C'était au sommet France-Afrique de janvier 2001, à Yaoundé, au Cameroun. Il était près de minuit quand Jacques Chirac, une bière à la main, était venu s'entretenir à l'improviste avec quelques journalistes. Quelques heures auparavant, à Paris, l'épiscopat français avait publié une lettre sévère demandant au président de prendre ses distances par rapport à des régimes africains qui "pratiquent la fraude électorale, la confiscation des ressources (...), l'emprisonnement, parfois même l'élimination physique".
M. Chirac improvisa sur-le-champ une réponse qui surprit l'assistance par sa véhémence. Le chef de l'Etat se métamorphosa subitement en un avocat de l'Afrique contre l'Eglise donneuse de leçons. "Nous avons saigné l'Afrique pendant quatre siècles et demi, commença-t-il. Ensuite, nous avons pillé ses matières premières ; après, on a dit : ils (les Africains) ne sont bons à rien. Au nom de la religion, on a détruit leur culture et maintenant, comme il faut faire les choses avec plus d'élégance, on leur pique leurs cerveaux grâce aux bourses. Puis, on constate que la malheureuse Afrique n'est pas dans un état brillant, qu'elle ne génère pas d'élites. Après s'être enrichi à ses dépens, on lui donne des leçons."
Le discours sonnait juste. Ce ne pouvait être celui d'un bonimenteur. M. Chirac est attaché à l'Afrique. Sa culture l'intrigue ; le sort de ses habitants ne le laisse pas indifférent. De là, sans doute, des initiatives françaises en faveur de ce continent : la promesse de doubler en 2007 la contribution au Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le paludisme, trois maux qui touchent en priorité le continent noir. D'où, aussi, la création en 2005 d'une taxe sur les billets d'avion dont le produit alimentera un fonds de lutte contre ces trois pandémies. Mais, aussi généreuses soient-elles, les initiatives de ce type ont laissé peu de traces, malgré les coups de clairon qui les ont accompagnées. Moins d'une vingtaine de pays ont adopté à ce jour la "taxe Chirac".
Pour mieux cerner la réalité de l'engagement africain de la France, d'autres indicateurs s'imposent. Le montant des annulations de dettes consenties, par exemple. Sous Jacques Chirac, elles ont atteint plusieurs milliards d'euros - dont une bonne partie a profité à des pays anglophones, au premier rang desquels le Nigeria.
L'évolution de l'aide publique française au développement (APD) en est une autre. Elle est remontée à 0,5 % du produit intérieur brut (PIB) en 2007, après avoir fondu durant les années 1990.
C'est enfin l'activité - discrète - de lobbying de la France en faveur de ses anciennes colonies auprès des institutions financières internationales. "Sans Paris, nous n'aurions jamais accès aux dirigeants de la Banque mondiale ou du Fonds monétaire international. On ne pourrait pas se faire entendre", résume l'ancien premier ministre de la République centrafricaine Martin Ziguélé.
Si la France de Jacques Chirac a revendiqué, en raison de ses liens anciens, d'être le porte-voix de l'Afrique, elle a bénéficié en retour de l'appui diplomatique des Etats du continent. Le soutien de nombreuses nations africaines à la position française sur l'Irak, en 2003 à l'ONU, illustre ce jeu d'influences croisé.
Mais l'actualité, le cours de l'Histoire donnent une image de la relation France-Afrique qui n'est pas que diplomatique. C'est celle d'une ancienne puissance impériale toujours très impliquée. Témoin la République démocratique du Congo (RDC, l'ex-Zaïre, une ancienne colonie belge) où Paris a sans se cacher "voté Kabila" lors de l'élection présidentielle de 2006. Témoin le Togo, où la France a souhaité qu'Eyadéma fils succède à Eyadéma père même au prix d'une élection contestable et violente, en 2005. Témoin enfin la Tunisie, où les scores extravagants affichés par le président Ben Ali (99 % des suffrages pour son deuxième mandat) ont été acceptés sans sourciller par l'Elysée.
L'engagement n'est pas que politique. S'y ajoute parfois l'envoi de militaires, une pratique que l'on pensait révolue depuis l'intervention française au Rwanda en 1994. On l'a vu en RDC (à deux reprises), en Centrafrique et au Tchad. Dans ce dernier cas, c'est peu dire que l'appui fourni par les troupes françaises a sauvé le régime - impopulaire - d'Idriss Déby.
Décidée à l'Elysée, l'intervention n'a, de façon assez inexplicable, guère suscité de débats dans les milieux politiques français. Seul ou presque parmi les responsables, le socialiste Paul Quilès s'est interrogé sur le bien-fondé de ces interventions et le retour de la France comme "gendarme de l'Afrique".
De même, l'implication militaire française en Côte d'Ivoire n'a pas été contestée. Dans le cadre de l'opération "Licorne", plus de 3 000 soldats (avec des casques bleus) servent pourtant de force d'interposition entre l'armée régulière et les rebelles qui contrôlent le nord du pays. Faut-il les maintenir contre le souhait d'une partie de l'opinion ivoirienne, alors qu'aucune solution politique n'est en vue ? La question est posée. Une autre dimension de la relation France-Afrique aujourd'hui est le poids des relations personnelles entre Jacques Chirac et ses homologues. Globalement, durant ses deux mandats, elles auront été plutôt bonnes. Le bruit n'a-t-il pas couru, quelques jours avant le sommet qui débute jeudi 15 février, que des chefs d'Etat africains allaient lancer un "appel de Cannes" pour inviter M. Chirac à solliciter un mandat supplémentaire ? La rumeur était fausse, mais elle donne la mesure de la complicité entre Jacques et certains de ses pairs du continent noir.
Le fait est que, si elles ne constituent pas une assurance tous risques (Paris a fini par convaincre le président malgache Didier Ratsiraka de quitter le pouvoir en 2002), des relations personnelles avec le locataire de l'Elysée se révèlent très utiles. Feu le roi Hassan II naguère, comme son fils Mohammed VI aujourd'hui, n'a jamais eu meilleur avocat que le président français pour défendre la "marocanité" du Sahara occidental au Conseil de sécurité de l'ONU. Avec le président ivoirien, Laurent Gbagbo, elles sont en revanche inexistantes depuis le bombardement du camp militaire français de Bouaké en 2004.
Arrivé à l'Elysée à une époque marquée par un certain abandon de l'Afrique lié à la fin de la guerre froide, M. Chirac s'apprête à quitter le pouvoir à un autre moment charnière. Celui où, mondialisation économique oblige, l'Afrique fait l'objet de multiples et nouvelles convoitises, non seulement de la part des puissances occidentales, avec un retour en force des Etats-Unis, mais aussi de pays émergents comme la Chine, l'Inde et le Brésil.
Ces nouveaux rapports planétaires accélèrent l'effritement de la zone d'influence française, conduisant le président Chirac à réorienter la politique africaine de la France dans le sens du multilatéralisme et d'une européanisation destinés à sortir du tête-à-tête franco-africain.
Mais si la présence de la France en Afrique, en particulier dans ses anciennes colonies, lui procure une bonne part de son influence diplomatique dans le monde, l'intérêt économique, lui, apparaît de moins en moins déterminant. Hors pétrole, l'Afrique ne représente qu'une part minuscule du commerce extérieur français. Et, à l'exception notable des hydrocarbures, la France est absente des secteurs les plus porteurs, comme les mines.
Si la multiplication des privatisations en Afrique, voulues par le FMI et la Banque mondiale, fournit des opportunités aux firmes françaises, ces dernières affrontent une concurrence internationale accrue. La mondialisation projette aussi les entreprises au-delà du pré carré de l'ex-empire colonial français. Ainsi Total, lestée des activités africaines d'Elf, choisit le Nigeria et l'Angola, et non le Tchad, comme terrains privilégiés pour ses investissements. En Côte d'Ivoire, le secteur du cacao est passé sous le contrôle de sociétés américaines et néerlandaises.
Une banalisation de la politique africaine de la France, dans le sillage de cette mondialisation, est redoutée chez certains responsables du continent après le départ du président Chirac. Pourtant, ces décideurs tendent à relativiser les conséquences qu'aurait pour eux un retrait français. Les nouveaux partenaires asiatiques et sud-américains de l'Afrique ne demandent, eux, qu'à multiplier les démonstrations d'"amitié" envers le continent noir.
Par Le Monde
M. Chirac improvisa sur-le-champ une réponse qui surprit l'assistance par sa véhémence. Le chef de l'Etat se métamorphosa subitement en un avocat de l'Afrique contre l'Eglise donneuse de leçons. "Nous avons saigné l'Afrique pendant quatre siècles et demi, commença-t-il. Ensuite, nous avons pillé ses matières premières ; après, on a dit : ils (les Africains) ne sont bons à rien. Au nom de la religion, on a détruit leur culture et maintenant, comme il faut faire les choses avec plus d'élégance, on leur pique leurs cerveaux grâce aux bourses. Puis, on constate que la malheureuse Afrique n'est pas dans un état brillant, qu'elle ne génère pas d'élites. Après s'être enrichi à ses dépens, on lui donne des leçons."
Le discours sonnait juste. Ce ne pouvait être celui d'un bonimenteur. M. Chirac est attaché à l'Afrique. Sa culture l'intrigue ; le sort de ses habitants ne le laisse pas indifférent. De là, sans doute, des initiatives françaises en faveur de ce continent : la promesse de doubler en 2007 la contribution au Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le paludisme, trois maux qui touchent en priorité le continent noir. D'où, aussi, la création en 2005 d'une taxe sur les billets d'avion dont le produit alimentera un fonds de lutte contre ces trois pandémies. Mais, aussi généreuses soient-elles, les initiatives de ce type ont laissé peu de traces, malgré les coups de clairon qui les ont accompagnées. Moins d'une vingtaine de pays ont adopté à ce jour la "taxe Chirac".
Pour mieux cerner la réalité de l'engagement africain de la France, d'autres indicateurs s'imposent. Le montant des annulations de dettes consenties, par exemple. Sous Jacques Chirac, elles ont atteint plusieurs milliards d'euros - dont une bonne partie a profité à des pays anglophones, au premier rang desquels le Nigeria.
L'évolution de l'aide publique française au développement (APD) en est une autre. Elle est remontée à 0,5 % du produit intérieur brut (PIB) en 2007, après avoir fondu durant les années 1990.
C'est enfin l'activité - discrète - de lobbying de la France en faveur de ses anciennes colonies auprès des institutions financières internationales. "Sans Paris, nous n'aurions jamais accès aux dirigeants de la Banque mondiale ou du Fonds monétaire international. On ne pourrait pas se faire entendre", résume l'ancien premier ministre de la République centrafricaine Martin Ziguélé.
Si la France de Jacques Chirac a revendiqué, en raison de ses liens anciens, d'être le porte-voix de l'Afrique, elle a bénéficié en retour de l'appui diplomatique des Etats du continent. Le soutien de nombreuses nations africaines à la position française sur l'Irak, en 2003 à l'ONU, illustre ce jeu d'influences croisé.
Mais l'actualité, le cours de l'Histoire donnent une image de la relation France-Afrique qui n'est pas que diplomatique. C'est celle d'une ancienne puissance impériale toujours très impliquée. Témoin la République démocratique du Congo (RDC, l'ex-Zaïre, une ancienne colonie belge) où Paris a sans se cacher "voté Kabila" lors de l'élection présidentielle de 2006. Témoin le Togo, où la France a souhaité qu'Eyadéma fils succède à Eyadéma père même au prix d'une élection contestable et violente, en 2005. Témoin enfin la Tunisie, où les scores extravagants affichés par le président Ben Ali (99 % des suffrages pour son deuxième mandat) ont été acceptés sans sourciller par l'Elysée.
L'engagement n'est pas que politique. S'y ajoute parfois l'envoi de militaires, une pratique que l'on pensait révolue depuis l'intervention française au Rwanda en 1994. On l'a vu en RDC (à deux reprises), en Centrafrique et au Tchad. Dans ce dernier cas, c'est peu dire que l'appui fourni par les troupes françaises a sauvé le régime - impopulaire - d'Idriss Déby.
Décidée à l'Elysée, l'intervention n'a, de façon assez inexplicable, guère suscité de débats dans les milieux politiques français. Seul ou presque parmi les responsables, le socialiste Paul Quilès s'est interrogé sur le bien-fondé de ces interventions et le retour de la France comme "gendarme de l'Afrique".
De même, l'implication militaire française en Côte d'Ivoire n'a pas été contestée. Dans le cadre de l'opération "Licorne", plus de 3 000 soldats (avec des casques bleus) servent pourtant de force d'interposition entre l'armée régulière et les rebelles qui contrôlent le nord du pays. Faut-il les maintenir contre le souhait d'une partie de l'opinion ivoirienne, alors qu'aucune solution politique n'est en vue ? La question est posée. Une autre dimension de la relation France-Afrique aujourd'hui est le poids des relations personnelles entre Jacques Chirac et ses homologues. Globalement, durant ses deux mandats, elles auront été plutôt bonnes. Le bruit n'a-t-il pas couru, quelques jours avant le sommet qui débute jeudi 15 février, que des chefs d'Etat africains allaient lancer un "appel de Cannes" pour inviter M. Chirac à solliciter un mandat supplémentaire ? La rumeur était fausse, mais elle donne la mesure de la complicité entre Jacques et certains de ses pairs du continent noir.
Le fait est que, si elles ne constituent pas une assurance tous risques (Paris a fini par convaincre le président malgache Didier Ratsiraka de quitter le pouvoir en 2002), des relations personnelles avec le locataire de l'Elysée se révèlent très utiles. Feu le roi Hassan II naguère, comme son fils Mohammed VI aujourd'hui, n'a jamais eu meilleur avocat que le président français pour défendre la "marocanité" du Sahara occidental au Conseil de sécurité de l'ONU. Avec le président ivoirien, Laurent Gbagbo, elles sont en revanche inexistantes depuis le bombardement du camp militaire français de Bouaké en 2004.
Arrivé à l'Elysée à une époque marquée par un certain abandon de l'Afrique lié à la fin de la guerre froide, M. Chirac s'apprête à quitter le pouvoir à un autre moment charnière. Celui où, mondialisation économique oblige, l'Afrique fait l'objet de multiples et nouvelles convoitises, non seulement de la part des puissances occidentales, avec un retour en force des Etats-Unis, mais aussi de pays émergents comme la Chine, l'Inde et le Brésil.
Ces nouveaux rapports planétaires accélèrent l'effritement de la zone d'influence française, conduisant le président Chirac à réorienter la politique africaine de la France dans le sens du multilatéralisme et d'une européanisation destinés à sortir du tête-à-tête franco-africain.
Mais si la présence de la France en Afrique, en particulier dans ses anciennes colonies, lui procure une bonne part de son influence diplomatique dans le monde, l'intérêt économique, lui, apparaît de moins en moins déterminant. Hors pétrole, l'Afrique ne représente qu'une part minuscule du commerce extérieur français. Et, à l'exception notable des hydrocarbures, la France est absente des secteurs les plus porteurs, comme les mines.
Si la multiplication des privatisations en Afrique, voulues par le FMI et la Banque mondiale, fournit des opportunités aux firmes françaises, ces dernières affrontent une concurrence internationale accrue. La mondialisation projette aussi les entreprises au-delà du pré carré de l'ex-empire colonial français. Ainsi Total, lestée des activités africaines d'Elf, choisit le Nigeria et l'Angola, et non le Tchad, comme terrains privilégiés pour ses investissements. En Côte d'Ivoire, le secteur du cacao est passé sous le contrôle de sociétés américaines et néerlandaises.
Une banalisation de la politique africaine de la France, dans le sillage de cette mondialisation, est redoutée chez certains responsables du continent après le départ du président Chirac. Pourtant, ces décideurs tendent à relativiser les conséquences qu'aurait pour eux un retrait français. Les nouveaux partenaires asiatiques et sud-américains de l'Afrique ne demandent, eux, qu'à multiplier les démonstrations d'"amitié" envers le continent noir.
Par Le Monde
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