Algérie : cet inquiétant recours à la planche à billets
Experts et opposants s'accordent à juger dangereuse cette décision du gouvernement pour faire face à la détérioration de la situation économique du pays.
Par Adlène Meddi, à Alger
Publié le 13/09/2017 à 12:39 | Le Point Afrique
La décision du gouvernement algérien de faire fonctionner la planche à billets est loin de faire l'unanimité. Après la surprise du limogeage brutal et rapide du Premier ministre Abdelmadjid Tebboune mi-août, l'Algérie va-t-elle vivre un séisme économique avec la décision de son remplaçant à la tête du gouvernement, Ahmed Ouyahia, de recourir à la planche à billets ? La question est posée. « Depuis 2014, l'Algérie est frappée par une crise financière qui s'annonce durable, car rien ne prévoit, à court et moyen terme, un redressement sensible des prix du pétrole », explique le Premier ministre Ouyahia dans son plan d'action présenté en conseil des ministres le 6 septembre.
Le constat d'impuissance face à la baisse des cours du pétrole
« La situation des finances publiques est préoccupante », lit-on dans le document du gouvernement : « Le recul de la fiscalité pétrolière a généré des déficits budgétaires répétés, entraînant la consommation de la totalité de l'épargne du Trésor qui était logée au Fonds de régulation des recettes, épuisé en février 2017 ». Comprendre : les caisses de l'État sont vides. « La situation demeure extrêmement tendue pour le budget de l'État : dans la situation actuelle, l'année 2017 sera clôturée avec des difficultés réelles, alors que l'année 2018 s'annonce plus complexe ». Ouyahia, déjà chef de l'exécutif entre 1995 et 1998, avait eu à gérer les douloureuses conséquences sociales de « l'ajustement structurel », plan de redressement économique imposé par le Fonds monétaire international (FMI) à l'Algérie afin de rééchelonner de la dette auprès des créanciers internationaux. Il définit clairement les deux risques que produirait la crise : « Ou bien une incapacité à assurer la dépense publique, avec des conséquences économiques, sociales et même politiques périlleuses pour le pays. Ou alors, un processus de perte de souveraineté économique commençant par un recours massif à l'endettement extérieur avec, à moyen terme, une incapacité à honorer le service de la dette, entraînant le recours aux institutions financières internationales, en contrepartie de mesures économiques et sociales draconiennes ». Face à cette situation, quelle est l'option choisie par Bouteflika et adoubée par Ouyahia ? « Promouvoir à titre exceptionnel, des financements internes non conventionnels, qui pourraient être mobilisés pendant une période de transition financière » et « poursuivre la rationalisation des dépenses publiques en vue de la restauration de l'équilibre budgétaire dans un délai de cinq années ». En d'autres termes, recourir à la planche à billets et tenter de réduire les dépenses d'un État qui n'arrive ni à équilibrer ses balances fiscales ni à rationaliser ses politiques sociales par peur d'une contestation sociale.
Trois économistes à l'origine de cette politique
La démarche du duo Bouteflika-Ouyahia est inspirée, selon nos sources à Alger, par trois économistes : Raouf Boucekkine, professeur d'économie à Aix-Marseille (School of Economics) et directeur général de l'Institut d'études avancées d'Aix-Marseille, Elies Chitour, consultant installé à Dubaï, et Nour Meddahi, professeur d'économie à la Toulouse School of Economics, par ailleurs auteur d'un document de référence : « L'emprunt national est une urgence économique ».
« Maintien de la trajectoire budgétaire, baisse du dinar, création monétaire par la Banque d'Algérie et réformes structurelles, à commencer par l'augmentation des prix de l'énergie » : voilà ce qui est préconisé, selon Nour Meddahi, qui s'est exprimé sur le site d'information TSA, en plaidant « en faveur d'un dosage précis des mesures économiques et monétaires et d'une collaboration étroite entre la Banque d'Algérie et le ministère des Finances ». Il espère par ailleurs « que la trajectoire budgétaire adoptée dans la Loi de finances 2017 sera maintenue et que la baisse du dinar sera reprise. C'est crucial pour l'ajustement des deux déficits ». Les soutiens à la nouvelle orientation du gouvernement Ouyahia ne sont pas nombreux, à l'exception du patron des patrons, Ali Haddad, président du Forum des chefs d'entreprises (FCE), auparavant bête noire du gouvernement Tebboune pour ses velléités politiques. « Nous appuyons la décision du Conseil des ministres de réviser la loi sur la monnaie et le crédit et le recours au financement interne non conventionnel », a-t-il dit.
La monnaie « instrumentalisée »
Mais du côté des experts économiques, on fait sonner l'alarme. Salim Bellal, professeur d'économie, prévient : « Aucun économiste qui se respecte ne vous dira que dans le contexte qui est le nôtre, le recours à l'imprimerie de la Banque centrale est une mesure responsable. L'Algérie n'est ni les États-Unis ni l'Union européenne. C'est un petit pays rentier dont le système politique est fondé sur le clientélisme. Dans un régime rentier clientéliste, la monnaie est instrumentalisée par le pouvoir politique pour régler les conflits de partage de la rente », explique-t-il au site économique Maghreb Émergent. Nombreuses aussi sont les voix qui évoquent le risque inflationniste qu'implique, à terme, le recours à la planche à billets, comparant le futur proche de l'Algérie à la situation de crise au Venezuela qui subit quasiment le même contrecoup pétrolier. « Le recours à la planche à billets pourrait entraîner un processus inflationniste difficile à contrôler comme c'est le cas du Venezuela. Un pays qui est au bord de la faillite, et ce, bien qu'il possède la plus grande réserve mondiale de pétrole », prévient l'expert Kamal Kheffache sur Maghreb Émergent.
Pour Mustapha Hamouche, éditorialiste au quotidien Liberté, « c'est une partie de notre pouvoir d'achat futur, de notre niveau de vie à venir, que l'État hypothèque, en choisissant la voie de “la planche à billets” ». L'ancien Premier ministre et opposant Ali Benflis ne dit pas autre chose en estimant que « la décision de recourir au financement non conventionnel entraînera le pays dans une spirale dangereuse et mènera inéluctablement à l'explosion des prix, à une incontrôlable dévaluation du dinar et à une inflation ». « En réalité, ces dernières mesures ne sont qu'une manière d'éviter le problème de fond : mener de vraies réformes », tranche un analyste financier sollicité par Le Point Afrique, qui a requis l'anonymat. « Si les autorités refusent l'endettement extérieur, c'est beaucoup plus pour éviter de rendre des comptes sur leur gestion », poursuit l'expert : « En revanche, l'argent "fabriqué" n'aura aucun effet multiplicateur sur l'économie puisqu'il ne crée pas de richesse. Cet argent couvrira essentiellement les dépenses courantes et la consommation importée. »
Menaces de syndicats
Résultat : de l'inflation et, à terme, un déficit de la balance des paiements, « car on continuera à importer autant pour satisfaire les citoyens et arroser les clientèles du système en Algérie et à l'étranger ». L'analyste financier prévoit que d'ici à 2020, on risque de se retrouver avec une crise aggravée : inflation, déficit budgétaire et déficit de la balance des paiements. Les Algériens, eux, s'inquiètent des choix économiques des autorités et des syndicats qui menacent d'appeler à des grèves dans les semaines à venir : « Le pouvoir d'achat des Algériens est une ligne rouge à ne pas franchir. Nous n'allons pas rester figés devant les tentatives visant à faire payer aux couches les plus vulnérables les prix de la crise », a prévenu Meziane Meriane, patron du Syndicat national autonome de l'enseignement secondaire. Mais les analystes sont unanimes : les crises successives l'ont montré, les gouvernants sont incapables mener de véritables réformes globales. L'expert Nour Meddahi qui a défendu le recours à l'endettement interne, a pourtant insisté sur la nécessité de « lancer les réformes structurelles ». « La crise d'aujourd'hui a une apparence économique, mais elle est fondamentalement politique », souligne le journaliste Abed Charef dans son analyse pour Middle East Eye. « Le Premier ministre aura besoin d'acteurs crédibles pour l'accompagner dans cet exercice. Il aura également besoin d'une administration efficace, et d'une ingénierie très sophistiquée. Il ne dispose ni des uns ni des autres », appuie le journaliste.
Experts et opposants s'accordent à juger dangereuse cette décision du gouvernement pour faire face à la détérioration de la situation économique du pays.
Par Adlène Meddi, à Alger
Publié le 13/09/2017 à 12:39 | Le Point Afrique
La décision du gouvernement algérien de faire fonctionner la planche à billets est loin de faire l'unanimité. Après la surprise du limogeage brutal et rapide du Premier ministre Abdelmadjid Tebboune mi-août, l'Algérie va-t-elle vivre un séisme économique avec la décision de son remplaçant à la tête du gouvernement, Ahmed Ouyahia, de recourir à la planche à billets ? La question est posée. « Depuis 2014, l'Algérie est frappée par une crise financière qui s'annonce durable, car rien ne prévoit, à court et moyen terme, un redressement sensible des prix du pétrole », explique le Premier ministre Ouyahia dans son plan d'action présenté en conseil des ministres le 6 septembre.
Le constat d'impuissance face à la baisse des cours du pétrole
« La situation des finances publiques est préoccupante », lit-on dans le document du gouvernement : « Le recul de la fiscalité pétrolière a généré des déficits budgétaires répétés, entraînant la consommation de la totalité de l'épargne du Trésor qui était logée au Fonds de régulation des recettes, épuisé en février 2017 ». Comprendre : les caisses de l'État sont vides. « La situation demeure extrêmement tendue pour le budget de l'État : dans la situation actuelle, l'année 2017 sera clôturée avec des difficultés réelles, alors que l'année 2018 s'annonce plus complexe ». Ouyahia, déjà chef de l'exécutif entre 1995 et 1998, avait eu à gérer les douloureuses conséquences sociales de « l'ajustement structurel », plan de redressement économique imposé par le Fonds monétaire international (FMI) à l'Algérie afin de rééchelonner de la dette auprès des créanciers internationaux. Il définit clairement les deux risques que produirait la crise : « Ou bien une incapacité à assurer la dépense publique, avec des conséquences économiques, sociales et même politiques périlleuses pour le pays. Ou alors, un processus de perte de souveraineté économique commençant par un recours massif à l'endettement extérieur avec, à moyen terme, une incapacité à honorer le service de la dette, entraînant le recours aux institutions financières internationales, en contrepartie de mesures économiques et sociales draconiennes ». Face à cette situation, quelle est l'option choisie par Bouteflika et adoubée par Ouyahia ? « Promouvoir à titre exceptionnel, des financements internes non conventionnels, qui pourraient être mobilisés pendant une période de transition financière » et « poursuivre la rationalisation des dépenses publiques en vue de la restauration de l'équilibre budgétaire dans un délai de cinq années ». En d'autres termes, recourir à la planche à billets et tenter de réduire les dépenses d'un État qui n'arrive ni à équilibrer ses balances fiscales ni à rationaliser ses politiques sociales par peur d'une contestation sociale.
Trois économistes à l'origine de cette politique
La démarche du duo Bouteflika-Ouyahia est inspirée, selon nos sources à Alger, par trois économistes : Raouf Boucekkine, professeur d'économie à Aix-Marseille (School of Economics) et directeur général de l'Institut d'études avancées d'Aix-Marseille, Elies Chitour, consultant installé à Dubaï, et Nour Meddahi, professeur d'économie à la Toulouse School of Economics, par ailleurs auteur d'un document de référence : « L'emprunt national est une urgence économique ».
« Maintien de la trajectoire budgétaire, baisse du dinar, création monétaire par la Banque d'Algérie et réformes structurelles, à commencer par l'augmentation des prix de l'énergie » : voilà ce qui est préconisé, selon Nour Meddahi, qui s'est exprimé sur le site d'information TSA, en plaidant « en faveur d'un dosage précis des mesures économiques et monétaires et d'une collaboration étroite entre la Banque d'Algérie et le ministère des Finances ». Il espère par ailleurs « que la trajectoire budgétaire adoptée dans la Loi de finances 2017 sera maintenue et que la baisse du dinar sera reprise. C'est crucial pour l'ajustement des deux déficits ». Les soutiens à la nouvelle orientation du gouvernement Ouyahia ne sont pas nombreux, à l'exception du patron des patrons, Ali Haddad, président du Forum des chefs d'entreprises (FCE), auparavant bête noire du gouvernement Tebboune pour ses velléités politiques. « Nous appuyons la décision du Conseil des ministres de réviser la loi sur la monnaie et le crédit et le recours au financement interne non conventionnel », a-t-il dit.
La monnaie « instrumentalisée »
Mais du côté des experts économiques, on fait sonner l'alarme. Salim Bellal, professeur d'économie, prévient : « Aucun économiste qui se respecte ne vous dira que dans le contexte qui est le nôtre, le recours à l'imprimerie de la Banque centrale est une mesure responsable. L'Algérie n'est ni les États-Unis ni l'Union européenne. C'est un petit pays rentier dont le système politique est fondé sur le clientélisme. Dans un régime rentier clientéliste, la monnaie est instrumentalisée par le pouvoir politique pour régler les conflits de partage de la rente », explique-t-il au site économique Maghreb Émergent. Nombreuses aussi sont les voix qui évoquent le risque inflationniste qu'implique, à terme, le recours à la planche à billets, comparant le futur proche de l'Algérie à la situation de crise au Venezuela qui subit quasiment le même contrecoup pétrolier. « Le recours à la planche à billets pourrait entraîner un processus inflationniste difficile à contrôler comme c'est le cas du Venezuela. Un pays qui est au bord de la faillite, et ce, bien qu'il possède la plus grande réserve mondiale de pétrole », prévient l'expert Kamal Kheffache sur Maghreb Émergent.
Pour Mustapha Hamouche, éditorialiste au quotidien Liberté, « c'est une partie de notre pouvoir d'achat futur, de notre niveau de vie à venir, que l'État hypothèque, en choisissant la voie de “la planche à billets” ». L'ancien Premier ministre et opposant Ali Benflis ne dit pas autre chose en estimant que « la décision de recourir au financement non conventionnel entraînera le pays dans une spirale dangereuse et mènera inéluctablement à l'explosion des prix, à une incontrôlable dévaluation du dinar et à une inflation ». « En réalité, ces dernières mesures ne sont qu'une manière d'éviter le problème de fond : mener de vraies réformes », tranche un analyste financier sollicité par Le Point Afrique, qui a requis l'anonymat. « Si les autorités refusent l'endettement extérieur, c'est beaucoup plus pour éviter de rendre des comptes sur leur gestion », poursuit l'expert : « En revanche, l'argent "fabriqué" n'aura aucun effet multiplicateur sur l'économie puisqu'il ne crée pas de richesse. Cet argent couvrira essentiellement les dépenses courantes et la consommation importée. »
Menaces de syndicats
Résultat : de l'inflation et, à terme, un déficit de la balance des paiements, « car on continuera à importer autant pour satisfaire les citoyens et arroser les clientèles du système en Algérie et à l'étranger ». L'analyste financier prévoit que d'ici à 2020, on risque de se retrouver avec une crise aggravée : inflation, déficit budgétaire et déficit de la balance des paiements. Les Algériens, eux, s'inquiètent des choix économiques des autorités et des syndicats qui menacent d'appeler à des grèves dans les semaines à venir : « Le pouvoir d'achat des Algériens est une ligne rouge à ne pas franchir. Nous n'allons pas rester figés devant les tentatives visant à faire payer aux couches les plus vulnérables les prix de la crise », a prévenu Meziane Meriane, patron du Syndicat national autonome de l'enseignement secondaire. Mais les analystes sont unanimes : les crises successives l'ont montré, les gouvernants sont incapables mener de véritables réformes globales. L'expert Nour Meddahi qui a défendu le recours à l'endettement interne, a pourtant insisté sur la nécessité de « lancer les réformes structurelles ». « La crise d'aujourd'hui a une apparence économique, mais elle est fondamentalement politique », souligne le journaliste Abed Charef dans son analyse pour Middle East Eye. « Le Premier ministre aura besoin d'acteurs crédibles pour l'accompagner dans cet exercice. Il aura également besoin d'une administration efficace, et d'une ingénierie très sophistiquée. Il ne dispose ni des uns ni des autres », appuie le journaliste.
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