L’indépendance de l’Algérie en juillet 1962 ne marque pas, en dépit de la radicalisation des violences sur les derniers mois, de l’incendie de la bibliothèque universitaire par l’OAS et de l’assassinat d’enseignants, principalement les six administrateurs des centres sociaux, de rupture dans les engagements de Français d’Algérie ou métropolitains dans la naissance et l’accompagnement de la construction de la jeune nation algérienne.
On peut donc, sans trop forcer l’histoire, caractériser la période qui va des années 60 aux années 80 comme celle d’une génération entendue au sens de Karl Mannheim (1) en tant que catégorie socio-historique – au-delà des effets d’âge – permettant de délimiter l’espace-temps des expériences et des références communes et de rendre compte d’engagements donnant sens aux modalités de rencontre entre des groupes sociaux particuliers et l’environnement historique qui les configure, exprimant ou révélant un « air du temps », un « esprit d’époque »…
Si l’on peut sans doute privilégier les événements historiques qu’ont constitué les luttes de libération nationale et préciser la césure des indépendances nationales comme le moment fondateur au sens de Mannheim de cet espace-temps générationnel, comme lieu nodal d’expression de l’ensemble des autres phénomènes ; il n’en reste pas moins cependant que la totalité d’une mouvance générationnelle n’a généralement pas toujours la même « respiration » idéologique selon le terme de F. Sirinelli, et qu’on peut distinguer dans cet espace -temps des sous-groupes ayant une relative autonomie.
Déconstruction de la notion de pied-rouge
Ainsi, dans le cas algérien, ces catégories sociales, sommées un peu rapidement sous le vocable de « pieds-rouges », sont-elles différenciées entre communistes, anciens porteurs de valise, trotskistes de différentes tendances, humanistes chrétiens, indépendantistes, tiers-mondistes ou simplement « amis, sympathisants d’un pays sorti d’une guerre atroce ».
De plus, si l’on peut admettre que l’événement idéologique – ici la décolonisation – est celui-là même qui définit cette génération intellectuelle, il reste à préciser ses dimensions dans le temps et à localiser les générations dans le tissu historique en en repérant les « générations courtes » par référence aux « générations longues » selon les termes de Marc Bloch.
À cet égard, certains engagements postindépendance dans le cas algérien n’apparaissent pas être nés comme par « magie » aux lendemains de l’indépendance, mais remontent à la guerre elle-même, voire au processus induits par la libération à la fin de la seconde guerre mondiale.
Lieux
La coopération, notion qui elle-même nécessite d’être déconstruite, à laquelle nous préférons la notion d’engagement. Les engagements donc, avec et pour l’Algérie, peuvent être ainsi catégorisés et référés à des lieux ou des institutions.
Le premier lieu dans lequel ils s’expriment est la politique. Je cite ici deux lieux en premier, l’Exécutif provisoire qui a été un espace, un moment d’engagement de personnalités comme Charles Koenig, Roger Roth, Jean Mannoni (médecin), pour les plus emblématiques, à côté d’administrateurs qui ont contribué à asseoir le démarrage de la coopération en Algérie.
En second, la Constituante à l’assemblée algérienne où ce sont seize députés européens sur 196 qui vont siéger en 1963. Je rappelle que les Européens d’Algérie avaient selon les accords d’Évian trois années pour opter pour la nationalité algérienne, mais ils conservaient leurs droits civiques et pouvaient donc être électeurs et éligibles. Il faut ajouter que dans l’administration, quatre préfets et sous-préfets ont exercé au lendemain de l’indépendance : Pierre Audouard à Collo, Roger Mas à Aïn Témouchent, Pierre Ripoll à Tiaret et Albert Victori qui, nommé à Batna, se désista très vite afin d’organiser l’administration et la rentrée scolaire et universitaire.
La magistrature
L’indépendance algérienne n’apparaît pas, en dépit de la représentation qu’on pourrait en avoir (2), comme une rupture dans la continuité de la présence de personnels juridiques français, magistrats et enseignants. En 1963, il y a 117 fonctionnaires dans la justice algérienne, 62 juges d’instruction et 42 procureurs, conseillers, vice-présidents de tribunaux, etc.
Les magistrats français jouent un grand rôle dans le démarrage de la justice algérienne. Ils sont à des postes de responsabilité (3), ils exercent en langue française, le protocole d’accord algéro-français précisant que cette langue de travail aura cours « aussi longtemps que des magistrats du statut civil de droit français participeront au fonctionnement des juridictions algériennes (4) ».
Le nombre d’avocats français exerçant en Algérie aux lendemains de l’indépendance reste lui aussi relativement important : 95 en 64 et 48 en 65.
L’organisation du barreau reste elle-même régie jusqu’en 1967 par des textes de 1954 (5).
Il n’y a d’ailleurs pas que la coopération qui est marquante dans la continuité du service public. Les Algériens qui exercent dans la magistrature ont pour la plupart d’entre eux déjà été partie prenante de la justice française en Algérie. Lapassat note que 58 % d’entre eux ont participé à la vie judiciaire de droit commun, 25 % ont eu une activité dans les juridictions de droit local, 5,4 % viennent du Maroc et 4,4 % de l’administration centrale, enfin 7,5 % viennent du Moyen-Orient (6).
1962-1967, l’immédiat après-indépendance
Ce sont quelques douze mille enseignants français (7) qui vont faire les rentrées scolaires et universitaires de l’indépendance. Les instituteurs sont les plus nombreux (plus de 8000) ; ils ouvrent les écoles, dans le bled ou les villes, pour beaucoup là où ils étaient déjà en poste avant l’indépendance. À côté d’instituteurs diplômés algériens peu nombreux, la plus grande partie de l’encadrement était constituée de moniteurs recrutés à titre précaire et révocable, âgés d’au moins 16 ans, sans obligation d’avoir le certificat d’études primaires et d’instructeurs de niveau BEPC. Si l’on n’inclut pas ces catégories proprement nationales, fraîchement recrutées sur le tas, dans l’ensemble des enseignants du primaire, la part des instituteurs français était plus que majoritaire dans les cycles primaire (plus de 60 %) et du secondaire (plus de 70 %). Dans le même temps, elle représentait la quasi-majorité dans le supérieur, soit plus de 97 %. Les institutions d’enseignement, plus que d’autres, continuaient à fonctionner avec un encadrement largement français.
Cette participation au démarrage et à la reconstruction du système d’enseignement de la jeune nation algérienne était souvent portée par des engagements politiques et syndicaux affirmés qui s’inscrivaient dans la continuité des luttes anticoloniales.
L’Apifa, association/ syndicat pour l’enseignement élémentaire, retrouva quasiment avec Louis Rigaud et Charles Koenig le même encadrement que celui des sections algériennes du Sni. L’Aspes pour le secondaire et l’Apses pour le supérieur (le « A » signifiant association dans les trois cas) virent s’engager de nouveaux militants anticolonialistes, souvent issus du mouvement étudiant. Ces associations étaient regroupées dans la Fenfa. Elles étaient agréées selon le droit algérien et en même temps considérées par les Snes, le Sni et le Snesup comme leurs sections en Algérie.
L’Université plus que d’autres institutions démarrait avec tout à la fois une direction et des enseignants français dont certains étaient déjà là et avaient subi les violences de l’OAS alors que d’autres venaient de métropole sur une base de soutien de la révolution algérienne.
L’université algérienne a eu dans ce contexte comme gestionnaires et enseignants, en lettres et sciences humaines, droit et sciences économiques, d’immenses personnalités comme les professeurs Mandouze, Peyregua, Roussier (premier doyen en 62 de la fac de droit et sciences économiques), Borella, Tiano, Février ; en médecine, les professeurs Joseph Serror, Pierre Roche, Yves Phèline, Jacques Brehan, Pierre Guedj, Michel Martini, Annette Roger ; en psychiatrie, Alice Cherki, Meyer Timsit ; en mathématiques, Godement (8) et Bardos. Certains furent très vite contestés, comme le professeur Émile Sicard, « gurvitchien », qui rejoignit Bordeaux.
Le professeur Mandouze, à l’origine de Consciences maghribines dont le premier numéro paraît en mars 1954, avec un comité de rédaction formé de jeunes gens, Françoise Becht, Réda Bestandji, Pierre Chaulet, Mahfoud Kaddache, Mohamed Salah Louanchi, Jean Rime, Pierre Roche, tous amis engagés dans des mouvements de jeunesse et d’étudiants à Alger, prend en 1963 la succession du recteur Gauthier, dans la fonction mal définie de directeur de la toute jeune université algérienne, « de jure » et « de facto » recteur des trois universités d’Alger, Oran et Constantine.
La recherche elle aussi avait maintenu des liens très soutenus avec le CNRS à travers l’OCS, l’Organisme de coopération scientifique, – un peu plus tard en 1967 fut créé le Cerdess (Centre d’études, de recherches et documentation en sciences sociales au sein de l’IEP d’Alger) –, l’Ardess (Association algérienne de recherches en démographie et sciences sociales, association loi 1901 créée par Jacques Breille en 1958 en liaison avec le service statistiques de l’Algérie avec notamment Alain Darbel, Jean Claude Rivet, Claude Seibel et Pierre Bourdieu et devenue algérienne en 1963) ou le Crape (Centre de recherches anthropologiques, préhistoriques et ethnographiques) qui constituèrent des espaces où les travaux pionniers comme ceux de Bourdieu, Dardel, Rivet, Seibel (Travail et travailleurs en Algérie, 1963) ou de Bourdieu et Sayad (Le Déracinement, la crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, 1964), conjuguant méthodologies d’enquêtes quantitatives et qualitatives, approches ethnographiques de terrain et appareillages conceptuels, apportèrent beaucoup tant à la formation de jeunes chercheurs, comme le regretté Boukhobza (9) (qui prit la direction de l’Ardess quelque temps après), et à la connaissance des réalités sociales algériennes.
Certains départements démarrèrent quasiment ex-nihilo avec la seule bonne volonté d’enseignants, tout à la fois enseignants, fonctionnaires, experts engagés pour la construction du nouvel État. En droit, certains des avocats et des magistrats en exercice contribuèrent à l’encadrement de l’institution.
En médecine, certains médecins, comme les docteurs Michel Martini, Annette Roger et Serge Fabre, travaillaient aussi bien au ministère, dans les centres hospitaliers de l’intérieur qu’à l’université. En économie également fut créé l’Institut de gestion et de planification dirigé par Peyrega, institut qui a vu la collaboration de jeunes militants indépendantistes comme Grumbach Tienot et Michel Ribes.
En mathématiques, à la rentrée de 1964 dans un département où n’officiait aucun enseignant local au lendemain de l’indépendance, arrivent les premiers universitaires engagés : Claude Bardos, qui vient de sortir de l’école normale supérieure de la rue d’Ulm (ENS), Daniel Lehmann, qui est passé par celle de Saint-Cloud, Henri Buchwalter, un jeune chercheur de Lyon, et Marc Roux, assistant à la faculté des Sciences de Marseille. Puis est mis en place un cycle de conférences… Six mathématiciens au moins répondent à cette invitation et, parmi eux, Jean-Pierre Serre et Alexandre Grothendieck, deux titulaires de la médaille Fields, ainsi que Godement lui-même.
Parmi les personnalités et non des moindres, figure Martin Zerner, à l’époque jeune maître de conférences à la faculté des Sciences de Marseille (10). Et c’est ce dernier, « se situant à l’extrême gauche, sans affiliation organisationnelle, […] il avait cru, comme d’autres, que l’indépendance de l’Algérie s’accompagnerait d’un passage au socialisme (11) » qui va mettre en place le troisième cycle.
La rentrée universitaire de 1962 configure ainsi un champ universitaire et de recherches quelque peu « hybride » d’une université de la formation continue où des étudiants seniors vont coexister avec un encadrement d’enseignants à peu près de leur âge et qui s’étaient engagés pour l’indépendance. Cette caractéristique de « melting pot » définissait dans le moment un espace universitaire fait de proximités et de connivences politiques.
Du coup d’État de 65 à l’après-mai 68 : de nouvelles catégories, jeunesse, militantisme et novations pédagogiques
Les années qui suivent le coup d’État de 65 vont voir refluer les vieux militants indépendantistes coopérants, engagés tout à la fois dans l’université et la société pour participer à la concrétisation de ce qui les avait mobilisés pour la libération nationale ; par opposition ceux qui, venant de France, vont rejoindre l’institution universitaire entre 1965 et 1975 appartiennent à une autre classe d’âge.
La suite.............
On peut donc, sans trop forcer l’histoire, caractériser la période qui va des années 60 aux années 80 comme celle d’une génération entendue au sens de Karl Mannheim (1) en tant que catégorie socio-historique – au-delà des effets d’âge – permettant de délimiter l’espace-temps des expériences et des références communes et de rendre compte d’engagements donnant sens aux modalités de rencontre entre des groupes sociaux particuliers et l’environnement historique qui les configure, exprimant ou révélant un « air du temps », un « esprit d’époque »…
Si l’on peut sans doute privilégier les événements historiques qu’ont constitué les luttes de libération nationale et préciser la césure des indépendances nationales comme le moment fondateur au sens de Mannheim de cet espace-temps générationnel, comme lieu nodal d’expression de l’ensemble des autres phénomènes ; il n’en reste pas moins cependant que la totalité d’une mouvance générationnelle n’a généralement pas toujours la même « respiration » idéologique selon le terme de F. Sirinelli, et qu’on peut distinguer dans cet espace -temps des sous-groupes ayant une relative autonomie.
Déconstruction de la notion de pied-rouge
Ainsi, dans le cas algérien, ces catégories sociales, sommées un peu rapidement sous le vocable de « pieds-rouges », sont-elles différenciées entre communistes, anciens porteurs de valise, trotskistes de différentes tendances, humanistes chrétiens, indépendantistes, tiers-mondistes ou simplement « amis, sympathisants d’un pays sorti d’une guerre atroce ».
De plus, si l’on peut admettre que l’événement idéologique – ici la décolonisation – est celui-là même qui définit cette génération intellectuelle, il reste à préciser ses dimensions dans le temps et à localiser les générations dans le tissu historique en en repérant les « générations courtes » par référence aux « générations longues » selon les termes de Marc Bloch.
À cet égard, certains engagements postindépendance dans le cas algérien n’apparaissent pas être nés comme par « magie » aux lendemains de l’indépendance, mais remontent à la guerre elle-même, voire au processus induits par la libération à la fin de la seconde guerre mondiale.
Lieux
La coopération, notion qui elle-même nécessite d’être déconstruite, à laquelle nous préférons la notion d’engagement. Les engagements donc, avec et pour l’Algérie, peuvent être ainsi catégorisés et référés à des lieux ou des institutions.
Le premier lieu dans lequel ils s’expriment est la politique. Je cite ici deux lieux en premier, l’Exécutif provisoire qui a été un espace, un moment d’engagement de personnalités comme Charles Koenig, Roger Roth, Jean Mannoni (médecin), pour les plus emblématiques, à côté d’administrateurs qui ont contribué à asseoir le démarrage de la coopération en Algérie.
En second, la Constituante à l’assemblée algérienne où ce sont seize députés européens sur 196 qui vont siéger en 1963. Je rappelle que les Européens d’Algérie avaient selon les accords d’Évian trois années pour opter pour la nationalité algérienne, mais ils conservaient leurs droits civiques et pouvaient donc être électeurs et éligibles. Il faut ajouter que dans l’administration, quatre préfets et sous-préfets ont exercé au lendemain de l’indépendance : Pierre Audouard à Collo, Roger Mas à Aïn Témouchent, Pierre Ripoll à Tiaret et Albert Victori qui, nommé à Batna, se désista très vite afin d’organiser l’administration et la rentrée scolaire et universitaire.
La magistrature
L’indépendance algérienne n’apparaît pas, en dépit de la représentation qu’on pourrait en avoir (2), comme une rupture dans la continuité de la présence de personnels juridiques français, magistrats et enseignants. En 1963, il y a 117 fonctionnaires dans la justice algérienne, 62 juges d’instruction et 42 procureurs, conseillers, vice-présidents de tribunaux, etc.
Les magistrats français jouent un grand rôle dans le démarrage de la justice algérienne. Ils sont à des postes de responsabilité (3), ils exercent en langue française, le protocole d’accord algéro-français précisant que cette langue de travail aura cours « aussi longtemps que des magistrats du statut civil de droit français participeront au fonctionnement des juridictions algériennes (4) ».
Le nombre d’avocats français exerçant en Algérie aux lendemains de l’indépendance reste lui aussi relativement important : 95 en 64 et 48 en 65.
L’organisation du barreau reste elle-même régie jusqu’en 1967 par des textes de 1954 (5).
Il n’y a d’ailleurs pas que la coopération qui est marquante dans la continuité du service public. Les Algériens qui exercent dans la magistrature ont pour la plupart d’entre eux déjà été partie prenante de la justice française en Algérie. Lapassat note que 58 % d’entre eux ont participé à la vie judiciaire de droit commun, 25 % ont eu une activité dans les juridictions de droit local, 5,4 % viennent du Maroc et 4,4 % de l’administration centrale, enfin 7,5 % viennent du Moyen-Orient (6).
1962-1967, l’immédiat après-indépendance
Ce sont quelques douze mille enseignants français (7) qui vont faire les rentrées scolaires et universitaires de l’indépendance. Les instituteurs sont les plus nombreux (plus de 8000) ; ils ouvrent les écoles, dans le bled ou les villes, pour beaucoup là où ils étaient déjà en poste avant l’indépendance. À côté d’instituteurs diplômés algériens peu nombreux, la plus grande partie de l’encadrement était constituée de moniteurs recrutés à titre précaire et révocable, âgés d’au moins 16 ans, sans obligation d’avoir le certificat d’études primaires et d’instructeurs de niveau BEPC. Si l’on n’inclut pas ces catégories proprement nationales, fraîchement recrutées sur le tas, dans l’ensemble des enseignants du primaire, la part des instituteurs français était plus que majoritaire dans les cycles primaire (plus de 60 %) et du secondaire (plus de 70 %). Dans le même temps, elle représentait la quasi-majorité dans le supérieur, soit plus de 97 %. Les institutions d’enseignement, plus que d’autres, continuaient à fonctionner avec un encadrement largement français.
Cette participation au démarrage et à la reconstruction du système d’enseignement de la jeune nation algérienne était souvent portée par des engagements politiques et syndicaux affirmés qui s’inscrivaient dans la continuité des luttes anticoloniales.
L’Apifa, association/ syndicat pour l’enseignement élémentaire, retrouva quasiment avec Louis Rigaud et Charles Koenig le même encadrement que celui des sections algériennes du Sni. L’Aspes pour le secondaire et l’Apses pour le supérieur (le « A » signifiant association dans les trois cas) virent s’engager de nouveaux militants anticolonialistes, souvent issus du mouvement étudiant. Ces associations étaient regroupées dans la Fenfa. Elles étaient agréées selon le droit algérien et en même temps considérées par les Snes, le Sni et le Snesup comme leurs sections en Algérie.
L’Université plus que d’autres institutions démarrait avec tout à la fois une direction et des enseignants français dont certains étaient déjà là et avaient subi les violences de l’OAS alors que d’autres venaient de métropole sur une base de soutien de la révolution algérienne.
L’université algérienne a eu dans ce contexte comme gestionnaires et enseignants, en lettres et sciences humaines, droit et sciences économiques, d’immenses personnalités comme les professeurs Mandouze, Peyregua, Roussier (premier doyen en 62 de la fac de droit et sciences économiques), Borella, Tiano, Février ; en médecine, les professeurs Joseph Serror, Pierre Roche, Yves Phèline, Jacques Brehan, Pierre Guedj, Michel Martini, Annette Roger ; en psychiatrie, Alice Cherki, Meyer Timsit ; en mathématiques, Godement (8) et Bardos. Certains furent très vite contestés, comme le professeur Émile Sicard, « gurvitchien », qui rejoignit Bordeaux.
Le professeur Mandouze, à l’origine de Consciences maghribines dont le premier numéro paraît en mars 1954, avec un comité de rédaction formé de jeunes gens, Françoise Becht, Réda Bestandji, Pierre Chaulet, Mahfoud Kaddache, Mohamed Salah Louanchi, Jean Rime, Pierre Roche, tous amis engagés dans des mouvements de jeunesse et d’étudiants à Alger, prend en 1963 la succession du recteur Gauthier, dans la fonction mal définie de directeur de la toute jeune université algérienne, « de jure » et « de facto » recteur des trois universités d’Alger, Oran et Constantine.
La recherche elle aussi avait maintenu des liens très soutenus avec le CNRS à travers l’OCS, l’Organisme de coopération scientifique, – un peu plus tard en 1967 fut créé le Cerdess (Centre d’études, de recherches et documentation en sciences sociales au sein de l’IEP d’Alger) –, l’Ardess (Association algérienne de recherches en démographie et sciences sociales, association loi 1901 créée par Jacques Breille en 1958 en liaison avec le service statistiques de l’Algérie avec notamment Alain Darbel, Jean Claude Rivet, Claude Seibel et Pierre Bourdieu et devenue algérienne en 1963) ou le Crape (Centre de recherches anthropologiques, préhistoriques et ethnographiques) qui constituèrent des espaces où les travaux pionniers comme ceux de Bourdieu, Dardel, Rivet, Seibel (Travail et travailleurs en Algérie, 1963) ou de Bourdieu et Sayad (Le Déracinement, la crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, 1964), conjuguant méthodologies d’enquêtes quantitatives et qualitatives, approches ethnographiques de terrain et appareillages conceptuels, apportèrent beaucoup tant à la formation de jeunes chercheurs, comme le regretté Boukhobza (9) (qui prit la direction de l’Ardess quelque temps après), et à la connaissance des réalités sociales algériennes.
Certains départements démarrèrent quasiment ex-nihilo avec la seule bonne volonté d’enseignants, tout à la fois enseignants, fonctionnaires, experts engagés pour la construction du nouvel État. En droit, certains des avocats et des magistrats en exercice contribuèrent à l’encadrement de l’institution.
En médecine, certains médecins, comme les docteurs Michel Martini, Annette Roger et Serge Fabre, travaillaient aussi bien au ministère, dans les centres hospitaliers de l’intérieur qu’à l’université. En économie également fut créé l’Institut de gestion et de planification dirigé par Peyrega, institut qui a vu la collaboration de jeunes militants indépendantistes comme Grumbach Tienot et Michel Ribes.
En mathématiques, à la rentrée de 1964 dans un département où n’officiait aucun enseignant local au lendemain de l’indépendance, arrivent les premiers universitaires engagés : Claude Bardos, qui vient de sortir de l’école normale supérieure de la rue d’Ulm (ENS), Daniel Lehmann, qui est passé par celle de Saint-Cloud, Henri Buchwalter, un jeune chercheur de Lyon, et Marc Roux, assistant à la faculté des Sciences de Marseille. Puis est mis en place un cycle de conférences… Six mathématiciens au moins répondent à cette invitation et, parmi eux, Jean-Pierre Serre et Alexandre Grothendieck, deux titulaires de la médaille Fields, ainsi que Godement lui-même.
Parmi les personnalités et non des moindres, figure Martin Zerner, à l’époque jeune maître de conférences à la faculté des Sciences de Marseille (10). Et c’est ce dernier, « se situant à l’extrême gauche, sans affiliation organisationnelle, […] il avait cru, comme d’autres, que l’indépendance de l’Algérie s’accompagnerait d’un passage au socialisme (11) » qui va mettre en place le troisième cycle.
La rentrée universitaire de 1962 configure ainsi un champ universitaire et de recherches quelque peu « hybride » d’une université de la formation continue où des étudiants seniors vont coexister avec un encadrement d’enseignants à peu près de leur âge et qui s’étaient engagés pour l’indépendance. Cette caractéristique de « melting pot » définissait dans le moment un espace universitaire fait de proximités et de connivences politiques.
Du coup d’État de 65 à l’après-mai 68 : de nouvelles catégories, jeunesse, militantisme et novations pédagogiques
Les années qui suivent le coup d’État de 65 vont voir refluer les vieux militants indépendantistes coopérants, engagés tout à la fois dans l’université et la société pour participer à la concrétisation de ce qui les avait mobilisés pour la libération nationale ; par opposition ceux qui, venant de France, vont rejoindre l’institution universitaire entre 1965 et 1975 appartiennent à une autre classe d’âge.
La suite.............
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