’on n’a pas accès au corps d’autrui. Où le corps est honni, magnifié par certains, caché et poussé à l’invisible par d’autres.
Zabor vit un accident majeur en découvrant la littérature et la langue qui lui permettent de contourner ces interdits et d’accéder d’une manière perverse au corps d’autrui, de nourrir sa sexualité même avec un artifice. Pour d’autres, en revanche, il n’y a pas d’issue. La seule issue est de penser aux vierges dans le paradis ou alors, pour les plus chanceux, de se marier à 30 ou 40 ans, avec une promiscuité familiale, la crise du logement et une sexualité brimée, honnie ou honteuse.
Nous sommes dans une pathologie de l’altérité qui a ses sources et ses conséquences dans notre rapport à la sexualité
C’est le prototype de l’Algérien d’aujourd’hui ?
Nous sommes dans une pathologie de l’altérité qui a ses sources et ses conséquences dans notre rapport à la sexualité. Nous arrivons à une névrose totale où on charge le corps de la femme de tous les maux, y compris les séismes. On arrive même à confondre mort et orgasme, ce qui est de l’ordre de la pathologie suprême. La sexualité est mise en sursis par la mort. Le seul accès à Éros est Thanatos. Cela se traduit aussi par un non-désir du monde.
C’est un peu le cas pour ces kamikazes qui se protègent les parties génitales avant de se faire exploser, dans l’espoir de les préserver pour en jouir avec les vierges du paradis ?
C’est une parodie du désir, un désir obligé de transiter par la mort et donc de se tuer et de tuer les autres. Quand on arrive à pervertir le désir de vie, qu’on accorde la prééminence au désir de mort, nous aboutissons à cela. C’est‑à-dire : les uns se font exploser, les autres font exploser d’autres personnes et d’autres encore voilent la femme, la cachent, lui crachent au visage, l’insultent…
Zabor trouve humiliante cette idée du paradis éternel. Il dit que la vie sur terre est une salle d’attente et évoque Dieu qui a donné la vie ici-bas aux Occidentaux et réservé l’au-delà aux musulmans. Il remet en question le cœur de la philosophie musulmane, c’est‑à-dire l’existence d’une vie éternelle après la vie terrestre. C’est de la subversion, de la provocation ?
Tout le monde dit en Algérie : « Dieu leur a donné la vie et nous a réservé l’éternité. » C’est un peu de l’idéologie pré-Daesh, à savoir que la vie n’est pas pour nous. Elle vient après la mort.
Cela permet de nous consoler de nos infériorités, de nos échecs, de nos sous-développements. Cela permet aussi d’habiller nos défaites, nos soumissions face au monde. C’est l’éloge de la mort contre l’ode à la vie. Ce n’est pas subversif.
Nous sommes dans un système qui perpétue l’ordre et la préséance de la mémoire sur la réflexion
Votre roman fait l’éloge de la lecture et de l’écriture – Zabor a lu plus de 700 livres et noircit des centaines de cahiers d’écolier. C’est le contraire de cette école algérienne qui fait appel à la mémoire, à l’apprentissage par cœur pour l’acquisition du savoir. C’est une critique de cette école ?
Je ne parle pas uniquement de l’Algérie, où je vis. Cela concerne un rapport à l’apprentissage et au savoir dans le monde dit arabe. Nous sommes dans une perpétuation par la mémoire, dans la consécration de la « fétichisation » du savoir sans accès au savoir. Ça donne l’idée que celui qui apprend par cœur sait. Que celui qui apprend le Livre sacré par cœur est meilleur que celui qui essaie de le comprendre. Celui qui réfléchit n’a pas la dignité de celui qui mémorise.
Cela donne aussi cette idée que le passé est meilleur que l’avenir, que l’âge d’or est meilleur que le temps présent et que l’avenir est une restauration obligatoire du passé. Les institutions, les médias, les élites, le bigotisme et l’école participent à la perpétuation de cette idée. Nous sommes dans un système qui perpétue l’ordre et la préséance de la mémoire sur la réflexion.
La ministre algérienne de l’Éducation reconnaît que l’Algérien qui accède aujourd’hui à l’université ne maîtrise ni l’arabe, ni le français, ni l’anglais.
Au-delà du jugement qu’on peut avoir sur le système éducatif, je vois quelque chose de morbide par rapport à la vie. Il ne s’agit pas uniquement d’un programme, d’une génération ou d’une école, qui ne sont que l’expression d’un mal beaucoup plus profond.
Lequel ?
Il se résume à cette question : sérieusement, avons-nous envie de vivre ? Pourquoi privilégions-nous l’Histoire sur le présent, la mémoire sur la réflexion, l’affect sur la rationalité, l’âge d’or sur l’âge à venir, le culte des ancêtres sur la filiation ?
Dans un texte, j’avais défini les intégrismes comme un mauvais réflexe face au temps. L’angoisse du temps est terrible. Soit on l’assume, donc on le meuble, on le construit, on va vers l’avenir. Soit on en a peur, on essaie de lui échapper par la restauration de l’âge d’or, de la Oumma mohammédienne, du califat islamique, etc. Nous sommes mal face au temps et à la présence au monde. Qu’est-ce qu’être algérien et pourquoi ? Cela sert à quoi d’être algérien ?
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