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Nuages sur la Révolution : Abane au cœur de la tempête Écrit par Belaïd Abane*

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  • Nuages sur la Révolution : Abane au cœur de la tempête Écrit par Belaïd Abane*

    Nuages sur la Révolution : Abane au cœur de la tempêteBonnes feuilles. Belaïd Abane publie cette semaine aux éditions Koukou, Nuages sur la Révolution. Abane au cœur de la tempête. C’est le troisième livre d’une quadrilogie dont le fil conducteur est Abane Ramdane, l’un des leaders centraux de la Révolution algérienne. TSA publie en exclusivité les bonnes feuilles du livre*.

    La traversée houleuse du système Boussouf

    (…) Comme beaucoup de jeunes Algériens de sa génération, Abdelhafid Boussouf est un pur produit du nationalisme populaire algérien dans ce qu’il a de meilleur, c’est-à-dire l’esprit de sacrifice et la croyance forte en un avenir de liberté et de dignité. Mais aussi dans tout ce qu’il recèle de pire : le mépris de la politique, le culte de la force, la culture de l’exclusion, les manœuvres souterraines. Tout cela sur fond de vision dualiste et manichéenne : un monde divisé sans nuances en radicaux et modérés, en traitres et vertueux… Une conception qui fera tant de mal dans l’histoire du Mouvement national et dans l’Algérie indépendante.

    Ce n’est pas énoncer un lieu commun que de rappeler cela. Car le formatage PPA du jeune militant qu’était Abdelhafid Boussouf est le ferment qui fera lever la pâte du futur dirigeant, mais aussi la sève qui nourrira la part sombre de sa nature profonde. Une pensée sommaire qui se résume à l’amour de la patrie spoliée, une pensée toute entière portée par le culte de la force et de la violence ! Tel est le profil du militant activiste lambda du Mouvement national. Boussouf n’y échappait pas.

    Mansour Boudaoud[1] qui l’a longtemps côtoyé, et de très près, me rajoutera :

    – Boussouf n’avait pas la stature d’un homme d’Etat et il avait plutôt une culture de pouvoir qui consistait, non pas à développer chez ses hommes et ses collaborateurs la conscience politique, le sens de l’Etat et du bien commun, mais à inculquer l’obéissance aveugle par le dressage. Ce qui fera sa force, contre Krim notamment, c’est l’appui inconditionnel que lui apporte Ben Tobbal, avec qui il entretient une amitié indissoluble, ainsi que sa jonction avec d’autres chefs constantinois, notamment Ali Kafi et Ammar Benaouda, qui deviendront ses collaborateurs au MALG.

    L’ancien responsable de la logistique ouest me racontera par ailleurs :

    – Boussouf voulait fliquer tous les Algériens pour savoir qui couche avec qui, qui boit de l’alcool, qui fréquente qui, qui va où…Tout renseignement était bon à prendre. Il avait d’ailleurs des lectures très pointues comme Le viol des foules dont il avait acheté une dizaine d’exemplaires pour les offrir à certains de ses collaborateurs.

    – Il a quand même le mérite d’avoir mis en place une organisation sophistiquée et efficace pour la Révolution, lui fis-je remarquer.

    – Oui bien sûr, mais il avait la partie facile. Contrairement à ceux qui luttaient à l’intérieur du pays, Boussouf évoluait en pays libre, où, en plus, il y avait un bon terreau. Il s’est accaparé de tous les jeunes instruits, les enfants de la bourgeoisie algérienne et des fonctionnaires du Protectorat, installés au Maroc. Ces jeunes, pour la plupart, vivaient avec leurs familles. Leur formation c’était du dressage, qui a abouti à une dépolitisation totale. Boussouf leur avait inculqué le culte de la force et les formait pour lui et non pour l’avenir de l’Algérie. Car, Boussouf visait le pouvoir suprême. Ces jeunes, dont je te parle, travaillaient pour Boussouf et ne connaissaient que Boussouf. Normal qu’ils le trouvent génial. Ils n’avaient pas d’autres modèles de référence.

    Je cherche à comprendre :

    – Est-il vrai que Boussouf a éliminé beaucoup de gens, et qu’il était une sorte de Beria de la révolution algérienne comme me l’avait affirmé Ben Bella il y a quelques années[2] ?

    – Je confirme pour Beria. Ce qui est arrivé au Capitaine Zoubir et à ses hommes, ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Boussouf a éliminé beaucoup de gens pour asseoir son pouvoir, me répond mon interlocuteur, qui n’hésite pas à qualifier l’ancien chef du MALG de « fasciste ».

    Sur le caractère du personnage, Si Mansour me confirmera ce que j’avais entendu de plusieurs témoins :

    – Comportement de brute épaisse, instinct de domination débridé depuis le départ, et surtout la mort de son ancien chef, Ben M’hidi, culture ostentatoire du rapport de force brutal : il était capable de battre les gens publiquement. On dit même qu’un jour, il aurait corrigé à coups de poings le freluquet Boumediene. On comprend que ce dernier n’ait plus jamais eu envie de le revoir dès qu’il a pris l’ascenseur du pouvoir.

    Mais comme tous les responsables du mouvement de libération nationale, Boussouf est yin et yang, face claire et face sombre. Ali Haroun[3] résume le personnage :

    – Boussouf était doté d’un grand sens de l’organisation, mais je ne l’ai jamais vu écrire une phrase. Il faut dire qu’il avait une pensée sommaire. En tant que colonel de la Wilaya V, il nous adressait périodiquement le relevé des actions de l’ALN dans sa wilaya. Les bilans des pertes françaises étaient tellement gonflés qu’un jour Mahieddine Moussaoui ne put résister à la tentation de lui faire remarquer qu’« avec de tels bilans, il y a longtemps qu’on aurait dû vaincre la France ». Et Boussouf de répondre : « Ecris ce qu’on te dit. Tu ne crois pas le Nidam ou quoi ? De toute façon vous, les gens de plume (antoum shab lqlam), vous êtes incapables de tenir un fusil ».

    Concernant le côté sombre, courent encore quelques anecdotes très informatives sur les prédispositions du personnage. Selon Mohamed Harbi[4], Boussouf lisait peu mais « bien » : « En septembre 1959, Boussouf m’offre un livre Le viol des foules par la propagande politique de Serge Tchakhotine… censuré par le ministère français des Affaires étrangères en 1939… interdit de publication et de vente… ce qui prouve s’il en est besoin de sa valeur… pratique !»

    Des qualités, ses anciens collaborateurs lui en trouveront une multitude et des meilleures[5]. En vérité Abdelhafid Boussouf est Docteur Jekyll et Mister Hyde. L’esprit de cloisonnement que lui reconnaissent tous ses anciens collaborateurs est précisément le contre argument, qu’on peut opposer à ceux qui le décrivent sous les traits uniques de l’homme honnête et vertueux. Un de ses collaborateurs qui ne connaît de son ancien responsable que les airs et les allures distinguées du ministre-gentleman en complet veston et en manteau chic, me fera un jour naïvement remarquer, et je pense de bonne foi :

    – Je ne pense pas que Boussouf ait quelque chose à voir dans l’assassinat d’Abane ; je ne l’en crois pas capable.

    Et l’intelligence ? Confondant la ruse et l’intelligence, beaucoup de ses anciens compagnons créditent encore aujourd’hui l’ancien chef du MALG d’une pensée pénétrante. Un ancien MALGache proche de Boussouf, me rapportera cette anecdote typique de la roublardise machiavélique du chef de la Wilaya V, et de ses manies interlopes[6] :

    – Boussouf me remit un jour une enveloppe fermée, en me demandant de la garder jalousement et de n’en parler à personne. Une semaine plus tard, il me réclama la lettre qu’il me remettra le lendemain en me réitérant la consigne du secret. Il me reprendra encore plusieurs fois la lettre, en me la remettant toujours avec la même consigne.Au bout de la quatrième fois, Boussouf ouvre la lettre devant moi et m’accuse d’avoir violé la consigne. Voyant mon embarras et la peur qui se lisait sur mon visage, il me rassura en me disant que c’était une mise à l’épreuve.

    Autre trait de caractère de Boussouf, la manière de choisir ses hommes de main dont il exige une obéissance aveugle. Critère : la servilité et la docilité, me racontera un ancien du MALG qui a souhaité garder l’anonymat. Test simple et efficace pour la présélection : devant son interlocuteur, le chef du MALG fait tinter dans ses mains des clefs de voitures avant de les laisser tomber négligemment. Si son interlocuteur se baisse prestement pour les ramasser, le test est concluant. Avis favorable.

    « Les hommes de l’ombre » qui se livrent aujourd’hui, semblent n’avoir rien vu de tout cela. Ils racontent, de bonne foi, le roman idyllique d’un Boussouf grand commis de l’Etat et stratège soucieux de la victoire de la Révolution. Mais, cloisonnement oblige, ils n’en connaissent que la facette Jekyll. Boussouf ne cessera d’être Mister Hyde qu’après avoir complètement endossé son costume de ministre. Instruit à son école, Houari Boumediene prendra la relève et donnera alors sa pleine mesure dans le rôle vertueux du Docteur Jekyll mais aussi dans celui, moins glorieux de Mister Hyde.

    Cependant, en évoquant la double facette de la personnalité de Boussouf et de quelques hommes de son premier cercle, et les dérives de son système, il ne s’agit en aucune façon de jeter le discrédit sur l’un des ministères les plus glorieux de la Révolution. Car, le Ministère de l’armement et des liaisons générales (MALG), fut assurément, dans ses missions originelles et officielles, l’un des fers de lance de la lutte de libération nationale. On ne peut nier en effet les avancées considérables de la Révolution en matière de communication, de liaisons, de renseignement et surtout d’armement qui sont à mettre au crédit du MALG, mais aussi de Boussouf et de ses « hommes de l’ombre ». Ces derniers, dans leur immense majorité, engagés avec conviction au service du pays et de la Révolution, avaient donné le meilleur d’eux-mêmes et servi avec cœur et conscience.

    Revenons au système mis en place par Abdelhafid Boussouf en Wilaya V et au Maroc occidental. Et d’abord une anecdote racontée par Mansour Boudaoud[7], très édifiante sur la paranoïa généralisée régnant dans le système Boussouf, et surl’atmosphère délétère qui pèse sur les hommes, y compris dans les milieux dirigeants.

    Invité à une soirée entre amis, tous responsables de haut rang au Maroc, Mansour Boudaoud raconte que malgré l’ambiance bon enfant, les convives ne mangeaient que d’une main, l’autre étant sous la table ou déjà crispée sur la crosse du revolver.

    L’atmosphère se tend au moment où, voulant leur faire une surprise, leur hôte les invite après le dessert, à descendre à la cave pour leur « montrer quelque chose ». Les sens en alerte, chacun pense sa dernière heure arrivée. Plus par méfiance que par politesse, les « après toi » se croisent dans tous les sens, chacun souhaitant n’avoir personne dans son dos.

    Arrivés dans une cave plongée dans l’obscurité, leur hôte entretient le suspense pendant que chacun, la peur au ventre, et le doigt sur la gâchette, attend la lumière qui finit, après quelques longues et pénibles secondes, par jaillir. Les convives découvrent alors, tapis au coin d’une grande pièce sale et humide, terrorisés et serrés les uns contre les autres, trois petits singes que leur hôte venait d’acquérir.

    Soulagés, ils ne peuvent s’empêcher de penser à l’allégorie soufie des trois singes : le premier ayant les deux mains plaquées sur les yeux, le second sur les oreilles, le troisième sur la bouche. Ne rien dire, ne rien voir, ne rien entendre. Telle était sans doute le message à méditer et la règle d’or qui prévalait alors dans le système Boussouf, pour quelqu’un qui veut rester en vie et tirer son épingle du jeu.
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

  • #2
    Plus graves, les pratiques de terreur qui me seront décrites plus en détails en juillet 2012 par un autre séide de Boussouf. Cet ancien MALGache luxueusement installé dans la vie, après avoir appartenu au secteur interlope du MALG, se targue d’avoir « rencontré Abane à Tétouan 48 heures avant son assassinat » (sic). Il me racontera, fier de lui, par le menu détail, toutes les techniques de terreur exercées sur les membres de la communauté algérienne au Maroc : « intimidations, chantages, enlèvements, disparitions… », selon ses propres termes.

    Avec un autre fidèle de Boussouf, agent opérationnel du MALG, j’évoquai un jour le cas de ce militant, Allaoua Amira, qui fut « défenestré » par les séides de Boussouf du 5e étage d’un immeuble cairote.

    – C’était un suicide, me répliqua mon interlocuteur ; nous avions d’autres moyens plus discrets et aussi efficaces pour traiter nos cibles.

    Ce qui acheva de me glacer les sangs.

    Dahlab et Abane ont vu, en quelques jours passés au Maroc, des abus en tout genre. N’étant pas homme à se taire, même devant l’indicible, Abane parle et, comme à son habitude, sans périphrases, ni aucune précaution de langage. Trop c’est trop, et il le dit brut et net.

    Passe que Boussouf impose à ses hommes une discipline de fer, mette en place et généralise un système draconien de surveillance policière ; la révolution, par définition, ne fait pas dans la dentelle. Le dispositif très dense d’équipes et d’agents à l’affût des faits et gestes de l’ennemi,est certes nécessaire dans ce pays non encore complètement décolonisé qu’est le Maroc. Mais, que ce système dérive vers les procédés staliniens et soit dirigé contre ceux qu’il est censé protéger, voilà qui est intolérable aux yeux d’Abane.

    Bien des Algériens vivant à l’époque au Maroc garderont l’arrière-goût amer de ces pratiques et de la dérive barbouzière du système Boussouf. Civils, militants, combattants et même dirigeants, tous se souviennent avoir été étroitement surveillés, fichés. Tous rapporteront qu’il régnait au Maroc et sur la frontière algéro-marocaine une méfiance telle que, même entre amis de longue date, elle confinait à la paranoïa généralisée.

    Les cadres sont particulièrement surveillés. A la moindre contestation ou résistance, c’est l’emprisonnement, voire la torture. L’œil et l’oreille de la délation encouragée ou suscitée par la menace, sont partout. Le chantage avec rapport préfabriqué pend aux nez de ceux qui font preuve de la moindre velléité de résistance, notamment pour accomplir une mission de basse besogne.

    Le système, bâti sur le dressage et la soumission totale au chef, est impitoyable au moindre écart, au moindre doute même. La sanction, c’est l’emprisonnement, la torture, ou même la mise à mort à la mode mafieuse, avec néantisation de corps.

    Ceux qui collaborent au système, et font preuve de zèle pour plaire au chef, sont récompensés. Ils sont admis dans le réseau clientéliste ou mieux, introduits dans les cercles de la grande vie, où la corruption bat son plein.

    Ce système redoutable était certes, par vocation, dirigé contre l’ennemi. Mais, il avait dérivé inexorablement vers la pratique totalitaire en pénétrant l’ensemble des rouages de la Révolution, y compris les activités et la vie des membres du CCE, puis, par la suite, celles des membres du GPRA, au Maroc et en Tunisie bien sûr, mais aussi dans les pays européens, y compris en Suisse[8].

    Abane, qui sera l’un des premiers dirigeants à en faire les frais, découvre donc, avant qu’elles ne lui soient appliquées, ces méthodes et cette atmosphère de terreur où tout le monde espionne tout le monde, où tout le monde redoute tout le monde.

    Il découvre également ce système impitoyable où des jeunes gens passent des journées entières, des semaines durant, enfermés dans des caves à l’écoute de tout ce qui se dit, avec interdiction, sous peine de mort, de déroger à la règle.

    Le chef FLN découvre ces hommes formatés à l’obéissance et au dévouement aveugles à leurs chefs, quelle que soit la cause à défendre, par la discipline de fer, la peur ou la menace. En entretenant, au besoin autour d’eux, une insécurité et une précarité permanentes, bases de la stabilité et de la pérennité du pouvoir, au bénéfice du chef, auquel ils doivent témoigner une constante allégeance.

    Abane se rend ainsi compte que, chez Boussouf, le moteur des hommes et des combattants, ce n’est plus, depuis longtemps, la conscience politique, ce n’est peut-être plus tout à fait le patriotisme, c’est le conditionnement et le dressage, la peur et quelquefois même le chantage.

    Abdelmadjid Houma[9] raconte l’enfer qu’il a vécu dans une base ALN du Maroc. Jeune militant de la Fédération de France, Houma est expédié à Khemissat, une ville située à quelques dizaines de kilomètres de Rabat. Il y découvre, « le camp de la mort lente », installé dans une ancienne ferme coloniale devenue base de l’armée de libération marocaine qui la cèdera au FLN-ALN.

    Il parle de ce qu’il a vu et vécu : « …De l’ignominie, de la monstruosité qui dépasse de très loin les camps nazis… La situation générale était inimaginable, indescriptible, moyenâgeuse, abominable avec la faim, la misère, l’arbitraire, l’injustice, les poux… (Nous étions) parqués à même le sol en groupe dans des hangars à bétail, ouverts de chaque côté et (avec) des fosses déjà prêtes au sein de la ferme… »

    – La soumission aveugle était une question de vie ou de mort, et le risque planait sans cesse», me précisera Si Abdelmadjid Houma au cours d’un entretien. Sans le transfert de la base de Khemissat à Kebdani, 80% des djounouds volontaires pour le combat libérateur se seraient rendus à la France… et retourneraient leurs armes contre les Algériens.

    Pour beaucoup de cadres FLN-ALN au Maroc, la coupe est pleine et Abane, ce chef qui paraît être au dessus de leur chef, tombe à pic. Ils veulent dire leur raz-le bol des « modalités de gestion seigneuriale » en Wilaya V sous la férule de Boussouf. Un jeune cadre de l’ALN n’hésite pas à dénoncer, dans un rapport dactylographié de 4 pages qu’il remet au chef FLN, les abus constatés dans la gestion de la Wilaya V. Ce manquement à la procédure hiérarchique aurait valu à son auteur six mois de cachot[10].

    En responsable qui s’assume, Abane fait à Boussouf, et devant ses subordonnés, le procès de son système et de ses pratiques, à commencer par cette manie de commander ses troupes à distanceet de s’installer hors et loin du champ de bataille, loin de ses hommes, livrés au découragement comme il l’avait constaté en traversant l’Oranie. Il le tance également sur les manières très spéciales dont il traite les combattants des autres wilayas, notamment ceux de la IV, dont il se méfie de manière quasi obsessionnelle. Car, « wilayiste » précoce, Boussouf avait pris l’habitude d’empiéter sur la Wilaya IV dont il contrôle, et parfois détourne, les quotas d’armes acheminées par l’ouest.

    Sur la question des armes particulièrement sensible à ses yeux, Abane informe les responsables de la Wilaya IV qu’ « à l’avenir le colonel commandant la wilaya d’Oran sera chargé et responsable de l’acheminement de votre contingent jusqu’à Ténès[11].

    Incompréhensible est également pour Abane, cette tendance de Boussouf à accumuler des fonds (un milliard de francs), alors que d’autres wilayas comme la IV et la III, enclavées, donc plus engagées face à l’ennemi et durement soumises au rouleau compresseur de l’armée française, en manquent cruellement.

    Dans l’esprit d’un Abane obsédé par l’union et la cohésion des forces nationales, il est inadmissible que chacun joue sa propre partition. Imbu du sens de l’Etat et plutôt Jacobin, il ne peut se résoudre à accepter qu’une wilaya, qui, de surcroît a tout l’air d’une féodalité, puisse prospérer comme un kyste tentaculaire au détriment de l’Etat algérien naissant. Boussouf, haut responsable de la Révolution, ne se rend-il pas compte que l’écrasement d’une wilaya, entraînera inéluctablement celui des autres, l’une après l’autre ? Il dit tout cela à Boussouf avec des mots directs, sans fioritures, et dans le style peu diplomatique qui est le sien.

    Autre anomalie qui ne trouve ni justification ni grâce aux yeux d’Abane qui est, ne l’oublions pas, obsessionnellement soucieux de justice et d’équité : la promotion fulgurante du jeune Houari Boumediene, originaire comme Boussouf de l’est, au grade de commandant, devant un Lotfi, qui peut se prévaloir d’états de services plus étoffés mais qui est, lui, natif de Tlemcen. Pour le dirigeant FLN, les méthodes de cooptation sur la base d’affinités régionales, sont inadmissibles. Abane exige la rétrogradation de Boumediene. Ce dernier encaisse le coup mais ne l’oubliera pas de sitôt.

    C’était plus qu’il n’en fallait pour déplaire à Boussouf et à ses proches. Abane vient de se faire une cohorte d’ennemis mortels. Tout numéro 1 qu’il est, Abane vient de dépasser la limite. Il a franchi cette ligne rouge qu’aucun autre dirigeant politique algérien n’osera plus jamais transgresser, jusqu’à Mohamed Boudiaf[12] en 1992.

    Boussouf est offusqué, blessé. Comment ose-t-on le traiter de la sorte et de surcroît devant ses subordonnés ? Le colonel de la Wilaya V qui n’avait approuvé que du bout des lèvres les décisions de la Soummam, voit ses appréhensions se confirmer devant ce chef, qui vient mettre le nez dans ses affaires sous prétexte que le politique doit contrôler le militaire. Pis, il est même question de soumettre l’extérieur à l’intérieur, ce qui le mettrait, lui, carrément du mauvais côté de la barrière, d’autant que sa wilaya ne s’est pas particulièrement distinguée sur le plan militaire contrairement aux autres, qui sont incontestablement plus combattives.

    Comment ose-t-on lui faire ça à lui, Boussouf, le chef incontesté, régnant d’une main de fer, en maître absolu sur l’Oranie et le Maroc ? Et voilà qu’Abane, qui ne peut aligner le moindre faïlek (bataillon), la moindre katiba (compagnie), ni même une modeste firqa (section), le toise et le traite comme un subordonné, du haut du pouvoir suprême de la Révolution. Il y a une part de folie chez cet homme qui se drape de la légitimité politique, armé de son seul verbe haut et direct.
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

    Commentaire


    • #3
      Ben Bella n’aurait-il donc pas raison, lui qui l’avait mis en garde contre cet homme qui veut tout contrôler, tout régenter ? N’aurait-il pas dû l’écouter et se ranger, dès le départ, de son côté pour « encercler » le CCE, lui à l’ouest et Mahsas à l’est ? Boussouf, qui n’a jamais coupé les ponts avec Ben Bella, est désormais tout disposé à prêter une oreille attentive aux désirs et aux conseils du prisonnier de la Santé. Mieux encore, il est décidé à devenir comme l’était Ben Bella, le partenaire privilégié des Moukhabarat égyptiens.

      Boussouf encaisse, car il ne se sent pas encore de taille à affronter « cet homme qui était à lui tout seul une véritable institution au sein de la Révolution »[13]. Jouant le jeu, il propose à Abane d’inspecter les installations radio de sa wilaya qu’il exhibe avec fierté.

      « L’exercice, écrit Khalfa Mameri, ne fera que creuser le fossé entre les deux hommes, en touchant à l’amour-propre de celui qui n’est dans cette situation que le subordonné de l’autre. Tout en Abane trahit « le caractère de chef » que lui reconnaissent ses compagnons. Il n’a pas besoin de le montrer. Les jeunes radios FLN s’en rendent bien compte. En voyant leur chef accompagné de ce personnage inconnu qui vient leur rendre visite, ils n’ont nulle peine à deviner qui est, en fait, le vrai patron ». Reclus dans leur claustration, « ils laissent facilement apparaître leur détresse et leurs besoins ». « Cette scène, nous dira un témoin, a eu un effet corrosif sur l’amour-propre de Boussouf, qui, jusqu’alors, paraissait superbe et intouchable dans son autorité, si ce n’est dans son autoritarisme. »[14]

      Abane, qui découvre et dénonce donc sans la moindre précaution de langage, un système où règne la force à l’état brut, attire sur sa personne des inimitiés et une haine dont on peut dire qu’elles se sont déjà cristallisées à dose létale.

      Après une entrevue avec le Roi Mohamed V, Abane et Dahlab quittent le Maroc le 30 mai 1957. Ils emportent avec eux trois convictions. La première : la victoire est certaine. C’est le message qu’ils adressent aux militants, aux combattants et au peuple algérien[15]. Ils en sont convaincus et se sentent le devoir de le clamer pour remonter le moral du peuple et des troupes après la tragique épreuve de la Bataille d’Alger. Ils assènent avec une puissante conviction que « le maintien du statu quo colonial… ne sera plus qu’un mauvais souvenir qui fera place à un Etat algérien libre avec son parlement et son drapeau national » car « la révolution algérienne qui a cimenté l’union nationale pour l’indépendance… poursuit sans faiblesse son essor vers la victoire certaine ».

      La deuxième conviction d’Abane est qu’il faut se faire à l’idée d’une guerre longue et que« jusqu’à la dernière minute, il faut développer le potentiel de la lutte armée partout et sous toutes ses formes, porter des coups à l’ennemi colonialiste partout où il est vulnérable ».

      La troisième conviction est que l’organisation mise en place par Boussouf, celle qu’il découvre, abasourdi, au Maroc, n’augure rien de bon pour l’avenir du pays[16]. Le danger lui semble d’autant plus réel et imminent que le système Boussouf semble déjà orienté pour contrôler la société, alors que sa vocation première est de tenir tête à l’ennemi[17].

      Quelques semaines plus tard, il fera à Ferhat Abbas, un diagnostic des plus sombres. Parlant des chefs militaires et tout particulièrement de Boussouf, Abane qui avait décelé chez eux, une « tendance à l’exercice du pouvoir absolu », confiera ses appréhensions au futur président du GPRA, au cours de l’été 1957:

      – Ce sont de futurs potentats orientaux. Ils s’imaginent avoir droit de vie et de mort sur les populations qu’ils commandent. Ils constituent un danger pour l’avenir du pays. Ils mènent une politique personnelle contraire à l’unité de la nation. C’est ainsi qu’à mon passage au Maroc, j’ai appris que la Wilaya V disposait de plus d’un milliard de francs, alors que dans la IV et la III nous n’avons pas le moindre sou. Et quand j’en ai fait le reproche à Boussouf, il s’est rebiffé. Il ne comprend pas que cet argent est à l’Algérie et non à sa seule wilaya. L’autorité qu’ils ont exercée ou qu’ils exercent rend ces colonels arrogants et méprisants. Par leur attitude, ils sont la négation de la liberté et de la démocratie que nous voulons instaurer dans une Algérie indépendante. L’Algérie n’est pas l’Orient où les potentats exercent un pouvoir sans partage. Nous sauverons nos libertés contre vents et marées. Même si nous devons y laisser notre peau[18].

      Étonnement, un jeune colonel ayant servi sous les ordres de Boussouf et de Boumediene, se confiera également au Président du GPRA dans le même registre : même diagnostic prémonitoire sur la dérive autoritaire de ses pairs. Le Colonel Lotfi chef de la wilaya V :

      – Notre pays va échouer entre les mains des colonels, autant dire des analphabètes. J’ai observé chez eux une tendance aux méthodes fascistes. Ils rêvent tous d’être des « sultans » au pouvoir absolu. Derrière leurs querelles, j’aperçois un grave danger pour l’Algérie indépendante. Ils n’ont aucune notion de la démocratie, de la liberté, de l’égalité entre les citoyens. Ils conserveront du commandement qu’ils exercent le goût du pouvoir et de l’autoritarisme. Que deviendra l’Algérie entre leurs mains ? …Notre peuple est menacé… J’aime mieux mourir dans un maquis que de vivre avec ces loups.[19]

      « Abane quitte le Maroc en se faisant un tableau sombre de la situation », écrit son biographe. « Il est sincèrement convaincu que le mal est profond et qu’il a atteint des proportions dangereuses. Aussi bien pour l’immédiat que pour le lointain. Il sent monter le féodalisme et l’autoritarisme qu’il considère comme néfastes pour la Révolution et l’Algérie de demain. »

      Pour Khalfa Mameri, le dirigeant FLN est résolu à sauver « la partie saine de la Révolution, le peuple et le combattant du djebel resté lui aussi pur et dur… C’est en eux qu’il se reconnaît, et non en ces chefs qui mènent une vie de palace à l’extérieur, et qui ne font que forger des outils pour assouvir leur puissance et leurs intérêts personnels », conclut son biographe.

      En s’envolant vers Tunis, ce 30 mai 1957, Abane prend la ferme résolution de tout mettre sur la table devant le Conseil national de la révolution dont la réunion est prévue pour le mois d’août 1957.

      Les quatre dirigeants du CCE se retrouvent Tunis. Abane est à mille lieues de s’imaginer qu’un nouveau chapitre de sa vie, celui de la descente aux enfers, vient de s’ouvrir. Cependant, ce qu’il voit dès les premiers jours de son séjour tunisois, suffit à altérer son humeur et lui faire entrevoir l’avenir en sombre…

      *Vente dédicace : pour ceux qui l’ont raté au Sila, le professeur Bélaïd ABANE organise une séance de rattrapage à la librairie Omar Cheikh de Tizi-Ouzou. Il signera son dernier livre : « Nuages sur la Révolution, ABANE au cœur de la tempête » dimanche 8 Novembre à partir de 14 heures.



      [1] Mansour Boudaoud était responsable de l’armement ouest et était à ce titre très proche de Boussouf qu’il a continué à voir en Europe même après l’indépendance.

      [2] Voir du même auteur, Ben Bella, Kafi…op. cit.

      [3] Rencontre avec l’auteur le 8 10 13 à Paris. Ali Haroun était en 1957 au Maroc. Il collaborait avec Mahieddine Moussaoui et Hocine Bouzaher au journal Résistance algérienne du Maroc.

      [4] Une vie debout, La Découverte, 2002.

      [5] Lire à ce propos les livres pro domo de ses anciens collaborateurs : Abderrahmane Berrouane (aux origines du MALG, Barzakh, 2015), Mohamed Lemkami (Les hommes de l’ombre, Editions Anep, 2004)…

      [6] Echange avec Ali Chérif Derouaïrencontré au cours de l’été 2008.

      [7] Témoignage à l’auteur en public au Carré des martyrs d’El Alia, Alger, en 1989.

      [8] Nils Anderson qui a édité dans le sillage de Lindon et de Maspero, des livres favorables à la cause algérienne, me racontera un jour qu’à Lausanne où il avait sa Maison d’édition (Editions La cité), on venait fréquemment le mettre en garde contre tel ou tel autre militant du FLN en lui disant : « Fais gaffe, c’est un agent de Boussouf ». C’est dire à quel point le système Boussouf était redouté même en Europe et ce en pleine guerre de libération, alors qu’il était censé agir contre l’ennemi.

      [9] Si Abdelmadjid Houma m’a adressé un témoignage écrit de 20 pages. « Il faut rapporter la vérité dans vos livres », me supplia-t-il.

      [10] Rapporté par Khalfa Mameri, Abane Ramdane, héros…op. cit.

      [11] Lettre d’Abane Ramdane datée du 29 mai 1957, la veille de son départ pour Tunis, à Si Salah Zammoum. Document personnel. Voir en annexes.

      [12] Mohamed Boudiaf est appelé au pouvoir en janvier 1992, par les « généraux janvièristes », après la victoire du Front islamique du salut (FIS) de décembre 1991. Il décide, au bout de quelques mois à la tête du Haut Comité d’Etat (HCE), de créer un parti politique et d’organiser des élections présidentielles pour se porter candidat. En somme de rétablir la primauté du politique sur le militaire. Il est assassiné dans des conditions mystérieuses par un officier de sécurité chargé de sa protection. Après son élection en 1999, le président Bouteflika déclarera de manière sibylline qu’on lui avait tracé une ligne rouge à ne pas franchir.

      [13] Khalfa Mameri, op. cit.

      [14] Idem.

      [15] Abane Ramdane, Directives, 24 avril 1957. Rendues publiques à Tunis, ces Directives ont été en fait rédigées durant la traversée de l’ouest algérien qui a duré plus de deux mois de marche.

      [16] Abane confiera quelques jours après son arrivée à Tunis, à un Ben Tobbal incrédule qui s’empressera d’aller le répéter à Boussouf, que ce denier était « en train de mettre en place un système qui va menacer nos libertés et nous opprimer dans l’Algérie future ».

      [17] Abane constate avec étonnement qu’au printemps 1957, « il n’y a au Maroc ni camp d’entraînement ni rien d’autre ». Voir document personnel en annexes.

      [18] Autopsie d’une guerre… op. cit.

      [19] Le Colonel Benali Boudghène alias Lotfi tombera les armes à la main le 29 mars 1960, au sud de Bechar. Le combat fut inégal entre son groupe et l’aviation française à terrain découvert.

      TSA
      The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

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      • #4
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