La plus belle réussite de la civilisation occidentale est sans conteste d’avoir permis aux individus de décider librement de leur existence, tout en offrant une grande diversité de modes et de styles de vie.
Nous vous proposons de découvrir l’introduction du dernier livre du professeur Carlo Strenger, « Allons-nous renoncer à la liberté ? Une feuille de route pour affronter des temps incertains », publié le 15 février 2018, dans la Collection L’esprit d’ouverture, chez Belfond.
Une soirée dans l’un des nombreux multiplexes qui, ces dernières années, ont poussé comme des champignons peut rapidement nous donner à penser non seulement que la société occidentale est irrémédiablement perdue, mais aussi qu’elle ne mérite peut-être pas d’être sauvée.
Couloirs interminables, mannequins en plastique plus vrais que nature à l’effigie de stars du cinéma ou de héros imaginaires comme Batman ou Shrek, stands de snacks et de confiseries. Sans parler de l’odeur insistante du pop-corn, qui pousse des centaines de spectateurs à en acheter des sacs énormes, avant de se déverser dans les salles où, pendant une vingtaine de minutes avant le film, ils seront gavés de publicités et de bandes-annonces.
Tout ça pour quoi ? Le plus souvent, pour faire le constat, une fois le film terminé, que les millions dépensés en effets spéciaux ne visent qu’à masquer l’extrême médiocrité d’un scénario et ses nombreuses erreurs de logique. Comment ne pas conclure de pareilles expériences que la société de consommation occidentale court à sa perte ? Une perte qui, en toute franchise – dût-elle advenir par le biais d’une catastrophe écologique ou d’une série d’attaques terroristes –, n’attristerait nul être se prétendant un tant soit peu attaché à la culture et à ses valeurs.
Le même genre de pensée pourrait aussi nous effleurer l’esprit dans les centres commerciaux, ces autres temples de la consommation, ou en voyant ces milliers de jeunes qui n’hésitent pas à passer la nuit dans le froid – à croire qu’ils attendent le retour du Messie – pour être sûrs de se procurer le tout dernier modèle d’iPhone dès les premières heures de sa mise sur le marché.
Et, en effet, de Michel Houellebecq à David Foster Wallace en passant par John Gray, les intellectuels et les écrivains sont nombreux, non seulement à prédire l’effondrement de l’Occident, mais aussi à l’appeler quasiment de leurs vœux.[…]
La plus belle réussite de cette civilisation est sans conteste d’avoir permis aux individus de décider librement de leur existence, tout en offrant une grande diversité de modes et de styles de vie.
BONHEUR, PLAISIR ET CONSOMMATION
Mais en fait, la mentalité actuelle, qui privilégie le plaisir et la consommation, est l’aboutissement d’une période historique assez improbable. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le monde occidental a bénéficié de décennies de croissance économique et de progrès technologique, inédites dans l’histoire de l’humanité.
Pendant cette période qui s’est étendue sur trois générations, les individus ont considéré l’ordre libéral comme un acquis ; et le bonheur comme un droit qui, lorsqu’il leur était refusé, légitimait leurs revendications d’une vie meilleure, à l’adresse de leurs parents ou de la « société ».
Et quand cette vie meilleure était impossible, ils s’en remettaient à la pharmacologie et à la médecine afin qu’elles guérissent, ou tout du moins atténuent, les souffrances causées par une telle situation.
La mentalité de consommateur et le manque de responsabilité citoyenne se fondent sur un mythe dont la formulation dans ses termes les plus prégnants revient à Jean‑Jacques Rousseau : « L’homme est né libre et pourtant partout il est dans les fers. »
Selon cette conception romantique de la liberté, chaque être humain est doté d’un Soi pur et authentique, et il suffit de le déployer pour réaliser pleinement son potentiel. Pour Rousseau, l’homme, quand il n’est pas perverti par la société, peut devenir un sujet responsable, libre et moral.
Ce mythe du vrai Soi, qui sommeillerait ainsi en nous tous, est très fort dans la société occidentale depuis les années 1960 (y compris dans la psychologie populaire moderne, à travers de nouvelles formulations […].
Au mythe rousseauiste s’oppose une autre conception, déclinée depuis les philosophes grecs antiques de multiples façons : la liberté comme conquête arrachée après le labeur de toute une vie.
La discipline consistant à comprendre et reconnaître sa véritable nature, à discerner parmi nos désirs ceux qui sont nécessaires et ceux qui visent seulement à nous asservir, devrait être pratiquée au quotidien et ne serait accessible qu’à un petit nombre, ayant le goût, et de surcroît la volonté, d’entreprendre un tel travail.
Cette conception se retrouve à la Renaissance chez Montaigne, exposée dans ses célèbres Essais, ainsi que chez Spinoza, dans le développement de sa pensée philosophique. Mais c’est à Sigmund Freud que l’on doit la formulation de la conception classique de la liberté dans la langue des sciences modernes, avec l’essor de la pratique thérapeutique de la psychanalyse.
Les thèses freudiennes sont certes rejetées par les neurosciences cognitivistes modernes, mais pas leur postulat de base, à savoir que la liberté et le bonheur ne sont nullement des droits de naissance.
Dans le meilleur des cas, la véritable liberté est une conquête, fruit d’un dur labeur, thèse que je défends ici à mon tour. Selon cette conception, la liberté personnelle et politique produit des créations culturelles extrêmement complexes imposant des exigences élevées aux membres des sociétés libres.
Devenir adulte, dans sa dynamique, implique pour chacun de nous d’assumer de plus en plus de responsabilités, alors qu’il nous est de moins en moins, voire jamais, expliqué comment s’y prendre pour jouir d’une plus grande liberté. Nous choisissons nos obligations, ainsi que notre niveau d’engagement, et ce, dans toutes les sphères de notre vie : personnelle, sociale, professionnelle, publique.
LIBERTÉ POSITIVE, LIBERTÉ NÉGATIVE
Il s’agit là de l’une des réussites majeures de la société libérale. Dans sa célèbre conférence « Deux conceptions de la liberté », Isaiah Berlin, peut-être le plus important des penseurs libéraux du XXe siècle, qualifie cette dernière de « liberté négative » – à savoir une liberté dans laquelle ni l’État ni la société ne nous restreignent dans nos désirs de faire ce que nous voulons.
Il définit comme libérale une société dans laquelle les restrictions imposées à la liberté négative ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour éviter de nuire aux autres et pour assurer le fonctionnement de la société.
Si l’on se réfère à la conception classique, la liberté négative à elle seule ne suffit pas ; pour être véritablement libres, les individus ont également besoin de ce qu’Isaiah Berlin nomme la « liberté positive ».
Alors que la liberté négative recouvre l’affranchissement des contraintes extérieures, la liberté positive correspond à la véritable autonomie de l’individu. Et celle-ci nécessite raison, savoir et discipline. La liberté négative n’exclut absolument pas que nous devenions esclaves de nos passions, de nos désirs, ou que nous soyons l’objet de manipulations extérieures.
En revanche, la liberté positive fait la part belle à l’intuition humaine : nous ne sommes véritablement libres que lorsque nous parvenons à emplir la liberté négative de contenus que nous avons consciemment choisis.
Raison pour laquelle nous considérons qu’il est de notre devoir d’élever nos enfants et de les empêcher ainsi de faire des actions susceptibles de leur nuire. C’est pourquoi aussi nous n’octroyons la majorité qu’à un âge où la véritable autonomie est possible.
Isaiah Berlin a souligné le danger majeur que représente le détournement par les régimes totalitaires du concept de liberté positive. Ainsi, l’histoire du communisme nous a montré qu’un régime peut être tout à fait convaincu que des classes sociales, par exemple la bourgeoisie, ne sont pas véritablement libres, qu’elles vivent dans la « fausse conscience ». Dès lors, il convient de les « rééduquer », ce à quoi s’emploie le parti omniscient.
Pour Isaiah Berlin, le concept de liberté positive présente une grande pertinence tant qu’il n’est pas détourné. Et les phénomènes de désintégration que connaît le monde libre (la mentalité de consommateur et sa superficialité, ou encore le refus par un nombre croissant de citoyens de se tenir informés de la vie politique) montrent que ce concept possède aujourd’hui une fonction politique importante.
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Nous vous proposons de découvrir l’introduction du dernier livre du professeur Carlo Strenger, « Allons-nous renoncer à la liberté ? Une feuille de route pour affronter des temps incertains », publié le 15 février 2018, dans la Collection L’esprit d’ouverture, chez Belfond.
Une soirée dans l’un des nombreux multiplexes qui, ces dernières années, ont poussé comme des champignons peut rapidement nous donner à penser non seulement que la société occidentale est irrémédiablement perdue, mais aussi qu’elle ne mérite peut-être pas d’être sauvée.
Couloirs interminables, mannequins en plastique plus vrais que nature à l’effigie de stars du cinéma ou de héros imaginaires comme Batman ou Shrek, stands de snacks et de confiseries. Sans parler de l’odeur insistante du pop-corn, qui pousse des centaines de spectateurs à en acheter des sacs énormes, avant de se déverser dans les salles où, pendant une vingtaine de minutes avant le film, ils seront gavés de publicités et de bandes-annonces.
Tout ça pour quoi ? Le plus souvent, pour faire le constat, une fois le film terminé, que les millions dépensés en effets spéciaux ne visent qu’à masquer l’extrême médiocrité d’un scénario et ses nombreuses erreurs de logique. Comment ne pas conclure de pareilles expériences que la société de consommation occidentale court à sa perte ? Une perte qui, en toute franchise – dût-elle advenir par le biais d’une catastrophe écologique ou d’une série d’attaques terroristes –, n’attristerait nul être se prétendant un tant soit peu attaché à la culture et à ses valeurs.
Le même genre de pensée pourrait aussi nous effleurer l’esprit dans les centres commerciaux, ces autres temples de la consommation, ou en voyant ces milliers de jeunes qui n’hésitent pas à passer la nuit dans le froid – à croire qu’ils attendent le retour du Messie – pour être sûrs de se procurer le tout dernier modèle d’iPhone dès les premières heures de sa mise sur le marché.
Et, en effet, de Michel Houellebecq à David Foster Wallace en passant par John Gray, les intellectuels et les écrivains sont nombreux, non seulement à prédire l’effondrement de l’Occident, mais aussi à l’appeler quasiment de leurs vœux.[…]
La plus belle réussite de cette civilisation est sans conteste d’avoir permis aux individus de décider librement de leur existence, tout en offrant une grande diversité de modes et de styles de vie.
BONHEUR, PLAISIR ET CONSOMMATION
Mais en fait, la mentalité actuelle, qui privilégie le plaisir et la consommation, est l’aboutissement d’une période historique assez improbable. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le monde occidental a bénéficié de décennies de croissance économique et de progrès technologique, inédites dans l’histoire de l’humanité.
Pendant cette période qui s’est étendue sur trois générations, les individus ont considéré l’ordre libéral comme un acquis ; et le bonheur comme un droit qui, lorsqu’il leur était refusé, légitimait leurs revendications d’une vie meilleure, à l’adresse de leurs parents ou de la « société ».
Et quand cette vie meilleure était impossible, ils s’en remettaient à la pharmacologie et à la médecine afin qu’elles guérissent, ou tout du moins atténuent, les souffrances causées par une telle situation.
La mentalité de consommateur et le manque de responsabilité citoyenne se fondent sur un mythe dont la formulation dans ses termes les plus prégnants revient à Jean‑Jacques Rousseau : « L’homme est né libre et pourtant partout il est dans les fers. »
Selon cette conception romantique de la liberté, chaque être humain est doté d’un Soi pur et authentique, et il suffit de le déployer pour réaliser pleinement son potentiel. Pour Rousseau, l’homme, quand il n’est pas perverti par la société, peut devenir un sujet responsable, libre et moral.
Ce mythe du vrai Soi, qui sommeillerait ainsi en nous tous, est très fort dans la société occidentale depuis les années 1960 (y compris dans la psychologie populaire moderne, à travers de nouvelles formulations […].
Au mythe rousseauiste s’oppose une autre conception, déclinée depuis les philosophes grecs antiques de multiples façons : la liberté comme conquête arrachée après le labeur de toute une vie.
La discipline consistant à comprendre et reconnaître sa véritable nature, à discerner parmi nos désirs ceux qui sont nécessaires et ceux qui visent seulement à nous asservir, devrait être pratiquée au quotidien et ne serait accessible qu’à un petit nombre, ayant le goût, et de surcroît la volonté, d’entreprendre un tel travail.
Cette conception se retrouve à la Renaissance chez Montaigne, exposée dans ses célèbres Essais, ainsi que chez Spinoza, dans le développement de sa pensée philosophique. Mais c’est à Sigmund Freud que l’on doit la formulation de la conception classique de la liberté dans la langue des sciences modernes, avec l’essor de la pratique thérapeutique de la psychanalyse.
Les thèses freudiennes sont certes rejetées par les neurosciences cognitivistes modernes, mais pas leur postulat de base, à savoir que la liberté et le bonheur ne sont nullement des droits de naissance.
Dans le meilleur des cas, la véritable liberté est une conquête, fruit d’un dur labeur, thèse que je défends ici à mon tour. Selon cette conception, la liberté personnelle et politique produit des créations culturelles extrêmement complexes imposant des exigences élevées aux membres des sociétés libres.
Devenir adulte, dans sa dynamique, implique pour chacun de nous d’assumer de plus en plus de responsabilités, alors qu’il nous est de moins en moins, voire jamais, expliqué comment s’y prendre pour jouir d’une plus grande liberté. Nous choisissons nos obligations, ainsi que notre niveau d’engagement, et ce, dans toutes les sphères de notre vie : personnelle, sociale, professionnelle, publique.
LIBERTÉ POSITIVE, LIBERTÉ NÉGATIVE
Il s’agit là de l’une des réussites majeures de la société libérale. Dans sa célèbre conférence « Deux conceptions de la liberté », Isaiah Berlin, peut-être le plus important des penseurs libéraux du XXe siècle, qualifie cette dernière de « liberté négative » – à savoir une liberté dans laquelle ni l’État ni la société ne nous restreignent dans nos désirs de faire ce que nous voulons.
Il définit comme libérale une société dans laquelle les restrictions imposées à la liberté négative ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour éviter de nuire aux autres et pour assurer le fonctionnement de la société.
Si l’on se réfère à la conception classique, la liberté négative à elle seule ne suffit pas ; pour être véritablement libres, les individus ont également besoin de ce qu’Isaiah Berlin nomme la « liberté positive ».
Alors que la liberté négative recouvre l’affranchissement des contraintes extérieures, la liberté positive correspond à la véritable autonomie de l’individu. Et celle-ci nécessite raison, savoir et discipline. La liberté négative n’exclut absolument pas que nous devenions esclaves de nos passions, de nos désirs, ou que nous soyons l’objet de manipulations extérieures.
En revanche, la liberté positive fait la part belle à l’intuition humaine : nous ne sommes véritablement libres que lorsque nous parvenons à emplir la liberté négative de contenus que nous avons consciemment choisis.
Raison pour laquelle nous considérons qu’il est de notre devoir d’élever nos enfants et de les empêcher ainsi de faire des actions susceptibles de leur nuire. C’est pourquoi aussi nous n’octroyons la majorité qu’à un âge où la véritable autonomie est possible.
Isaiah Berlin a souligné le danger majeur que représente le détournement par les régimes totalitaires du concept de liberté positive. Ainsi, l’histoire du communisme nous a montré qu’un régime peut être tout à fait convaincu que des classes sociales, par exemple la bourgeoisie, ne sont pas véritablement libres, qu’elles vivent dans la « fausse conscience ». Dès lors, il convient de les « rééduquer », ce à quoi s’emploie le parti omniscient.
Pour Isaiah Berlin, le concept de liberté positive présente une grande pertinence tant qu’il n’est pas détourné. Et les phénomènes de désintégration que connaît le monde libre (la mentalité de consommateur et sa superficialité, ou encore le refus par un nombre croissant de citoyens de se tenir informés de la vie politique) montrent que ce concept possède aujourd’hui une fonction politique importante.
P
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