C’est toujours un événement quand un ancien officier supérieur écrit ses mémoires sur la période de sa vie où il a eu des responsabilités dans l’armée et dans l’Etat. Cela permet d’avoir des informations de première main sur le fonctionnement du sommet des institutions en période normale et en temps de crise. L’exercice est d’autant souhaitable que le régime algérien est opaque, ce qui est une difficulté pour les universitaires qui peinent à fournir une analyse académique faisant l’unanimité parmi le public intéressé. Une des questions théoriques et pratiques récurrentes est celle du rapport entre le Président et l’armée et aussi celle relative au poids de l’armée dans les institutions.
Par conséquent, quand un général à la retraite publie ses mémoires pour raconter sa vie de haut responsable de l’Etat, le lecteur s’attend à être renseigné sur la logique d’un système politique hermétique. Mais un régime hermétique et autoritaire permet-il à un ancien responsable de s’exprimer librement et de dire toute la vérité sur des événements qu’il a vécus ? Récemment, le ministère de la Défense a interdit aux officiers à la retraite de s’exprimer, sous peine de poursuites judiciaires, après les déclarations à une radio privée du général Hocine Benhadid qui a été jeté en prison.
Pris en tenailles entre le devoir de mémoire envers la population et les futures promotions d’officier, d’une part, et la solidarité avec les anciens compagnons d’armes, d’autre part, le général Rachid Benyellès a choisi le milieu du gué, c’est-à-dire refusant d’être parmi lesdits généraux éradicateurs sans pour autant prendre ses distances par rapport à eux. Les pages consacrées au général Khaled Nezzar oscillent entre le respect pour l’homme et la critique timide et voilée de ses actes. Il y a par conséquent une incohérence tout au long du texte de 400 pages dans lesquelles Benyellès excuse les acteurs tout en critiquant le bilan du système. A la fin du livre, il dit regretter que les militaires soient intervenus sept fois dans la vie politique (1962, 1965, 1978, 1988, 1992, 1994, 1999), mais il considère que l’armée avait été entraînée à chaque fois par le chef de l’époque à son corps défendant : Boumediène (1962 et 1965), Chadli (1979), Nezzar (1988, 1992, 1994), Lamari et Médiène (1999). En fin d’ouvrage, Benyellès écrit qu’il aurait souhaité que l’armée laisse l’électorat choisir librement le Président et suggère aux officiers de méditer sur l’exemple de la Turquie et des pays d’Amérique latine qui ont laissé le pouvoir aux civils.
Au-delà de ce vœu pieux exprimé après avoir été versé dans la vie civile, Benyellès a raté une occasion pour réfléchir sur la capacité et la volonté de ses anciens compagnons d’armes à modifier le système qu’ils servaient et dont ils se servaient pour satisfaire des intérêts matériels et symboliques, ou tout simplement leur ego. Que de fois Nezzar ou Médiène ont eu l’occasion pour entrer dans l’histoire par la grande porte et rester vivants dans la mémoire des générations futures comme de grands hommes d’Etat. Ils ont préféré obéir à la logique d’un système dont ils sont restés prisonniers.
Les générations futures se rappelleront que malgré l’immense pouvoir qu’ils avaient, ils n’ont pas été à la hauteur de la situation qui a conduit à la tragédie nationale et qui aura coûté au pays des dizaines de milliers de morts, y compris parmi les militaires, et des milliards de dollars. Machiavel aurait dit qu’ils avaient eu la fortuna mais pas la virtu. On raconte que le général Smaïn Lamari, à la fin de sa vie, était parti sept fois à La Mecque pour «laver» sa conscience. Quand on n’a pas été à la hauteur de l’éthique des officiers et de la bravoure militaire, il reste la mystique pour se racheter.
Benyellès n’a pas choisi la voie de la mystique, mais celle de l’incohérence. D’un côté, il affirme que les militaires ne doivent pas s’impliquer dans la politique qui est une prérogative des civils, et de l’autre, il trouve illégale la décision du GPRA de dégrader le colonel Boumediène. Selon lui, «le chef d’état-major de l’ALN tenait son autorité du CNRA, l’instance suprême de la Révolution qui, seule avait le pouvoir de le destituer» (p. 62-63). Avant d’écrire cette phrase, Benyellès aurait dû consulter un constitutionnaliste. Le CNRA était en effet l’instance détentrice de la légitimité politique et, à ce titre, déléguait cette légitimité au GPRA qui nomme aux fonctions exécutives. Dans un Etat de droit, l’Assemblée nationale (et le CNRA faisait fonction d’Assemblée nationale) ne désigne pas le chef d’état-major, ni le ministre de la Défense. C’est au gouvernement, en l’occurrence le GPRA, que revient cette prérogative. Et il a aussi l’autorité de destituer n’importe quel responsable civil ou militaire. L’argument selon lequel l’état-major détenait sa légitimité du CNRA était spécieux ; il a servi à l’état-major de se substituer au CNRA par la suite. Et depuis cet événement fondateur, l’armée est source du pouvoir qu’elle délègue au gouvernement. Elle s’arroge la prérogative de la souveraineté populaire qui appartient constitutionnellement au peuple qui s’exprime par les élections. C’est à ce moment (juin 1962) que s’est dessiné le régime algérien dans lequel la culture janissaire a pris le dessus sur la culture du mouvement national telle que portée par Ferhat Abbas, Aït-Ahmed, le colonel Lotfi, le commandant Moussa et bien d’autres encore. La culture janissaire repose sur le principe que celui qui détient le sabre désigne le dey. Consciemment ou inconsciemment, l’état-major de l’ALN de 1962 a effacé la culture politique moderne que le mouvement national avait accumulée dans sa résistance à l’Etat colonial. Tout ce que les élites nationalistes avait appris, depuis l’émir Khaled jusqu’à Aït-Ahmed, en termes de citoyenneté, d’Etat de droit, de séparation des pouvoirs, de libertés démocratiques, a été anéanti en moins d’un mois. Attaché sentimentalement au régime dans lequel il a occupé de hautes fonctions militaires et civiles, Rachid Benyellès n’arrive pas à prendre le recul nécessaire pour analyser le système de pouvoir instauré au lendemain de l’indépendance. Il admire Boumediène, et il est vrai que ce dernier est un patriote sincère et un meneur d’hommes. Le problème avec Boumediène est qu’il était imprégné non pas de la culture constitutionnelle qui sépare les pouvoirs, mais de l’idéologie du prince juste. Il voulait défendre la veuve, l’orphelin, le chômeur, le paysan pauvre, etc., et n’imaginait pas un seul instant que ces catégories sociales seraient mieux défendues par des syndicats libres, une justice autonome, des partis, la liberté de la presse, etc. De ce pont de vue, malgré son patriotisme et ses qualités d’homme, Boumediène était l’incarnation de la culture politique féodale algérienne. Benyellès va jusqu’à l’exonérer des assassinats qui lui sont attribués (ceux de Khider et Krim Belkacem notamment), mettant les accusations de l’opposition au compte de la théorie du complot et de la rumeur publique. Mais là où Benyellès pousse le bouchon trop loin, c’est lorsqu’il écrit que Medeghri s’était suicidé parce qu’il refusait que Boumediène se marie avec celle qui deviendra Anissa Boumediène.
Par conséquent, quand un général à la retraite publie ses mémoires pour raconter sa vie de haut responsable de l’Etat, le lecteur s’attend à être renseigné sur la logique d’un système politique hermétique. Mais un régime hermétique et autoritaire permet-il à un ancien responsable de s’exprimer librement et de dire toute la vérité sur des événements qu’il a vécus ? Récemment, le ministère de la Défense a interdit aux officiers à la retraite de s’exprimer, sous peine de poursuites judiciaires, après les déclarations à une radio privée du général Hocine Benhadid qui a été jeté en prison.
Pris en tenailles entre le devoir de mémoire envers la population et les futures promotions d’officier, d’une part, et la solidarité avec les anciens compagnons d’armes, d’autre part, le général Rachid Benyellès a choisi le milieu du gué, c’est-à-dire refusant d’être parmi lesdits généraux éradicateurs sans pour autant prendre ses distances par rapport à eux. Les pages consacrées au général Khaled Nezzar oscillent entre le respect pour l’homme et la critique timide et voilée de ses actes. Il y a par conséquent une incohérence tout au long du texte de 400 pages dans lesquelles Benyellès excuse les acteurs tout en critiquant le bilan du système. A la fin du livre, il dit regretter que les militaires soient intervenus sept fois dans la vie politique (1962, 1965, 1978, 1988, 1992, 1994, 1999), mais il considère que l’armée avait été entraînée à chaque fois par le chef de l’époque à son corps défendant : Boumediène (1962 et 1965), Chadli (1979), Nezzar (1988, 1992, 1994), Lamari et Médiène (1999). En fin d’ouvrage, Benyellès écrit qu’il aurait souhaité que l’armée laisse l’électorat choisir librement le Président et suggère aux officiers de méditer sur l’exemple de la Turquie et des pays d’Amérique latine qui ont laissé le pouvoir aux civils.
Au-delà de ce vœu pieux exprimé après avoir été versé dans la vie civile, Benyellès a raté une occasion pour réfléchir sur la capacité et la volonté de ses anciens compagnons d’armes à modifier le système qu’ils servaient et dont ils se servaient pour satisfaire des intérêts matériels et symboliques, ou tout simplement leur ego. Que de fois Nezzar ou Médiène ont eu l’occasion pour entrer dans l’histoire par la grande porte et rester vivants dans la mémoire des générations futures comme de grands hommes d’Etat. Ils ont préféré obéir à la logique d’un système dont ils sont restés prisonniers.
Les générations futures se rappelleront que malgré l’immense pouvoir qu’ils avaient, ils n’ont pas été à la hauteur de la situation qui a conduit à la tragédie nationale et qui aura coûté au pays des dizaines de milliers de morts, y compris parmi les militaires, et des milliards de dollars. Machiavel aurait dit qu’ils avaient eu la fortuna mais pas la virtu. On raconte que le général Smaïn Lamari, à la fin de sa vie, était parti sept fois à La Mecque pour «laver» sa conscience. Quand on n’a pas été à la hauteur de l’éthique des officiers et de la bravoure militaire, il reste la mystique pour se racheter.
Benyellès n’a pas choisi la voie de la mystique, mais celle de l’incohérence. D’un côté, il affirme que les militaires ne doivent pas s’impliquer dans la politique qui est une prérogative des civils, et de l’autre, il trouve illégale la décision du GPRA de dégrader le colonel Boumediène. Selon lui, «le chef d’état-major de l’ALN tenait son autorité du CNRA, l’instance suprême de la Révolution qui, seule avait le pouvoir de le destituer» (p. 62-63). Avant d’écrire cette phrase, Benyellès aurait dû consulter un constitutionnaliste. Le CNRA était en effet l’instance détentrice de la légitimité politique et, à ce titre, déléguait cette légitimité au GPRA qui nomme aux fonctions exécutives. Dans un Etat de droit, l’Assemblée nationale (et le CNRA faisait fonction d’Assemblée nationale) ne désigne pas le chef d’état-major, ni le ministre de la Défense. C’est au gouvernement, en l’occurrence le GPRA, que revient cette prérogative. Et il a aussi l’autorité de destituer n’importe quel responsable civil ou militaire. L’argument selon lequel l’état-major détenait sa légitimité du CNRA était spécieux ; il a servi à l’état-major de se substituer au CNRA par la suite. Et depuis cet événement fondateur, l’armée est source du pouvoir qu’elle délègue au gouvernement. Elle s’arroge la prérogative de la souveraineté populaire qui appartient constitutionnellement au peuple qui s’exprime par les élections. C’est à ce moment (juin 1962) que s’est dessiné le régime algérien dans lequel la culture janissaire a pris le dessus sur la culture du mouvement national telle que portée par Ferhat Abbas, Aït-Ahmed, le colonel Lotfi, le commandant Moussa et bien d’autres encore. La culture janissaire repose sur le principe que celui qui détient le sabre désigne le dey. Consciemment ou inconsciemment, l’état-major de l’ALN de 1962 a effacé la culture politique moderne que le mouvement national avait accumulée dans sa résistance à l’Etat colonial. Tout ce que les élites nationalistes avait appris, depuis l’émir Khaled jusqu’à Aït-Ahmed, en termes de citoyenneté, d’Etat de droit, de séparation des pouvoirs, de libertés démocratiques, a été anéanti en moins d’un mois. Attaché sentimentalement au régime dans lequel il a occupé de hautes fonctions militaires et civiles, Rachid Benyellès n’arrive pas à prendre le recul nécessaire pour analyser le système de pouvoir instauré au lendemain de l’indépendance. Il admire Boumediène, et il est vrai que ce dernier est un patriote sincère et un meneur d’hommes. Le problème avec Boumediène est qu’il était imprégné non pas de la culture constitutionnelle qui sépare les pouvoirs, mais de l’idéologie du prince juste. Il voulait défendre la veuve, l’orphelin, le chômeur, le paysan pauvre, etc., et n’imaginait pas un seul instant que ces catégories sociales seraient mieux défendues par des syndicats libres, une justice autonome, des partis, la liberté de la presse, etc. De ce pont de vue, malgré son patriotisme et ses qualités d’homme, Boumediène était l’incarnation de la culture politique féodale algérienne. Benyellès va jusqu’à l’exonérer des assassinats qui lui sont attribués (ceux de Khider et Krim Belkacem notamment), mettant les accusations de l’opposition au compte de la théorie du complot et de la rumeur publique. Mais là où Benyellès pousse le bouchon trop loin, c’est lorsqu’il écrit que Medeghri s’était suicidé parce qu’il refusait que Boumediène se marie avec celle qui deviendra Anissa Boumediène.
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