Attouchements, harcèlement, viols… Sur des nourrissons, des enfants, des adolescents. Pour nous protéger de cette réalité insoutenable, nous nous barricadons derrière le déni, la minimisation, la remise en cause de la parole des mineurs. Et, en attendant, nous les abandonnons à leur sort.
« Il faut un village pour élever un enfant. Il faut aussi un village pour en abuser », déclare l’avocat des victimes de prêtres pédophiles dans le film Spotlight¹, adapté de faits réels. À Boston à l’époque, en 2001, comme en France aujourd’hui, le constat est le même : nous ne protégeons pas nos enfants des prédateurs sexuels. Par lâcheté, par peur, par méconnaissance. Ou, pour certains, parce que nous sommes trop empêtrés dans nos propres traumatismes et que nous minimisons les faits – leur barbarie comme leur ampleur –, nous laissons les mineurs se débrouiller avec leur bourreau. Dramatisation, pensez-vous ? Les chiffres sont éloquents : plus de 156 000 mineurs sont victimes de viol ou de tentatives de viol chaque année en France². « Une estimation largement sous-estimée », assure la psychiatre et psychothérapeute Muriel Salmona, présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, et auteure du Livre noir des violences sexuelles (Dunod). 83 % des victimes d’agression sexuelle, dont la majorité sont des mineurs, disent n’avoir jamais été protégées (ni par la police, ni par leurs proches) et à peine 1 % des agresseurs sont condamnés pour viol. Seulement 4 % des victimes ont été prises en charge par l’aide sociale à l’enfance (ASE)³. Attouchements, exhibitions, harcèlement, mutilations, viols… « Les pédophiles ne risquent pas grand-chose. C’est le crime parfait », reprend Muriel Salmona.
Ces violences sont insupportables à entendre
Plonger dans la réalité des violences sexuelles faites aux mineurs, c’est entrer dans les cercles de l’enfer. Celui des violences en elles-mêmes, perpétrées, parfois pendant des années, sur des nourrissons, des enfants, des adolescents, filles et garçons. Des actes souvent proches de la torture et, dans 94 % des cas, commis par quelqu’un de leur entourage. Un homme, la plupart du temps4, « mais aussi des femmes », indique Violaine Guérin, fondatrice de l’association Stop aux violences sexuelles et auteure de Comment guérir après des violences sexuelles (Tanemirt éditions). C’est aussi l’enfer des menaces, de l’emprise psychologique, de l’incompréhension qui rend fou, du silence qui emmure. Un enfer qui poisse, un enfer qui hante, un enfer qui salit, et dont personne ne voudrait jamais avoir à être ni la victime, ni le témoin, ni le confident. « La révélation entraîne un tel stress émotionnel chez la personne qui reçoit la parole des victimes qu’elle met souvent en place des systèmes de protection d’une efficacité redoutable », explique Muriel Salmona.
Premier réflexe : la remise en cause de la parole de l’enfant. En 2015, l’Association internationale des victimes de l’inceste (Aivi) recensait un total de quatre millions de victimes d’inceste en France 5. Face à une telle situation, 70 % des parents ont une attitude de déni, la majorité préférant « attendre des preuves » avant de prévenir les autorités, selon l’Aivi. Innommables pour les enfants, les violences sexuelles sont souvent insupportables à entendre pour les adultes. « Alors qu’elles sont un phénomène massif, présent dans tous les milieux socioculturels, l’incrédulité domine », constate Muriel Salmona. Pas dans notre monde, pas chez nous. Pas lui, que l’on connaît si bien, depuis si longtemps, qui est si gentil. « Comme si les familles refusaient d’admettre qu’il puisse se trouver un agresseur parmi elles », note le sociologue Michel Dorais, auteur de Ça arrive aussi aux garçons, l’abus sexuel au masculin (Payot). « Non seulement mes parents ne m’ont pas crue, mais j’ai dû m’excuser de porter de telles accusations contre mon oncle. J’ai appris plus tard qu’il agressait aussi une autre cousine », confie Elizabeth, 43 ans, violentée quand elle avait 14 ans.
La parole des enfants est discréditée
Pour soutenir notre déni courent encore les mythes de « fausses allégations », de « faux souvenirs induits » ou d’un prétendu « syndrome d’aliénation parentale », selon lequel un enfant dénoncerait sur ordre d’un de ses parents – notamment à l’occasion d’un divorce, pour obtenir la garde. Des croyances avec lesquelles nous vivons, mais « qui ont été scientifiquement démontées », remarque Muriel Salmona. Les accusations erronées représentent moins de 6 % des cas… et ne viennent jamais des enfants, indique Mireille Cyr dans Recueillir la parole de l’enfant témoin ou victime (Dunod). « Des concepts dangereux qui cautionnent la mal- traitance, et qu’il n’est pas rare d’entendre chez les policiers, les travailleurs sociaux, les magistrats… et même le législateur », relève Édouard Durand 6, magistrat à la cour d’appel de Paris.
Et puis, il y a eu Outreau, qui a jeté un énorme discrédit sur la parole des enfants. Or, s’ils parlent rarement des sévices subis, « le peu qui le font sont crédibles, martèle Muriel Salmona. Ils disent même souvent “en deçà” de la réalité ». Aux brigades de protection de la famille de recueillir plus d’informations. À leur parole s’ajoute ce qu’ils dessinent, ce qu’ils montrent sur des poupées. Plus rarement sont aussi trouvées des preuves médico-légales (ADN, lésions…) ou documentaires (photos, films…). Sans oublier les symptômes somatiques (douleurs abdominales, vomissements…) ou comportementaux (jeux hyper sexualisés, décrochage scolaire, grande anxiété…). Ainsi que toutes les preuves médicales du psychotraumatisme : « La sidération, l’anesthésie émotionnelle, la dissociation, les troubles de la mémoire, la difficulté à se repérer dans le temps et l’espace », ajoute Muriel Salmona. Sauf qu’en réalité il est courant que ces éléments soient retournés… contre la victime.
Au refus d’intégrer que de telles violences puissent avoir lieu dans des espaces normalement protecteurs (l’école, le catéchisme…) s’ajoute l’horreur face à l’irreprésentable. Si bien que les adultes minimisent (« Ce n’est qu’une caresse, tu t’en remettras »). Pourtant, qu’elle soit qualifiée de crime (comme le viol et l’excision) ou de délits (comme les attouchements, l’exhibition, le harcèlement, l’exposition aux images pornographiques…), aucune agression sexuelle n’est admissible. Toutes dépassent les capacités de compréhension de l’enfant et font effraction, si ce n’est dans son corps, au moins dans son psychisme.
Autre mécanisme de déni : l’euphémisme. « Quand on parle de violences envers les enfants, les détournements sont permanents. Ils montrent bien la volonté de banaliser », souligne Muriel Salmona, qui précise : « L’étymologie du mot “pédophile” est“qui aime, qui a de l’amitié pour des enfants”. Le terme “abus sexuel” signifie “un mauvais usage”, ce qui laisse entendre qu’il pourrait y avoir un bon usage de la sexualité avec les enfants ! L’inceste, “ce qui n’est pas chaste”, décrit des relations sexuelles entre proches, certes illicites, mais qui pourraient être consenties. » À ce jour, seule une jurisprudence retire aux enfants de moins de 5 ans la suspicion d’être consentants. « À 6 ans, on n’a donc pas le droit d’aller chez le médecin seul, mais on serait d’accord pour se faire sodomiser par son cousin ! » lance la psychiatre et psychothérapeute. En octobre dernier, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes recommandait ainsi d’instaurer un seuil de 13 ans (seulement !) en dessous duquel un enfant est présumé non consentant à une relation sexuelle avec un majeur 7. Seuil relevé à 18 ans si l’auteur des violences est titulaire de l’autorité parentale. Reste en suspens l’épineuse question des viols effectués par les mineurs…
Les signaux de détresse ne sont pas toujours émis
Disons-le : lors d’un viol, beaucoup d’enfants ont peur de mourir. Suffocation lors de fellations, sensation d’être empalés lors des pénétrations anales ou vaginales, strangulations… Des douleurs physiques extrêmes, accompagnées d’actes de sadisme, d’humiliation, de séquestration, de mise en scène terrorisante… « Confronté à des violences incompréhensibles, l’enfant se retrouve paralysé psychiquement et physiquement », précise encore Muriel Salmona. À la sidération s’ajoute la dissociation : pour se protéger d’un stress extrême, le cerveau disjoncte. « D’où un état d’anesthésie émotionnelle et physique, une sensation d’irréalité, d’étrangeté, d’absence, qui donne à l’enfant l’impression d’être spectateur des événements. Le cortex est déconnecté. La réponse émotionnelle est éteinte », détaille-t-elle. Figées, les victimes n’émettent pas de signaux de détresse, ne se débattent pas, n’appellent pas à l’aide. Ce qui leur est parfois reproché ensuite, lorsque, enfin, les violences sont mises au jour. En attendant, leur agresseur est tranquille. « Les actes violents peuvent être de plus en plus extrêmes, sans que les victimes puissent réagir, avertit encore la psychiatre et psychothérapeute. Et comme la dissociation transforme la victime en automate, l’agresseur fait ce qu’il veut, et peut facilement lui imposer de participer aux violences et de répéter des phrases de pseudo-consentement (“Dis-moi que tu aimes ça, que c’est ce que tu veux”). Il pourra ensuite arguer que l’enfant était d’accord ! » C’est ainsi que se referme, sur l’enfant, le verrou de l’emprise perverse.
Les professionnels ne sont pas assez formés
« Quand les enfants vont très mal, ils sont accusés d’être difficiles, agités, bizarres, peureux, timides, d’avoir des troubles du comportement, des symptômes psychiatriques, etc. Quand ils semblent ne pas aller si mal, parce qu’ils sont très dissociés, les violences sont minimisées, poursuit la psychiatre. C’est comme si on vous reprochait de saigner pour une coupure ! » Pire, face à une victime dissociée, anesthésiée émotionnellement, « notre processus empathique est en panne. Nombre de professionnels réagissent ainsi par des réponses inadaptées, voire maltraitantes ». Célia, agressée à 13 ans, se souvient d’« un an à répéter les mêmes choses en boucle à des policiers froids qui [la] traitaient ouvertement de menteuse. Jusqu’à ce que la plainte soit finalement classée sans suite… ».
Le problème, c’est que presque personne ne sait dépister ces preuves de stress post-traumatique, pourtant développées par 87 % des enfants violentés (un chiffre qui grimpe à 100 % en cas d’inceste) s’ils ne sont pas vite pris en charge. La plupart des médecins en exercice n’ont été formés que… quelques minutes sur la question lors de leur formation initiale. « Deux heures, environ, pour ceux qui finissent leur cursus aujourd’hui », rapporte Violaine Guérin. Et les recommandations de la Haute Autorité de santé sur la question ne parviennent qu’à 1 % d’entre eux. Alors qu’ils sont en première ligne, moins de 5 % des signalements sont faits par les généralistes. Marie, installée en banlieue parisienne, s’énerve : « Bien sûr qu’on devrait être plus attentifs. Mais on enchaîne les consultations ! Sans compter qu’en tant que médecin de famille ce n’est pas évident de dénoncer un parent. » À l’Éducation nationale, « c’est la débrouille, on ne nous en a jamais parlé », reconnaissent des profs de plusieurs classes, un peu partout en France. À la gendarmerie, « les brigades de prévention de la délinquance juvénile, qui faisaient du super boulot, se sont vu retirer leur mission de recueil de la parole des enfants victimes en avril dernier », déplore Violaine Guérin. Et, côté police, si des efforts ont été faits (avec la présence de psychologues et de « référents violences »), l’accueil dans les commissariats de ville et de campagne démunis de brigade des familles est souvent catastrophique. Sans oublier les psychiatres, psychothérapeutes et psychopraticiens, trop peu nombreux à être formés à la victimologie et au psychotraumatisme. Les victimes mettent en moyenne treize ans à trouver une prise en charge satisfaisante 8 ! « Même pour les enfants placés en foyer ou en famille d’accueil, nous n’avons pas assez d’interlocuteurs pour des séances gratuites. CMP [centres médico-psychologiques], CMPP [centres médico-psycho-pédagogiques] et hôpitaux de jour des grandes villes sont débordés. Et à la campagne, c’est simple, il n’y a rien », alerte Julie, psychologue clinicienne dans une structure de l’ASE.
« Il faut un village pour élever un enfant. Il faut aussi un village pour en abuser », déclare l’avocat des victimes de prêtres pédophiles dans le film Spotlight¹, adapté de faits réels. À Boston à l’époque, en 2001, comme en France aujourd’hui, le constat est le même : nous ne protégeons pas nos enfants des prédateurs sexuels. Par lâcheté, par peur, par méconnaissance. Ou, pour certains, parce que nous sommes trop empêtrés dans nos propres traumatismes et que nous minimisons les faits – leur barbarie comme leur ampleur –, nous laissons les mineurs se débrouiller avec leur bourreau. Dramatisation, pensez-vous ? Les chiffres sont éloquents : plus de 156 000 mineurs sont victimes de viol ou de tentatives de viol chaque année en France². « Une estimation largement sous-estimée », assure la psychiatre et psychothérapeute Muriel Salmona, présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, et auteure du Livre noir des violences sexuelles (Dunod). 83 % des victimes d’agression sexuelle, dont la majorité sont des mineurs, disent n’avoir jamais été protégées (ni par la police, ni par leurs proches) et à peine 1 % des agresseurs sont condamnés pour viol. Seulement 4 % des victimes ont été prises en charge par l’aide sociale à l’enfance (ASE)³. Attouchements, exhibitions, harcèlement, mutilations, viols… « Les pédophiles ne risquent pas grand-chose. C’est le crime parfait », reprend Muriel Salmona.
Ces violences sont insupportables à entendre
Plonger dans la réalité des violences sexuelles faites aux mineurs, c’est entrer dans les cercles de l’enfer. Celui des violences en elles-mêmes, perpétrées, parfois pendant des années, sur des nourrissons, des enfants, des adolescents, filles et garçons. Des actes souvent proches de la torture et, dans 94 % des cas, commis par quelqu’un de leur entourage. Un homme, la plupart du temps4, « mais aussi des femmes », indique Violaine Guérin, fondatrice de l’association Stop aux violences sexuelles et auteure de Comment guérir après des violences sexuelles (Tanemirt éditions). C’est aussi l’enfer des menaces, de l’emprise psychologique, de l’incompréhension qui rend fou, du silence qui emmure. Un enfer qui poisse, un enfer qui hante, un enfer qui salit, et dont personne ne voudrait jamais avoir à être ni la victime, ni le témoin, ni le confident. « La révélation entraîne un tel stress émotionnel chez la personne qui reçoit la parole des victimes qu’elle met souvent en place des systèmes de protection d’une efficacité redoutable », explique Muriel Salmona.
Premier réflexe : la remise en cause de la parole de l’enfant. En 2015, l’Association internationale des victimes de l’inceste (Aivi) recensait un total de quatre millions de victimes d’inceste en France 5. Face à une telle situation, 70 % des parents ont une attitude de déni, la majorité préférant « attendre des preuves » avant de prévenir les autorités, selon l’Aivi. Innommables pour les enfants, les violences sexuelles sont souvent insupportables à entendre pour les adultes. « Alors qu’elles sont un phénomène massif, présent dans tous les milieux socioculturels, l’incrédulité domine », constate Muriel Salmona. Pas dans notre monde, pas chez nous. Pas lui, que l’on connaît si bien, depuis si longtemps, qui est si gentil. « Comme si les familles refusaient d’admettre qu’il puisse se trouver un agresseur parmi elles », note le sociologue Michel Dorais, auteur de Ça arrive aussi aux garçons, l’abus sexuel au masculin (Payot). « Non seulement mes parents ne m’ont pas crue, mais j’ai dû m’excuser de porter de telles accusations contre mon oncle. J’ai appris plus tard qu’il agressait aussi une autre cousine », confie Elizabeth, 43 ans, violentée quand elle avait 14 ans.
La parole des enfants est discréditée
Pour soutenir notre déni courent encore les mythes de « fausses allégations », de « faux souvenirs induits » ou d’un prétendu « syndrome d’aliénation parentale », selon lequel un enfant dénoncerait sur ordre d’un de ses parents – notamment à l’occasion d’un divorce, pour obtenir la garde. Des croyances avec lesquelles nous vivons, mais « qui ont été scientifiquement démontées », remarque Muriel Salmona. Les accusations erronées représentent moins de 6 % des cas… et ne viennent jamais des enfants, indique Mireille Cyr dans Recueillir la parole de l’enfant témoin ou victime (Dunod). « Des concepts dangereux qui cautionnent la mal- traitance, et qu’il n’est pas rare d’entendre chez les policiers, les travailleurs sociaux, les magistrats… et même le législateur », relève Édouard Durand 6, magistrat à la cour d’appel de Paris.
Et puis, il y a eu Outreau, qui a jeté un énorme discrédit sur la parole des enfants. Or, s’ils parlent rarement des sévices subis, « le peu qui le font sont crédibles, martèle Muriel Salmona. Ils disent même souvent “en deçà” de la réalité ». Aux brigades de protection de la famille de recueillir plus d’informations. À leur parole s’ajoute ce qu’ils dessinent, ce qu’ils montrent sur des poupées. Plus rarement sont aussi trouvées des preuves médico-légales (ADN, lésions…) ou documentaires (photos, films…). Sans oublier les symptômes somatiques (douleurs abdominales, vomissements…) ou comportementaux (jeux hyper sexualisés, décrochage scolaire, grande anxiété…). Ainsi que toutes les preuves médicales du psychotraumatisme : « La sidération, l’anesthésie émotionnelle, la dissociation, les troubles de la mémoire, la difficulté à se repérer dans le temps et l’espace », ajoute Muriel Salmona. Sauf qu’en réalité il est courant que ces éléments soient retournés… contre la victime.
Au refus d’intégrer que de telles violences puissent avoir lieu dans des espaces normalement protecteurs (l’école, le catéchisme…) s’ajoute l’horreur face à l’irreprésentable. Si bien que les adultes minimisent (« Ce n’est qu’une caresse, tu t’en remettras »). Pourtant, qu’elle soit qualifiée de crime (comme le viol et l’excision) ou de délits (comme les attouchements, l’exhibition, le harcèlement, l’exposition aux images pornographiques…), aucune agression sexuelle n’est admissible. Toutes dépassent les capacités de compréhension de l’enfant et font effraction, si ce n’est dans son corps, au moins dans son psychisme.
Autre mécanisme de déni : l’euphémisme. « Quand on parle de violences envers les enfants, les détournements sont permanents. Ils montrent bien la volonté de banaliser », souligne Muriel Salmona, qui précise : « L’étymologie du mot “pédophile” est“qui aime, qui a de l’amitié pour des enfants”. Le terme “abus sexuel” signifie “un mauvais usage”, ce qui laisse entendre qu’il pourrait y avoir un bon usage de la sexualité avec les enfants ! L’inceste, “ce qui n’est pas chaste”, décrit des relations sexuelles entre proches, certes illicites, mais qui pourraient être consenties. » À ce jour, seule une jurisprudence retire aux enfants de moins de 5 ans la suspicion d’être consentants. « À 6 ans, on n’a donc pas le droit d’aller chez le médecin seul, mais on serait d’accord pour se faire sodomiser par son cousin ! » lance la psychiatre et psychothérapeute. En octobre dernier, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes recommandait ainsi d’instaurer un seuil de 13 ans (seulement !) en dessous duquel un enfant est présumé non consentant à une relation sexuelle avec un majeur 7. Seuil relevé à 18 ans si l’auteur des violences est titulaire de l’autorité parentale. Reste en suspens l’épineuse question des viols effectués par les mineurs…
Les signaux de détresse ne sont pas toujours émis
Disons-le : lors d’un viol, beaucoup d’enfants ont peur de mourir. Suffocation lors de fellations, sensation d’être empalés lors des pénétrations anales ou vaginales, strangulations… Des douleurs physiques extrêmes, accompagnées d’actes de sadisme, d’humiliation, de séquestration, de mise en scène terrorisante… « Confronté à des violences incompréhensibles, l’enfant se retrouve paralysé psychiquement et physiquement », précise encore Muriel Salmona. À la sidération s’ajoute la dissociation : pour se protéger d’un stress extrême, le cerveau disjoncte. « D’où un état d’anesthésie émotionnelle et physique, une sensation d’irréalité, d’étrangeté, d’absence, qui donne à l’enfant l’impression d’être spectateur des événements. Le cortex est déconnecté. La réponse émotionnelle est éteinte », détaille-t-elle. Figées, les victimes n’émettent pas de signaux de détresse, ne se débattent pas, n’appellent pas à l’aide. Ce qui leur est parfois reproché ensuite, lorsque, enfin, les violences sont mises au jour. En attendant, leur agresseur est tranquille. « Les actes violents peuvent être de plus en plus extrêmes, sans que les victimes puissent réagir, avertit encore la psychiatre et psychothérapeute. Et comme la dissociation transforme la victime en automate, l’agresseur fait ce qu’il veut, et peut facilement lui imposer de participer aux violences et de répéter des phrases de pseudo-consentement (“Dis-moi que tu aimes ça, que c’est ce que tu veux”). Il pourra ensuite arguer que l’enfant était d’accord ! » C’est ainsi que se referme, sur l’enfant, le verrou de l’emprise perverse.
Les professionnels ne sont pas assez formés
« Quand les enfants vont très mal, ils sont accusés d’être difficiles, agités, bizarres, peureux, timides, d’avoir des troubles du comportement, des symptômes psychiatriques, etc. Quand ils semblent ne pas aller si mal, parce qu’ils sont très dissociés, les violences sont minimisées, poursuit la psychiatre. C’est comme si on vous reprochait de saigner pour une coupure ! » Pire, face à une victime dissociée, anesthésiée émotionnellement, « notre processus empathique est en panne. Nombre de professionnels réagissent ainsi par des réponses inadaptées, voire maltraitantes ». Célia, agressée à 13 ans, se souvient d’« un an à répéter les mêmes choses en boucle à des policiers froids qui [la] traitaient ouvertement de menteuse. Jusqu’à ce que la plainte soit finalement classée sans suite… ».
Le problème, c’est que presque personne ne sait dépister ces preuves de stress post-traumatique, pourtant développées par 87 % des enfants violentés (un chiffre qui grimpe à 100 % en cas d’inceste) s’ils ne sont pas vite pris en charge. La plupart des médecins en exercice n’ont été formés que… quelques minutes sur la question lors de leur formation initiale. « Deux heures, environ, pour ceux qui finissent leur cursus aujourd’hui », rapporte Violaine Guérin. Et les recommandations de la Haute Autorité de santé sur la question ne parviennent qu’à 1 % d’entre eux. Alors qu’ils sont en première ligne, moins de 5 % des signalements sont faits par les généralistes. Marie, installée en banlieue parisienne, s’énerve : « Bien sûr qu’on devrait être plus attentifs. Mais on enchaîne les consultations ! Sans compter qu’en tant que médecin de famille ce n’est pas évident de dénoncer un parent. » À l’Éducation nationale, « c’est la débrouille, on ne nous en a jamais parlé », reconnaissent des profs de plusieurs classes, un peu partout en France. À la gendarmerie, « les brigades de prévention de la délinquance juvénile, qui faisaient du super boulot, se sont vu retirer leur mission de recueil de la parole des enfants victimes en avril dernier », déplore Violaine Guérin. Et, côté police, si des efforts ont été faits (avec la présence de psychologues et de « référents violences »), l’accueil dans les commissariats de ville et de campagne démunis de brigade des familles est souvent catastrophique. Sans oublier les psychiatres, psychothérapeutes et psychopraticiens, trop peu nombreux à être formés à la victimologie et au psychotraumatisme. Les victimes mettent en moyenne treize ans à trouver une prise en charge satisfaisante 8 ! « Même pour les enfants placés en foyer ou en famille d’accueil, nous n’avons pas assez d’interlocuteurs pour des séances gratuites. CMP [centres médico-psychologiques], CMPP [centres médico-psycho-pédagogiques] et hôpitaux de jour des grandes villes sont débordés. Et à la campagne, c’est simple, il n’y a rien », alerte Julie, psychologue clinicienne dans une structure de l’ASE.
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