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Michel Foucault. Le dissident

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  • Michel Foucault. Le dissident

    Prenant le contre-pied des courants de pensée établis, Michel Foucault s’oppose aussi bien au marxisme qu’à l’existentialisme de Sartre. L’histoire des marges – la folie, la prison – nourrit son travail critique, auquel se mêlent ses expériences de vie et ses engagements. Provocant, militant, il étudie le discours, le pouvoir ou la sexualité, et cherche obstinément à « secouer les habitudes de pensée ».

    « Je suis un expérimentateur et non pas un théoricien. » Au carrefour de la philosophie et de l’histoire, Michel Foucault manipule des objets explosifs pour la pensée, de la folie à la sexualité, et explore pour mieux les dynamiter les lieux de la marginalité, de l’hôpital psychiatrique à la prison. Le regard n’a rien d’extérieur, car, chez lui, la vie et l’œuvre entrent en vases communicants : « Il n’y a pas de livre que j’aie écrit sans, au moins en partie, une expérience directe, personnelle. » « Fragments d’autobiographie », ses travaux sont également pour lui des jalons destinés à le « transformer » et à nourrir ses engagements.

    Il naît en 1926 à Poitiers, d’une famille bourgeoise où le père comme le grand-père sont médecins. À 19 ans, il intègre l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, à Paris, dans un climat intellectuel dominé par la pensée hégélienne, le marxisme et la phénoménologie de Husserl. Michel Foucault est alors un jeune homme hautain, agressif, hanté par la peur de l’échec et tourmenté par son homosexualité. Il tente de se suicider en 1948. Agrégé de philosophie trois ans plus tard – à l’oral, il tire comme sujet « La sexualité » – il se tourne vers une autre discipline, émergente, la psychologie. Il l’enseigne à Lille, et relaie son intérêt théorique par une fréquentation assidue du milieu psychiatrique : à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, il assiste aux traditionnelles présentations des malades, et participe aux travaux d’un laboratoire d’électro-encéphalographie, qui étudie notamment les réactions nerveuses de l’organisme. Il se rend aussi dans une prison, à Fresnes (94), pour réaliser des examens médico-psychologiques auprès de détenus. En prise avec les écarts par rapport aux normes, il est marqué par les penseurs et les écrivains qui ébranlent le primat de la raison, Nietzsche ou encore René Char, dont le vers « Développez votre étrangeté légitime » résonne chez lui comme une injonction. Presque logiquement, Foucault décide de consacrer sa thèse à la folie. Il la rédige à l’étranger (en Suède, puis en Pologne, où il anime des Centres culturels français) et la soutient à la Sorbonne en 1961. Épopée qui commence avec l’épisode de la nef des fous – ces bateaux qui sillonnent les canaux européens à la fin du Moyen Âge –, son Histoire de la folie à l’âge classique montre comment, à partir du milieu du XVIIe siècle, la folie a été exclue, enfermée puis traitée comme une maladie mentale par la raison triomphante.

    Revenu en France, Foucault s’impose sur la scène intellectuelle en lançant un nouveau pavé dans la mare de la conscience souveraine. En 1966, en pleine vogue structuraliste (avec les travaux de Lévi-Strauss, Barthes ou encore Lacan, qui chacun à leur manière ébranlent la primauté du sujet philosophique, en dégageant les formes inconscientes de la pensée et du langage), il publie Les Mots et les Choses. Il y affirme que le savoir d’une époque donnée est déterminé par un « système » de règles qui échappent aux individus. Ce livre ardu d’histoire des sciences est un improbable best-seller, et la « mort de l’homme » prophétisée par Foucault – il s’agit de l’homme comme sujet et objet de la connaissance – devient un slogan. L’auteur se répand en déclarations fracassantes dans les médias : « Notre tâche actuellement est de nous affranchir définitivement de l’humanisme. » C’est un sacrilège : dissous dans la « pensée anonyme », l’homme n’est plus le conquistador de la vérité et le héraut de l’Histoire. En guise de contre-attaque, une sainte alliance se noue entre marxistes et existentialistes. À la charnière, Sartre monte au créneau : « Il s’agit de constituer une idéologie nouvelle, le dernier barrage que la bourgeoisie puisse encore dresser contre Marx. » Réponse expresse du jeune loup : « [Sartre] n’a pas eu le temps de lire mon livre. » Foucault passe à l’extrême gauche pour un apologue réactionnaire du système. Dans La Chinoise de Godard, qui vilipende le « Révérend Père Foucault », une étudiante maoïste jette des tomates sur Les Mots et les Choses…

    Fouillant en archéologue les profondeurs du savoir, Foucault découvre l’épaisseur du réel et la violence des luttes lors d’un séjour de deux ans en Tunisie. En septembre 1966, il est nommé professeur de philosophie à l’université de Tunis. Dans un contexte troublé par la guerre des Six-Jours, les étudiants soutiennent la cause palestinienne et s’opposent au régime du président Bourguiba. Impressionné par leur fougue, Foucault se montre solidaire de leur action. Il cache dans sa propriété de Sidi Bou Saïd une ronéo servant à imprimer des tracts subversifs. Surveillé de près et intimidé physiquement, il doit quitter le pays en septembre 1968, alors que la répression s’abat et que plusieurs étudiants sont condamnés à de très lourdes peines de prison. Sa première « véritable expérience politique », c’est donc en Tunisie qu’il la vit, et non sur les barricades de mai 1968. La rencontre avec l’arbitraire lui fait l’effet d’une onde de choc : « Le point le plus intense des vies, celui où se concentre leur énergie, est bien là où elles se heurtent au pouvoir. »

    Des heurts avec les autorités, Foucault en connaît lorsqu’il rejoint Vincennes, nouvelle université expérimentale qui devient dès 1969 le temple de l’extrême gauche et le foyer d’une agitation permanente. Il met la main à la pâte en lançant des projectiles sur les CRS qui envahissent les locaux, avec une nuit au poste à la clé. Alors qu’il se lasse vite du chaos ambiant, une institution nettement plus sage lui ouvre ses portes : le Collège de France, où il est élu en 1970, comme titulaire d’une chaire baptisée « Histoire des systèmes de pensée ». Trois mois à peine après sa leçon inaugurale, Foucault se trouve dans un tout autre lieu, moins auguste, la petite chapelle Saint-Bernard-de-Montparnasse. Sur une idée de son compagnon Daniel Defert, il y annonce, le 8 février 1971, la création du Groupe d’information sur les prisons. Le GIP, qui réunit des avocats, des médecins et des intellectuels, se donne pour mission d’« alerter l’opinion » sur les conditions de vie déplorables des détenus, et ce en recueillant leurs témoignages. Foucault rejette le modèle de « l’intellectuel universel » qui prétend parler au nom des opprimés – Sartre est en ligne de mire… Il préfère le statut d’« intellectuel spécifique » qui opère en des « points précis » en fonction de sa « compétence », et qui sonde ceux qui ont une expérience réelle des processus dénoncés. Les membres du GIP font passer clandestinement des questionnaires à l’intérieur des prisons, via les familles. Des récits édifiants de la vie carcérale sont publiés dans des brochures qui comportent des revendications concrètes, comme l’abolition du casier judiciaire. Le GIP, qui a pour adresse le domicile de Foucault, se mobilise également lorsque des détenus sont traduits en justice, à la suite de mutineries qui ont lieu dans plusieurs centrales (à Nancy ou à Toul) lors de l’hiver 1971-1972. Après une dernière brochure sur les suicides en milieu carcéral, le groupe décide sa dissolution en décembre 1972, et s’efface devant les structures créées par d’anciens détenus, comme le Comité d’action des prisonniers.

    Se libérer du contrôle permanent

    Cheville ouvrière du GIP, Foucault n’en a pas terminé avec les prisons. En 1975 paraît Surveiller et Punir, qui replace l’avènement, au XIXe siècle, des établissements pénitentiaires dans un cadre plus large, à savoir l’émergence de la « société disciplinaire ». « Quoi d’étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons ? » : toutes ces institutions mettent en œuvre un contrôle permanent des individus afin de normaliser leurs conduites. La face sombre de la modernité issue des Lumières et du capitalisme est exhibée, et l’enquête rejoint le présent en l’éclairant d’une manière nouvelle : « Notre société n’est pas celle du spectacle, mais de la surveillance. » Foucault se conçoit comme un « diagnosticien » qui a recours à une démarche généalogique : c’est le détour par l’Histoire qui lui permet d’interroger l’actualité. Cette mise en perspective doit s’incorporer à la militance – les recherches sont autant de « boîtes à outils » pour guider l’action – et « secouer les habitudes, les manières de faire et de penser » contemporaines. Dans une nouvelle généalogie, La Volonté de savoir (le premier tome de son Histoire de la sexualité), il prend à contre-pied les mouvements de libération des mœurs et la psychanalyse. Il soutient que, à partir du XIXe siècle surtout, la sexualité n’a pas fait l’objet d’une répression massive et d’un refoulement généralisé. Elle a au contraire suscité une prolifération de traités et de dispositifs, et s’est affirmée comme le domaine où s’exprime la vérité du sujet désirant. L’ouvrage, qui sape les aspirations progressistes de la génération post-68, reçoit un accueil mitigé.

    Dans La Volonté de savoir, Foucault envisage le pouvoir non comme un instrument unilatéral de domination, mais comme un rapport stratégique dont « l’irréductible vis-à-vis » est la « résistance ». « La relation de pouvoir et l’insoumission de la liberté ne peuvent donc être séparées », écrit-il plus tard, et cet accent sur la dissidence se reflète dans ses engagements. Il accueille avec enthousiasme le soulèvement contre le shah d’Iran, un pays où il se rend à deux reprises en 1978 comme journaliste. L’insurrection se fait au nom de la religion et Foucault, qui voit dans cet événement l’éveil possible d’une « spiritualité politique », ne pressent pas l’arrivée au pouvoir d’un régime fondamentaliste et sanglant, dirigé par l’ayatollah Khomeyni. Très critiqué pour cet aveuglement, Foucault apporte ensuite son soutien aux boat-people vietnamiens, puis s’insurge contre le coup d’État du général Jaruzelski en Pologne, en 1981. Avec Pierre Bourdieu notamment, il attaque la position non-interventionniste du gouvernement socialiste français, qui affirme que la situation polonaise relève d’une affaire intérieure. Estimant qu’il existe une « citoyenneté internationale qui a ses droits, ses devoirs et qui engage à s’élever contre tous les abus de pouvoir », il part en break vers Varsovie avec Bernard Kouchner. Si l’indignation est un fil rouge, il est presque étrange de voir l’anti-humaniste, l’intellectuel spécifique se métamorphoser en acteur omniprésent des combats humanitaires et en défenseur du droit d’ingérence… Au même moment, dans ses cours au Collège de France, il analyse la notion antique de parrêsia, le franc-parler dont fait preuve avec courage le philosophe lorsqu’il s’adresse à ses disciples et, surtout, aux autorités. Lorsque Foucault parle d’une « extériorité rétive et insistante à l’égard de la politique » (Cours de 1982-1983), lorsqu’il présente les cyniques grecs comme des militants qui font éclater « le scandale de la vérité » (Cours de 1983-1984), c’est une éthique au présent qu’il construit. Plus encore, c’est un portrait de lui-même qu’il brosse.

  • #2
    suite

    Toujours en quête d’expériences

    Après les figures interlopes du fou ou du prisonnier, c’est désormais en maître de sagesse grec qu’il faut imaginer Foucault, avec son crâne dégarni. Il se tourne vers les philosophes de l’Antiquité pour penser l’individu comme un work in progress, qui se façonne en disciplinant son comportement, son rapport à la sexualité ou à la mort. Cette quête d’une « esthétique de l’existence » trouve un écho dans les nouvelles possibilités de vie que Foucault entrevoit et expérimente lors de ses nombreux séjours à l’étranger. Au Japon, il s’initie aux techniques du zen et il s’intéresse aux communautés végétariennes aux États-Unis. Ce pays, plus particulièrement la Californie – où il enseigne à l’université de Berkeley depuis le milieu des années 1970 –, est pour lui synonyme de découvertes et de plaisirs. Il s’essaie au LSD dans un désert sur fond de musique contemporaine (« Nous devons fabriquer de bonnes drogues », dit le professeur au Collège de France, qui possède des plants de cannabis sur le balcon de son appartement parisien), et fréquente les saunas et les « boîtes à cuir » homosexuelles. C’est dans un journal américain qu’il déclare : « Il n’est pas suffisant de nous affirmer gay, mais il faut aussi créer un mode de vie gay. » De San Francisco by night à l’Athènes des philosophes, c’est l’invention de soi que poursuit Foucault.

    Fin 1983, amaigri, il suit une cure à base d’antibiotiques. « J’ai cru que j’avais le sida, mais un traitement énergique m’a remis sur pied », confie-t-il à un proche. Il est bel et bien atteint par cette maladie encore mal connue et taboue. Il en meurt le 25 juin 1984. Lors de ses obsèques, son ami Gilles Deleuze lit ces lignes de L’Usage des plaisirs, le deuxième volume de l’Histoire de la sexualité paru la même année où Foucault jette un ultime regard sur son travail : « Mais qu’est-ce donc que la philosophie – je veux dire l’activité philosophique – si elle n’est pas le travail critique de la pensée sur elle-même ? Et si elle ne consiste pas, au lieu de légitimer ce qu’on sait déjà, à entreprendre de savoir comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement ? »

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