Entrevue avec Noureddine Boukrouh au Hearld Tribune : "L'algérie à la croisée des chemins"
American Hearld Tribune - 18 Sept 2017
Noureddine Boukrouh: “Algeria Is Currently at The Crossroads”
American Hearld Tribune
https://ahtribune.com/world/africa/1...-boukrouh.html
ENTRETIEN AVEC M. MOHSEN ABDELMOUMEN
(American Herald Tribune)
1) Votre livre « L’islam sans l’islamisme : vie et pensée de Malek Bennabi » est un livre pertinent et nécessaire pour comprendre l’islam et l’islamisme. Selon vous, peut-on dire que l’islamisme est la négation de l’islam ?
Il fut un temps, du XVIIIe au XXe, où ces deux mots étaient des synonymes dans les langues européennes parce qu’ils désignaient une seule et même chose, la religion de l’islam.
Dans la langue arabe le mot « islamisme » n’existait pas parce qu’il n’avait pas lieu d’être, et son apparition est récente sous des déclinaisons comme « ouçouliya » (fondamentalisme), salafiya (orthodoxie liée en particulier au hanbalisme, la plus rigoriste des quatre écoles juridiques sunnites les plus connues) ou islamawiya qui est un terme composé de la racine « islam » et de l’équivalent arabe du suffixe « isme » qui désigne l’hégémonisme, la suprématie, le totalitarisme...
L’adoption d’un terme consensuel et unique demeure problématique, mais les musulmans ont fini par admettre la réalité de la nuance entre les deux mots et l’existence en leur sein d’un courant théologique et politique tendant à réduire l’islam à lui-même, à l’enfermer dans sa lettre et son histoire originelle, à en faire presque une religion ethnique ayant son centre de gravité dans la péninsule arabique.
Depuis, ils cherchent comment isoler ce courant du reste de l’islam historique, de l’islam coranique qui est par essence ouvert, éclairé, tolérant et tourné vers le bien du genre humain. Partant de là, on peut en effet conclure que l’islamisme qui veut inscrire l’islam dans une opposition frontale avec le reste du monde, avec les autres cultures, civilisations et religions, qui rejette les apports de l’humanité à l’histoire, à la science et au mode de gestion démocratique des nations, est une négation de l’esprit coranique.
J’ai donné ce titre générique à mon livre sur le penseur algérien Malek Bennabi (1905-1973) pour le situer d’emblée dans la pensée islamique contemporaine où sont mêlés tous ceux qui ont écrit sur l’islam, qu’ils appartiennent à l’islam ou à son premier adversaire, l’islamisme, qu’incarne aujourd’hui dans toute son horreur « DAESCH ».
Bennabi est l’homme qui citait dans ses premiers ouvrages à la fin des années 1940 le livre de Wendell Wilkie (1892-1944), « Le monde est un » et qui, dès qu’il a commencé à écrire, a placé le destin de l’islam dans le processus de mondialisation du monde, de l’économie, du savoir et des valeurs humaines.
2) Pourquoi n’y a-t-il pas une pensée critique dans le monde musulman ?
A toutes les époques de l’histoire de l’islam, en dehors de la période de décadence et de l’occupation étrangère où régnait un silence sépulcral (du XIVe au XIXe siècle), sont apparus en très petit nombre, ici ou là dans le monde musulman, des cerveaux qui ont eu le courage d’affronter le rigorisme de l’orthodoxie et appelé à la « réouverture des portes de l’ijtihad », autrement dit l’introduction de la rationalité et de l’esprit critique dans la réflexion sur l’état de l’islam, sa situation intellectuelle, politique, sociale, économique et culturelle, et les perspectives de son retour à l’histoire active.
Ces hommes ont entretenu la flamme de la liberté de pensée au temps des Mûtazilites (VIIIe-XIIIe siècle), de l’esprit critique au temps d’Ibn Khaldoun (XIVe siècle), du renouveau et de la renaissance (Nahda) entre le XVIII et le XXe siècle, jusqu’à nos jours avec les courants appelés « tanwiriste » (philosophie des Lumières) et coranistes (recherche sur les signifiants fondamentaux du Coran en dehors de l’exégèse traditionaliste) dans lesquels je me reconnais.
En ce début de troisième millénaire le contexte est devenu, grâce aux réseaux sociaux, favorable à l’interconnexion des efforts intellectuels apparaissant dans les pays arabo-musulmans et à leur amplification qui peut donner lieu à la formation d’un courant de pensée structuré comme les ruisseaux, rivières et fleuves se déversant dans un même confluent.
3) Un intellectuel américain, le Dr. Kevin Barrett, nous disait dans une récente interview que le penseur algérien Malek Bennabi était l’un des penseurs-clés de la renaissance islamique. Vous qui êtes son disciple le plus connu, celui qui a le plus écrit sur lui dans le monde et qui avez reçu des mains de sa famille et héritiers son journal intime, ses manuscrits et ses ouvrages inédits, que pensez-vous de cette déclaration ?
Je connaissais déjà deux intellectuels américains, le professeur Allan Christellow de l’université d’Idaho qui m’a fait l’honneur de préfacer mon livre « L’islam sans l’islamisme », et le révérend David Johnston. Je les ai d’ailleurs fait connaître entre eux par correspondance.
Un curieux hasard a fait que tous les deux ont découvert Malek Bennabi par hasard, mais en relation avec moi : M. Christellow en achetant en 1972 un magazine où je publiais des extraits de l’œuvre de Bennabi, et M. Johnston en achetant en 1976 un livre de Bennabi que je venais d’éditer en l’ accompagnant d’une préface et de notes (« Les grands thèmes »).
En ce qui me concerne, j’ai découvert les écrits de Christellow en 1992, et fait la connaissance du pasteur-universitaire en 2003 à Alger. Ce dernier m’a envoyé un an plus tard une copie de son exposé devant la conférence annuelle de l’ « American Academy of religion » intitulé « Les frontières indistinctes entre les mouvements réformiste et islamiste : les pensées de Malek Bennabi et de Rachid Ghanouchi sur la civilisation ». Ghanouchi, que j’ai connu à Alger au début des années 1990, tient ses idées sur la civilisation en totalité de Bennabi ainsi qu’il le revendique publiquement.
J’aimerais bien que le Dr Kevin Barrett se penche sur les publications du Dr Christellow, il y trouvera la confirmation de son jugement sur Bennabi qui, un an avant sa mort, avait fait une tournée de conférences aux Etats-Unis.
Parmi les études réalisées par Allan Christellow je peux citer : « Un humaniste musulman du XXe siècle, Malek Bennabi » in « The Maghreb Review », 1992 ; « Malek Bennabi et les frontières culturelles de l’ère globale » (Colloque international sur la pensée de Malek Bennabi, Alger, octobre 2003) : « Malek Bennabi et deux visions mondiales anglophones : les cas de Arnold Toynbee et Wendell Wilkie », septembre 2005).
J’ajouterais à la déclaration du Dr Barrett que la particularité de Bennabi ne réside pas dans la « renaissance islamique ». Il est l’unique penseur musulman de tous les temps à avoir exclu une renaissance du monde musulman « en vase clos », en tant qu’ensemble spirituel, humain, culturel, politique ou économique, mais en la plaçant dans une dynamique historique qui n’a pas encore vu le monde dans sa plénitude, c’est-à-dire un processus d’intégration humaine sur tous les plans, y compris spirituel, intellectuel et culturel, ce qui est autrement plus difficile à réaliser que l’intégration géographique, économique et politique.
Voilà ce que personne n’a encore saisi dans la pensée de cet homme et que j’ai essayé d’expliquer dans mon livre sur lui.
4) Bennabi n’est-il pas un éternel incompris, un visionnaire qui a devancé son temps ?
Pourquoi les Algériens préfèrent-ils les ulémas de palais, les charlatans des télé-poubelles, plutôt que la pensée critique et clairvoyante d’un homme comme lui ?
Je viens de vous donner la raison pour laquelle ce visionnaire qui a vu ce que la pensée humaine n’a encore imaginé nulle part dans le monde et à aucune époque de l’histoire, n’a été, ne pouvait être compris ni par la pensée universelle qui l’ignore, ni par les intellectuels musulmans qui ne peuvent se représenter la perspective dans laquelle il se place. Car il est le théoricien non pas de la « renaissance islamique », mais de la renaissance humaine dans son universalité.
Je crois que lui-même avait peur de l’ampleur de sa vision et qu’il l’a « adoucie », « camouflée » pour ne pas effaroucher ses contemporains et s’exposer à l’ostracisme. Moi-même en en découvrant l’étendue dans les notes figurant dans son journal intime (les carnets) j’en ai eu le vertige. Cet homme qui est mort il y a près d’un demi-siècle a encore un demi-siècle au moins d’avance sur la pensée humaine dans son ensemble.
5) Comment expliquez-vous que des siècles après l’avènement de l’islam le monde musulman soit devenu la maison de la guerre (« Dar al-Harb ») et que des pays entiers soient menacés de disparition ?
Je crois que des formules comme « le monde musulman », « l’islam » et « le monde arabe » dont ont usé et abusé le langage courant et les études académiques et orientalistes jusqu’ici ne valent plus et ne correspondent plus à la réalité qu’on découvre plus nuancée qu’il n’y paraissait.
Le « monde musulman » n’a presque jamais existé comme ensemble politique et religieux uni, centralisé, homogène ou fédéré à l’image des Etats-Unis d’Amérique par exemple. Sur le plan religieux, il s’est divisé en sunnisme et chiisme un quart de siècle à peine après la mort du Prophète.
Sa capitale politique n’a cessé ensuite de se déplacer au fil des luttes intestines pour le pouvoir, passant de l’actuelle Arabie saoudite (Médine) au temps des quatre premiers califes, à Damas avec la dynastie omeyyade, puis à Bagdad avec la dynastie abbasside avant de se fragmenter en plusieurs califats et dynasties non-arabes géographiquement éloignés et autonomes les uns des autres ( Mongolie, Chine, Egypte, Afrique du nord, Espagne, Iran, Turquie, Asie centrale, Afrique noire, sous-continent indien…). Puis, enfin, à Istanbul avec la dynastie ottomane.
Le monde arabe n’est pas moins hétérogène, comprenant des Arabes proprement dits dans la Péninsule arabique, des Amazighs en Afrique du Nord, des Kurdes en Turquie, Iran, Syrie et Irak, des Druzes au Liban, des Noirs en Afrique, et aussi des religions autres que l’islam (diverses branches du christianisme et autres dérivés de l’islam…).
Le colonialisme, l’impérialisme et les deux guerres mondiales ont donné à l’ancien « monde musulman » le visage qu’il avait à la fin du XXe siècle, c’est-à-dire une cinquantaine de pays où l’islam est majoritaire mais que ne rassemblent ni des positions communes en matière de politique internationale, ni des projets d’union économique à l’image de l’Union européenne.
Le plus petit dénominateur commun qui restait à ces pays, c’était la culture religieuse traditionnelle, non renouvelée depuis mille ans et charriant une vision du monde obsolète. Elle était entretenue par les universités islamiques du monde arabe, principalement l’Egypte (al Azhar) et l’Arabie Saoudite.
C’est de ce résidu culturel qu’est né l’islamisme dans la première moitié du XXe siècle avec les écrits de l’Indo-pakistanais Mawdudi et de l’Egyptien Sayed Qotb qui lui ont donné les apparences d’une conception du monde nouvelle s’appliquant à la politique, à l’économie et au « way of life », et capable de restaurer le « monde musulman » dans son ancienne grandeur. Mais pour cela, il fallait prendre le pouvoir.
Voilà comment s’est formé, en grossissant comme les ouragans et les typhons et en balayant un pays après un autre, le fléau idéologique qui a précipité les pays musulmans dans un engrenage d’autodestruction qui a enrayé les acquis mentaux, intellectuels et sociaux difficilement conquis au cours du XXe siècle. Le retour au religieux pour interpréter le présent et élaborer les solutions du futur ne pouvait que réveiller les querelles religieuses apparues à l’aube de l’islam entre sunnites et chiites, entre Arabes et Perses
Tant et si bien que le « monde musulman » est effectivement devenu une zone de guerres civiles où plusieurs pays ont déjà été gravement affaiblis selon des modalités différentes mais visant toutes à leur destruction : Irak, Syrie, Libye, Somalie, Afghanistan, Pakistan, Mali, Nigeria., et peut-être de nouveau l’Egypte et l’Algérie dans l’avenir.
American Hearld Tribune - 18 Sept 2017
Noureddine Boukrouh: “Algeria Is Currently at The Crossroads”
American Hearld Tribune
https://ahtribune.com/world/africa/1...-boukrouh.html
ENTRETIEN AVEC M. MOHSEN ABDELMOUMEN
(American Herald Tribune)
1) Votre livre « L’islam sans l’islamisme : vie et pensée de Malek Bennabi » est un livre pertinent et nécessaire pour comprendre l’islam et l’islamisme. Selon vous, peut-on dire que l’islamisme est la négation de l’islam ?
Il fut un temps, du XVIIIe au XXe, où ces deux mots étaient des synonymes dans les langues européennes parce qu’ils désignaient une seule et même chose, la religion de l’islam.
Dans la langue arabe le mot « islamisme » n’existait pas parce qu’il n’avait pas lieu d’être, et son apparition est récente sous des déclinaisons comme « ouçouliya » (fondamentalisme), salafiya (orthodoxie liée en particulier au hanbalisme, la plus rigoriste des quatre écoles juridiques sunnites les plus connues) ou islamawiya qui est un terme composé de la racine « islam » et de l’équivalent arabe du suffixe « isme » qui désigne l’hégémonisme, la suprématie, le totalitarisme...
L’adoption d’un terme consensuel et unique demeure problématique, mais les musulmans ont fini par admettre la réalité de la nuance entre les deux mots et l’existence en leur sein d’un courant théologique et politique tendant à réduire l’islam à lui-même, à l’enfermer dans sa lettre et son histoire originelle, à en faire presque une religion ethnique ayant son centre de gravité dans la péninsule arabique.
Depuis, ils cherchent comment isoler ce courant du reste de l’islam historique, de l’islam coranique qui est par essence ouvert, éclairé, tolérant et tourné vers le bien du genre humain. Partant de là, on peut en effet conclure que l’islamisme qui veut inscrire l’islam dans une opposition frontale avec le reste du monde, avec les autres cultures, civilisations et religions, qui rejette les apports de l’humanité à l’histoire, à la science et au mode de gestion démocratique des nations, est une négation de l’esprit coranique.
J’ai donné ce titre générique à mon livre sur le penseur algérien Malek Bennabi (1905-1973) pour le situer d’emblée dans la pensée islamique contemporaine où sont mêlés tous ceux qui ont écrit sur l’islam, qu’ils appartiennent à l’islam ou à son premier adversaire, l’islamisme, qu’incarne aujourd’hui dans toute son horreur « DAESCH ».
Bennabi est l’homme qui citait dans ses premiers ouvrages à la fin des années 1940 le livre de Wendell Wilkie (1892-1944), « Le monde est un » et qui, dès qu’il a commencé à écrire, a placé le destin de l’islam dans le processus de mondialisation du monde, de l’économie, du savoir et des valeurs humaines.
2) Pourquoi n’y a-t-il pas une pensée critique dans le monde musulman ?
A toutes les époques de l’histoire de l’islam, en dehors de la période de décadence et de l’occupation étrangère où régnait un silence sépulcral (du XIVe au XIXe siècle), sont apparus en très petit nombre, ici ou là dans le monde musulman, des cerveaux qui ont eu le courage d’affronter le rigorisme de l’orthodoxie et appelé à la « réouverture des portes de l’ijtihad », autrement dit l’introduction de la rationalité et de l’esprit critique dans la réflexion sur l’état de l’islam, sa situation intellectuelle, politique, sociale, économique et culturelle, et les perspectives de son retour à l’histoire active.
Ces hommes ont entretenu la flamme de la liberté de pensée au temps des Mûtazilites (VIIIe-XIIIe siècle), de l’esprit critique au temps d’Ibn Khaldoun (XIVe siècle), du renouveau et de la renaissance (Nahda) entre le XVIII et le XXe siècle, jusqu’à nos jours avec les courants appelés « tanwiriste » (philosophie des Lumières) et coranistes (recherche sur les signifiants fondamentaux du Coran en dehors de l’exégèse traditionaliste) dans lesquels je me reconnais.
En ce début de troisième millénaire le contexte est devenu, grâce aux réseaux sociaux, favorable à l’interconnexion des efforts intellectuels apparaissant dans les pays arabo-musulmans et à leur amplification qui peut donner lieu à la formation d’un courant de pensée structuré comme les ruisseaux, rivières et fleuves se déversant dans un même confluent.
3) Un intellectuel américain, le Dr. Kevin Barrett, nous disait dans une récente interview que le penseur algérien Malek Bennabi était l’un des penseurs-clés de la renaissance islamique. Vous qui êtes son disciple le plus connu, celui qui a le plus écrit sur lui dans le monde et qui avez reçu des mains de sa famille et héritiers son journal intime, ses manuscrits et ses ouvrages inédits, que pensez-vous de cette déclaration ?
Je connaissais déjà deux intellectuels américains, le professeur Allan Christellow de l’université d’Idaho qui m’a fait l’honneur de préfacer mon livre « L’islam sans l’islamisme », et le révérend David Johnston. Je les ai d’ailleurs fait connaître entre eux par correspondance.
Un curieux hasard a fait que tous les deux ont découvert Malek Bennabi par hasard, mais en relation avec moi : M. Christellow en achetant en 1972 un magazine où je publiais des extraits de l’œuvre de Bennabi, et M. Johnston en achetant en 1976 un livre de Bennabi que je venais d’éditer en l’ accompagnant d’une préface et de notes (« Les grands thèmes »).
En ce qui me concerne, j’ai découvert les écrits de Christellow en 1992, et fait la connaissance du pasteur-universitaire en 2003 à Alger. Ce dernier m’a envoyé un an plus tard une copie de son exposé devant la conférence annuelle de l’ « American Academy of religion » intitulé « Les frontières indistinctes entre les mouvements réformiste et islamiste : les pensées de Malek Bennabi et de Rachid Ghanouchi sur la civilisation ». Ghanouchi, que j’ai connu à Alger au début des années 1990, tient ses idées sur la civilisation en totalité de Bennabi ainsi qu’il le revendique publiquement.
J’aimerais bien que le Dr Kevin Barrett se penche sur les publications du Dr Christellow, il y trouvera la confirmation de son jugement sur Bennabi qui, un an avant sa mort, avait fait une tournée de conférences aux Etats-Unis.
Parmi les études réalisées par Allan Christellow je peux citer : « Un humaniste musulman du XXe siècle, Malek Bennabi » in « The Maghreb Review », 1992 ; « Malek Bennabi et les frontières culturelles de l’ère globale » (Colloque international sur la pensée de Malek Bennabi, Alger, octobre 2003) : « Malek Bennabi et deux visions mondiales anglophones : les cas de Arnold Toynbee et Wendell Wilkie », septembre 2005).
J’ajouterais à la déclaration du Dr Barrett que la particularité de Bennabi ne réside pas dans la « renaissance islamique ». Il est l’unique penseur musulman de tous les temps à avoir exclu une renaissance du monde musulman « en vase clos », en tant qu’ensemble spirituel, humain, culturel, politique ou économique, mais en la plaçant dans une dynamique historique qui n’a pas encore vu le monde dans sa plénitude, c’est-à-dire un processus d’intégration humaine sur tous les plans, y compris spirituel, intellectuel et culturel, ce qui est autrement plus difficile à réaliser que l’intégration géographique, économique et politique.
Voilà ce que personne n’a encore saisi dans la pensée de cet homme et que j’ai essayé d’expliquer dans mon livre sur lui.
4) Bennabi n’est-il pas un éternel incompris, un visionnaire qui a devancé son temps ?
Pourquoi les Algériens préfèrent-ils les ulémas de palais, les charlatans des télé-poubelles, plutôt que la pensée critique et clairvoyante d’un homme comme lui ?
Je viens de vous donner la raison pour laquelle ce visionnaire qui a vu ce que la pensée humaine n’a encore imaginé nulle part dans le monde et à aucune époque de l’histoire, n’a été, ne pouvait être compris ni par la pensée universelle qui l’ignore, ni par les intellectuels musulmans qui ne peuvent se représenter la perspective dans laquelle il se place. Car il est le théoricien non pas de la « renaissance islamique », mais de la renaissance humaine dans son universalité.
Je crois que lui-même avait peur de l’ampleur de sa vision et qu’il l’a « adoucie », « camouflée » pour ne pas effaroucher ses contemporains et s’exposer à l’ostracisme. Moi-même en en découvrant l’étendue dans les notes figurant dans son journal intime (les carnets) j’en ai eu le vertige. Cet homme qui est mort il y a près d’un demi-siècle a encore un demi-siècle au moins d’avance sur la pensée humaine dans son ensemble.
5) Comment expliquez-vous que des siècles après l’avènement de l’islam le monde musulman soit devenu la maison de la guerre (« Dar al-Harb ») et que des pays entiers soient menacés de disparition ?
Je crois que des formules comme « le monde musulman », « l’islam » et « le monde arabe » dont ont usé et abusé le langage courant et les études académiques et orientalistes jusqu’ici ne valent plus et ne correspondent plus à la réalité qu’on découvre plus nuancée qu’il n’y paraissait.
Le « monde musulman » n’a presque jamais existé comme ensemble politique et religieux uni, centralisé, homogène ou fédéré à l’image des Etats-Unis d’Amérique par exemple. Sur le plan religieux, il s’est divisé en sunnisme et chiisme un quart de siècle à peine après la mort du Prophète.
Sa capitale politique n’a cessé ensuite de se déplacer au fil des luttes intestines pour le pouvoir, passant de l’actuelle Arabie saoudite (Médine) au temps des quatre premiers califes, à Damas avec la dynastie omeyyade, puis à Bagdad avec la dynastie abbasside avant de se fragmenter en plusieurs califats et dynasties non-arabes géographiquement éloignés et autonomes les uns des autres ( Mongolie, Chine, Egypte, Afrique du nord, Espagne, Iran, Turquie, Asie centrale, Afrique noire, sous-continent indien…). Puis, enfin, à Istanbul avec la dynastie ottomane.
Le monde arabe n’est pas moins hétérogène, comprenant des Arabes proprement dits dans la Péninsule arabique, des Amazighs en Afrique du Nord, des Kurdes en Turquie, Iran, Syrie et Irak, des Druzes au Liban, des Noirs en Afrique, et aussi des religions autres que l’islam (diverses branches du christianisme et autres dérivés de l’islam…).
Le colonialisme, l’impérialisme et les deux guerres mondiales ont donné à l’ancien « monde musulman » le visage qu’il avait à la fin du XXe siècle, c’est-à-dire une cinquantaine de pays où l’islam est majoritaire mais que ne rassemblent ni des positions communes en matière de politique internationale, ni des projets d’union économique à l’image de l’Union européenne.
Le plus petit dénominateur commun qui restait à ces pays, c’était la culture religieuse traditionnelle, non renouvelée depuis mille ans et charriant une vision du monde obsolète. Elle était entretenue par les universités islamiques du monde arabe, principalement l’Egypte (al Azhar) et l’Arabie Saoudite.
C’est de ce résidu culturel qu’est né l’islamisme dans la première moitié du XXe siècle avec les écrits de l’Indo-pakistanais Mawdudi et de l’Egyptien Sayed Qotb qui lui ont donné les apparences d’une conception du monde nouvelle s’appliquant à la politique, à l’économie et au « way of life », et capable de restaurer le « monde musulman » dans son ancienne grandeur. Mais pour cela, il fallait prendre le pouvoir.
Voilà comment s’est formé, en grossissant comme les ouragans et les typhons et en balayant un pays après un autre, le fléau idéologique qui a précipité les pays musulmans dans un engrenage d’autodestruction qui a enrayé les acquis mentaux, intellectuels et sociaux difficilement conquis au cours du XXe siècle. Le retour au religieux pour interpréter le présent et élaborer les solutions du futur ne pouvait que réveiller les querelles religieuses apparues à l’aube de l’islam entre sunnites et chiites, entre Arabes et Perses
Tant et si bien que le « monde musulman » est effectivement devenu une zone de guerres civiles où plusieurs pays ont déjà été gravement affaiblis selon des modalités différentes mais visant toutes à leur destruction : Irak, Syrie, Libye, Somalie, Afghanistan, Pakistan, Mali, Nigeria., et peut-être de nouveau l’Egypte et l’Algérie dans l’avenir.
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