Timothée Boutry | 03 février 2018 | Le Parisien
La récente confrontation entre l’ex-ambassadeur de France en charge de la Syrie et l’ancien directeur adjoint du cimentier a mis en lumière leurs positions contradictoires.
Quel rôle le Quai d’Orsay a-t-il pu jouer dans le scandale Lafarge ? Plusieurs des six dirigeants du cimentier, mis en examen début décembre pour financement du terrorisme et mise en danger de la vie d’autrui, assurent que le ministère des Affaires étrangères les a encouragés à maintenir l’activité de leur usine de Jalabiya en Syrie, en dépit de la guerre civile. Une obstination qui s’était faite au prix de compromissions financières avec plusieurs organisations terroristes, Daech en tête.
Selon un rapport du cabinet d’audit PricewaterhouseCoopers (PwC), les versements suspects aux différents groupes armés se montent à 12,9 millions d’euros. Or, tous les diplomates entendus au cours de l’enquête contestent avoir incité Lafarge à rester en Syrie, bien au contraire. La confrontation organisée le 9 janvier entre Christian Herrault, l’ancien directeur général adjoint du cimentier, et Eric Chevallier, ambassadeur de France en charge de la Syrie entre 2009 et 2014, n’a fait que confirmer ce désaccord.
Lors de l’enquête préliminaire, Christian Herrault, à l’époque cadre, chargé de superviser pour le cimentier plusieurs pays dont la Syrie, avait été explicite : « Tous les six mois on allait voir le Quai d’Orsay, qui nous poussait à rester. »
Devant les magistrats qui organisent la confrontation – une juge financière et un juge anti-terroriste –, le polytechnicien est plus précis. « Au niveau du Quai d’Orsay, mon seul interlocuteur a été M. Chevallier. A l’été 2012, je suis allé le voir au Quai d’Orsay à Paris accompagné de Jean-Claude Veillard (NDLR : l’ancien directeur sûreté du groupe, lui aussi mis en examen), explique-t-il. Nous avons échangé sur la situation en Syrie et sur la position de notre usine qui se trouvait en territoire kurde et c’est en me raccompagnant à la sortie […] que M. Chevallier m’a dit : Vous devriez rester, les troubles ne vont pas durer. J’ai revu M. Chevallier au cours de l’hiver 2012-2013 […] et il comprenait parfaitement l’intérêt de maintenir l’usine pour le développement de la région. Il nous a toujours soutenus sans nous faire la moindre observation », poursuit Christian Herrault, qui évoque également une rencontre à l’été 2013 et une conversation téléphonique à l’hiver 2013-2014. « Il était au courant du racket », ajoute-t-il.
Des accusations démenties
Actuellement ambassadeur de France au Qatar, Eric Chevallier dément en bloc. « Je maintiens ce que j’ai dit aux enquêteurs. Je n’ai pas vu régulièrement les représentants de Lafarge au cours de la période 2012-2014 pour leur dire de rester en Syrie. » Le diplomate conteste également avoir eu connaissance du « racket » : « Je ne m’en souviens pas et c’est quand même une information qui m’aurait marqué. »
« Nous sommes en face d’une volte-face diplomatique méprisable, souligne Me Solange Doumic, avocate de Christian Herrault. L’Etat français a encouragé Lafarge à rester. Laurent Fabius voulait une diplomatie économique et l’usine de Jalabiya était très importante dans ce contexte. » Son client, aujourd’hui amer, accuse l’ambassadeur de mensonge : « Pourquoi ment-il ? La seule explication c’est peut-être qu’il veut se protéger. Je suis un perdant, c’est ce que je ressens. Quand on est un perdant, plus personne ne vous connaît », balance l’ancien DG adjoint.
Sa position est néanmoins fragilisée par les déclarations de Jean-Claude Veillard. « L’ambassadeur s’est exprimé en admettant le bienfait économique et humain découlant de la présence de l’usine dans la région. Mais en aucun cas il n’a incité au maintien », a expliqué l’ancien directeur sûreté lors de sa garde à vue. « Les déclarations de Monsieur Veillard sont sujettes à caution », note Me Doumic (lire ci-dessous).
La mise en garde du nouvel ambassadeur
Lui aussi interrogé, Franck Gellet, le successeur d’Eric Chevallier au poste d’ambassadeur pour la Syrie, ne dit pas autre chose. Questionné pour savoir si lui ou une quelconque autorité avait « demandé au groupe Lafarge de rester en Syrie coûte que coûte », il a été très clair : « Non, en aucune manière. »
Le diplomate se souvient, en revanche, d’une rencontre avec Christian Herrault et Jean-Claude Veillard à Paris en septembre 2014. Ce jour-là, les deux cadres lui auraient menti en affirmant spontanément ne pas avoir de relations avec les combattants kurdes ou ceux de Daech. « Je les ai mis en garde contre tout contact avec Daech au titre des régimes de sanctions », précise Franck Gellet.
L’ONG Sherpa, partie civile dans le dossier, a demandé l’audition de Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères de 2012 à 2016.
L’ombre des services secrets ?
Au-delà du ministère des Affaires étrangères, les enquêteurs s’interrogent plus spécifiquement sur l’intérêt que la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) aurait pu retirer du maintien de l’activité de l’usine de Jalabiya. La réponse d’Eric Chevallier, ambassadeur pour la Syrie de 2009 à 2014, est concise : « Aucun commentaire sur le sujet ». Celle de son successeur, Franck Gellet, est du même acabit : « Il faut lui (NDLR : à la DGSE) poser la question ».
Les enquêteurs insistent : « La direction de Lafarge Syrie ou le directeur sûreté du groupe vous donnaient-ils des renseignements stratégiques ou donnaient ces renseignements à la DGSE ? » demandent les enquêteurs. « Je répondrai pour moi seulement : non », réplique Eric Chevallier. « A moi, rien, non », assure Franck Gellet à qui la question est posée exactement dans les mêmes termes.
Le nom de Jean-Claude Veillard, l’ancien directeur sûreté du groupe, revient à plusieurs reprises dans la bouche des enquêteurs. Son passé d’ancien militaire des commandos de marine n’y est sans doute pas étranger. « Connaissiez-vous le passé militaire de Monsieur Veillard, ses états de service ? » interrogent les fonctionnaires des douanes judiciaires à Franck Gellet. « Non, je l’ai appris par la presse. » En garde à vue, Jean-Claude Veillard a déclaré qu’il avait des échanges réguliers avec plusieurs services de renseignement. « Ils étaient plutôt intéressés par mes informations », a-t-il expliqué en évoquant la DGSE.
La récente confrontation entre l’ex-ambassadeur de France en charge de la Syrie et l’ancien directeur adjoint du cimentier a mis en lumière leurs positions contradictoires.
Quel rôle le Quai d’Orsay a-t-il pu jouer dans le scandale Lafarge ? Plusieurs des six dirigeants du cimentier, mis en examen début décembre pour financement du terrorisme et mise en danger de la vie d’autrui, assurent que le ministère des Affaires étrangères les a encouragés à maintenir l’activité de leur usine de Jalabiya en Syrie, en dépit de la guerre civile. Une obstination qui s’était faite au prix de compromissions financières avec plusieurs organisations terroristes, Daech en tête.
Selon un rapport du cabinet d’audit PricewaterhouseCoopers (PwC), les versements suspects aux différents groupes armés se montent à 12,9 millions d’euros. Or, tous les diplomates entendus au cours de l’enquête contestent avoir incité Lafarge à rester en Syrie, bien au contraire. La confrontation organisée le 9 janvier entre Christian Herrault, l’ancien directeur général adjoint du cimentier, et Eric Chevallier, ambassadeur de France en charge de la Syrie entre 2009 et 2014, n’a fait que confirmer ce désaccord.
Lors de l’enquête préliminaire, Christian Herrault, à l’époque cadre, chargé de superviser pour le cimentier plusieurs pays dont la Syrie, avait été explicite : « Tous les six mois on allait voir le Quai d’Orsay, qui nous poussait à rester. »
Devant les magistrats qui organisent la confrontation – une juge financière et un juge anti-terroriste –, le polytechnicien est plus précis. « Au niveau du Quai d’Orsay, mon seul interlocuteur a été M. Chevallier. A l’été 2012, je suis allé le voir au Quai d’Orsay à Paris accompagné de Jean-Claude Veillard (NDLR : l’ancien directeur sûreté du groupe, lui aussi mis en examen), explique-t-il. Nous avons échangé sur la situation en Syrie et sur la position de notre usine qui se trouvait en territoire kurde et c’est en me raccompagnant à la sortie […] que M. Chevallier m’a dit : Vous devriez rester, les troubles ne vont pas durer. J’ai revu M. Chevallier au cours de l’hiver 2012-2013 […] et il comprenait parfaitement l’intérêt de maintenir l’usine pour le développement de la région. Il nous a toujours soutenus sans nous faire la moindre observation », poursuit Christian Herrault, qui évoque également une rencontre à l’été 2013 et une conversation téléphonique à l’hiver 2013-2014. « Il était au courant du racket », ajoute-t-il.
Des accusations démenties
Actuellement ambassadeur de France au Qatar, Eric Chevallier dément en bloc. « Je maintiens ce que j’ai dit aux enquêteurs. Je n’ai pas vu régulièrement les représentants de Lafarge au cours de la période 2012-2014 pour leur dire de rester en Syrie. » Le diplomate conteste également avoir eu connaissance du « racket » : « Je ne m’en souviens pas et c’est quand même une information qui m’aurait marqué. »
« Nous sommes en face d’une volte-face diplomatique méprisable, souligne Me Solange Doumic, avocate de Christian Herrault. L’Etat français a encouragé Lafarge à rester. Laurent Fabius voulait une diplomatie économique et l’usine de Jalabiya était très importante dans ce contexte. » Son client, aujourd’hui amer, accuse l’ambassadeur de mensonge : « Pourquoi ment-il ? La seule explication c’est peut-être qu’il veut se protéger. Je suis un perdant, c’est ce que je ressens. Quand on est un perdant, plus personne ne vous connaît », balance l’ancien DG adjoint.
Sa position est néanmoins fragilisée par les déclarations de Jean-Claude Veillard. « L’ambassadeur s’est exprimé en admettant le bienfait économique et humain découlant de la présence de l’usine dans la région. Mais en aucun cas il n’a incité au maintien », a expliqué l’ancien directeur sûreté lors de sa garde à vue. « Les déclarations de Monsieur Veillard sont sujettes à caution », note Me Doumic (lire ci-dessous).
La mise en garde du nouvel ambassadeur
Lui aussi interrogé, Franck Gellet, le successeur d’Eric Chevallier au poste d’ambassadeur pour la Syrie, ne dit pas autre chose. Questionné pour savoir si lui ou une quelconque autorité avait « demandé au groupe Lafarge de rester en Syrie coûte que coûte », il a été très clair : « Non, en aucune manière. »
Le diplomate se souvient, en revanche, d’une rencontre avec Christian Herrault et Jean-Claude Veillard à Paris en septembre 2014. Ce jour-là, les deux cadres lui auraient menti en affirmant spontanément ne pas avoir de relations avec les combattants kurdes ou ceux de Daech. « Je les ai mis en garde contre tout contact avec Daech au titre des régimes de sanctions », précise Franck Gellet.
L’ONG Sherpa, partie civile dans le dossier, a demandé l’audition de Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères de 2012 à 2016.
L’ombre des services secrets ?
Au-delà du ministère des Affaires étrangères, les enquêteurs s’interrogent plus spécifiquement sur l’intérêt que la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) aurait pu retirer du maintien de l’activité de l’usine de Jalabiya. La réponse d’Eric Chevallier, ambassadeur pour la Syrie de 2009 à 2014, est concise : « Aucun commentaire sur le sujet ». Celle de son successeur, Franck Gellet, est du même acabit : « Il faut lui (NDLR : à la DGSE) poser la question ».
Les enquêteurs insistent : « La direction de Lafarge Syrie ou le directeur sûreté du groupe vous donnaient-ils des renseignements stratégiques ou donnaient ces renseignements à la DGSE ? » demandent les enquêteurs. « Je répondrai pour moi seulement : non », réplique Eric Chevallier. « A moi, rien, non », assure Franck Gellet à qui la question est posée exactement dans les mêmes termes.
Le nom de Jean-Claude Veillard, l’ancien directeur sûreté du groupe, revient à plusieurs reprises dans la bouche des enquêteurs. Son passé d’ancien militaire des commandos de marine n’y est sans doute pas étranger. « Connaissiez-vous le passé militaire de Monsieur Veillard, ses états de service ? » interrogent les fonctionnaires des douanes judiciaires à Franck Gellet. « Non, je l’ai appris par la presse. » En garde à vue, Jean-Claude Veillard a déclaré qu’il avait des échanges réguliers avec plusieurs services de renseignement. « Ils étaient plutôt intéressés par mes informations », a-t-il expliqué en évoquant la DGSE.
Commentaire