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Vie et mort des civilisations

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  • Vie et mort des civilisations

    L’histoire a vu se succéder de grandes puissances qui semblent connaître un même destin : naissance, croissance et mort. Mais le destin des cultures suit une autre dynamique que celle des empires. Ce qui invite à reconsidérer l’histoire des civilisations.

    Qu’est ce qu’une civilisation ? Quelque part dans notre imaginaire, le mot « civilisation » évoque d’abord des mondes disparus. L’Empire romain, sa grande armée, ses empereurs, le Colisée, les arènes, les grandes voies qui sillonnent un territoire immense. Puis plus rien. La civilisation s’effondre et il n’en reste qu’un champ de ruines qui rappellent la grandeur passée. D’autres histoires similaires surgissent à l’esprit : la grande Babylone, l’Égypte pharaonique, la Grèce antique, les civilisations maya, aztèque, inca, l’Inde des maharadjahs, Angkor et ses temples, etc. Les civilisations seraient donc comme des organismes vivants : elles naissent, grandissent, atteignent leur apogée et puis finissent par s’effondrer. La nôtre n’échapperait pas à cette destinée.

    À première vue, la définition d’une civilisation est donc assez claire : c’est une puissance (économique, politique et militaire) soudée par une culture commune (une écriture, une langue, un art, une religion) qui domine un grand espace à une époque donnée. À partir de ce constat panoramique, il est possible d’aborder l’histoire universelle comme une succession de civilisations : la première fut celle de Sumer en Mésopotamie ; la nôtre, occidentale, serait en train de vivre ses dernières heures face aux nouvelles puissances émergentes d’Asie.

    Sauf qu’à y regarder de plus près, l’histoire se laisse rarement enfermer dans des schémas aussi simplistes. Et si l’on cherche à dénombrer ou décrire les civilisations, les choses s’embrouillent. La « civilisation chinoise » par exemple, quand débute-t-elle ? Avec le premier empereur, Qin Shi Huang, en – 221 avant J.-C. ? Et quand meurt-elle ? La Chine d’aujourd’hui, en plein boom économique, ne descend-elle pas directement de l’empire du Milieu ? Et quelle est son unité culturelle : le confucianisme, le taoïsme ? En réalité, bien rares sont les Chinois qui se revendiquent « confucianistes » ou « taoïstes »…

    L’Inde a connu des phases impériales et des éclatements ; elle a subi des invasions, la colonisation, la modernisation, mais la religion hindoue y reste très ancrée. Et la civilisation islamique, que recoupe-t-elle au juste ? L’islam rassemble 1,5 milliard de personnes dans des pays aussi différents que le Sénégal, l’Indonésie (tous deux à 90 % musulmans) ou l’Arabie saoudite, qui ne forment aucune communauté économique ou politique homogène.

    Pour démêler des questions si embrouillées, commençons par rappeler que le mot « civilisation » s’est construit progressivement : il a été chargé de significations différentes au fil du temps. Selon le contexte où il est employé, il véhicule de représentations de l’histoire parfois très différentes.

    La notion de civilisation s’est construite en trois temps correspondant grosso modo aux trois derniers siècles. Le mot apparaît pour la première fois chez Mirabeau en 1756 : il désigne alors l’état de celui qui est « civilisé ». Être « civilisé », c’est être « éduqué », « cultivé », « policé », « urbain ». La civilisation s’oppose donc au sauvage, au barbare, voir au paysan, bref à tous ceux qui ont le front un peu bas et les mœurs grossières. La civilisation, au temps des Lumières, se trouve à Paris, à Londres ou à Vienne, dans les couches éduquées de la société. Au-delà, c’est le monde des barbares.

    Au 19e siècle, les choses changent. Les explorations et conquêtes coloniales ont ouvert les yeux sur un monde plus vaste. Napoléon a redécouvert l’Égypte et ses pyramides (« Allez, et pensez que du haut de ces monuments, quarante siècles vous contemplent » !) ; aux Indes, des administrateurs anglais s’émerveillent des trésors de la civilisation indienne, le sanskrit, le Taj Mahal. Les explorateurs ont découvert les extraordinaires temples d’Angkor au cœur de la forêt d’Indochine ; des archéologues ont retrouvé les vestiges de Babylone sous les sables de Mésopotamie. Ces sociétés avaient des écritures, des sculptures et des arts raffinés, des cosmologies complexes. La Terre a donc abrité de brillantes civilisations aujourd’hui englouties. Le mot civilisation se déclinera désormais au pluriel… ainsi qu’au passé. Ce qui suscite une interrogation : pourquoi les civilisations naissent, apparaissent et s’effondrent-elles ?

    La chute de l’Empire romain devient, au 19e siècle, le problème historique par excellence. Par la suite, d’autres vont chercher à généraliser à d’autres lieux et époques de l’histoire ; Arnold Toynbee, Max Weber, Oswald Spengler s’interrogent sur les raisons qui font que certaines sociétés se développent et connaissent des cycles d’essor et de déclin. Six siècles plus tôt, c’est un penseur de langue arabe, Ibn Khaldûn, qui avait déjà posé magistralement les bases d’une science des civilisations (voir encadré ci-dessous).

    L’empire et la culture
    Les civilisations, telles qu’elles sont étudiées et classifiées par Toynbee ou Spengler, désignent en fait un type de société particulière : celle des grands empires bâtisseurs, avec leurs monuments, leurs royautés sacrées, leur écriture, les mathématiques et l’astronomie, de grands travaux hydrauliques, une administration, une armée et des arts.

    Mais il est une autre conception de la civilisation qui émerge au début du 20e siècle : la « civilisation culture ». Cette notion, issue de l’anthropologie, procède de la découverte des « sociétés primitives » d’Afrique noire, d’Océanie, d’Australie, des Indiens d’Amérique. Ces peuples n’ont pas édifié d’empires, n’ont pas développé l’écriture, mais ils ont leurs mythologies, leurs croyances, leurs valeurs, leurs coutumes, leurs modes de vie : bref, leurs « cultures ». Elles aussi méritent d’être qualifiées de « civilisations ». Leo Frobenius, un anthropologue allemand, consacre en 1933 un ouvrage à la « civilisation d’Afrique noire ». La même année, Ruth Benedict est en train de rédiger Échantillon de civilisations (1934) : les Indiens d’Amérique du Nord y tiennent bonne place. Trois ans plus tard, le préhistorien André Leroi-Gourhan publie La Civilisation du renne. Il prend pour exemple le mode de vie des Esquimaux (comme on dit alors pour désigner les Inuits), représentatif de ce qu’a pu être celui des néandertaliens de l’ère glaciaire. Jean-Albert Vellard parle d’une « civilisation du miel » à propos des Indiens guayakis au Paraguay (1939), dont l’économie et la vie religieuse tournent autour des abeilles.

    Dès lors, le mot civilisation n’évoque plus de grands empires, mais des bassins culturels, avec leurs modes de vie, leurs croyances et leurs religions : l’Océanie, l’Amérindien, l’Afrique noire…

    Grammaire des civilisations
    Deux conceptions s’affrontent donc : d’un côté, une civilisation « empire », chère aux historiens ; de l’autre, une civilisation « culture », défendue par les anthropologues.

    En 1963, Fernand Braudel publie une Grammaire des civilisations qui tente une sorte de synthèse. Le découpage est à première vue assez clair : il y a les civilisations non européennes (Islam et monde musulman, Continent noir, civilisations d’Extrême-Orient : Chine classique, Inde, Indochine, Japon) ; les civilisations « européennes » (Europe, Amérique, et Commonwealth) ; enfin « l’autre Europe » (Russie et Moscovie). À vrai dire, le découpage ne fait pas vraiment débat, c’est un découpage commode qui sert de cadre pour l’enseignement d’une histoire que l’on veut ouvert aux autres continents. De leur côté, les départements universitaires de lettres ou de langues proposent des enseignements de « civilisation anglaise » ou « civilisation américaine ». Et les sociologues n’hésitent pas à parler de « civilisation paysanne », « civilisation urbaine » ou « civilisation industrielle ». Il n’est plus question d’empires ou de religion, mais de modes de vie.

    Les civilisations empires et les civilisations cultures ne suivent pas forcément des mêmes trajectoires.

    Observons d’abord le cycle de vie des civilisations impériales. La plupart sont nées de la guerre et des conquêtes. C’est à Sumer, en Mésopotamie (au sud de l’Irak), que le scénario a été tracé pour la première fois vers – 3500. Des seigneurs de guerre armés d’épées de bronze ont conquis une région fertile où des paysans vivaient dans de petites bourgades. Quelques bandes armées vont décider de s’installer et d’asservir les populations. Le contrat est simple : la vie sauve en échange d’un tribut. Ce principe mafieux est à l’origine des premiers États. Le nouveau maître et ses hommes de main créent une place forte entourée de remparts. Le guerrier se fait bâtisseur : il fait construire un palais, un temple, développe de grands travaux, met en place une administration pour prélever des impôts (d’où l’essor de la comptabilité et du calcul), répartit les terres (d’où la géométrie, née de l’arpentage), édicte des lois (d’où l’écriture). Le nouveau roi se déclare fils de Dieu (ça impressionne son monde et légitime l’arbitraire). Une civilisation est née. Bientôt, dans la même région, d’autres petits royaumes et cités-États pullulent (Ur, Uruk, Lagash, Kish, Akkad naissent sur les mêmes bases). Elles vont se combattre et nouer des alliances.

    Ce scénario de fondation ressemble à s’y méprendre à ce qui s’est passé ailleurs : en Égypte, chez les Mayas, les Aztèques, en Grèce antique, dans la Chine des Royaumes combattants, l’Inde des védas et la civilisation khmère. La convergence est même troublante. Partout surgissent en même temps la ville, l’État, l’administration, les palais, les temples et pyramides, les castes de guerriers, de prêtres et de lettrés. Et avec eux l’écriture, les mathématiques, l’astronomie, la médecine et les arts florissants : sculpture, bijoux en or et argent.

    Cette dynamique avait déjà été perçue dans ces grandes lignes par Ibn Khaldûn, le premier et sans doute le plus profond des penseurs des civilisations : les civilisations naissent et se construisent à partir d’un centre de pouvoir, imposé par la force, mais qui impulse ensuite une dynamique civilisatrice. Mais Ibn Khaldûn a perçu également que cette logique fondatrice contient en germe les racines de sa chute.

    Une fois que les nouveaux maîtres ont pris pouvoir, désarmé les populations (ce que Weber appelle la « monopolisation de la violence ») et commencé à bâtir une société nouvelle, les mœurs évoluent : les fils des farouches guerriers deviennent d’opulents monarques ; ils se ramollissent et perdent le goût du combat. Les nobles chevaliers étaient prompts à tirer l’épée ; leurs enfants sont devenus des hommes de cour raffinés ; Norbert Elias dénomme « processus de civilisation » ce passage de l’aristocratie guerrière à la société de cour. Pour Ibn Khaldûn, c’est le début de la fin. La richesse ne vient plus de butins conquis par les armes, mais de l’impôt qui écrase les populations. Après une phase créatrice, le système s’essouffle, se corrompt et les « nouveaux barbares », qui attendent aux portes, entreront avec d’autant plus de facilité que l’organisme n’a plus la force de résister. Et quand le cœur sera atteint, le corps s’effondrera : le centre est paralysé, les impôts ne rentrent plus, les villes se vident, un processus d’involution est en cours. Ce processus s’est produit quasi à l’identique à Babylone, à Rome, à Alexandrie, à Bagdad et à Angkor. Athènes, qui était le centre de la civilisation grecque, n’est plus que le parent pauvre de l’Europe.

    Le processus est-il pour autant irréversible et implacable ? Pas toujours, l’Empire chinois s’est désagrégé puis sans cesse reconstruit. Byzance a survécu un millénaire à l’effondrement de l’Empire romain, puis l’Empire ottoman l’a réactivé de l’intérieur : Constantinople est devenue Istanbul, puis l’Empire ottoman s’est effondré, mais la Turquie fait partie aujourd’hui des émergents. L’histoire ne tourne pas comme une horloge, des dynamiques diverses y trouvent place.

  • #2
    suite

    Les civilisations culturelles ne meurent (presque) jamais.

    Si les empires meurent, les « cultures » qui l’accompagnent meurent-elles ? Pas toujours. Il arrive que des pans entiers de culture survivent. L’effondrement de la brillante civilisation arabo-musulmane du temps de l’Empire abbasside, quand Bagdad abritait la maison de la sagesse, n’a pas empêché l’Islam de se diffuser en Asie au cours d’une seconde expansion. Voilà pourquoi les deux tiers des musulmans sont asiatiques et non arabes. Il s’est produit la même chose avec le bouddhisme : il avait été promu au rang de religion d’État par l’empereur Ashoka, quand l’empire s’est défait. C’est alors seulement qu’il s’est diffusé au Tibet, en Chine, et plus tard dans tout le reste de l’Asie. On observe le même paradoxe avec le christianisme : c’est au moment où l’Église chrétienne se fracture en trois blocs (protestant, catholique, orthodoxe) et perd son emprise sur la société européenne que la religion chrétienne commence son expansion mondiale. Les civilisations empires et les civilisations culture ne coïncident pas.

    Quatre penseurs des civilisations

    Ibn Khaldûn (1332-1406)

    Penseur de langue arabe, il a vécu à la fin de l’âge d’or de l’Islam. Il a écrit une histoire des dynasties arabes et berbères qui se présente comme une histoire universelle (Le Livre des exemples). L’histoire des dynasties est faite de cycles : des tribus guerrières nomades, soudées par un esprit de corps s’emparent des villes et asservissent les populations. Installées au pouvoir, elles désarment les populations et prélèvent des impôts qui servent à inventer une économie urbaine, bien plus dynamique que l’économie agraire ; mais avec le luxe, l’opulence et la paix, les élites perdent leur esprit guerrier. Quand le système est attaqué de l’extérieur par de nouveaux conquérants, les dynasties en place n’ont plus la force de résister.

    Oswald Spengler (1880-1936)

    Le penseur allemand envisage l’histoire humaine comme une succession de civilisations au destin implacable : naissance, maturité et mort. À l’origine des grandes civilisations, il y a un souffle, une âme et un génie créateur. Mais ce souffle initial finit par s’épuiser, annonçant le déclin et la fin prochaine. Dans les années 1920, Oswald Spengler – auteur pessimiste et conservateur – voit dans l’avènement de la société de masse et de la technologie le signe irrévocable d’un Déclin de l’Occident, titre d’un de ses ouvrages (2 vol., 1918-1922).


    Arnold Toynbee (1889-1975)

    Dans son immense fresque A Study of History, dont l’édition s’étend sur vingt ans, l’historien britannique perçoit l’existence des civilisations dans une visée darwinienne : chaque société doit relever de grands défis (« challenge »), (affronter un ennemi, unifier un peuple autour d’une religion, construire une économie nouvelle…) qui engagent les hommes dans la construction d’une civilisation nouvelle. Ainsi, les États-Unis se sont construits sur un immense continent à défricher. Et l’esprit du conquérant est un des traits de la civilisation américaine.

    Samuel Huntington (1927-2008).

    Dans Le Choc des civilisations paru en 1996, le professeur de Harvard a proposé une théorie des relations internationales, fondée sur des grands bassins de civilisation associés à une religion. Samuel Huntington distinguait ainsi plusieurs grands blocs : la civilisation occidentale (à dominante chrétienne), la civilisation islamique, la civilisation indienne (hindouiste), les civilisations chinoise et japonaise (formant deux traditions distinctes), la civilisation russe orthodoxe, la civilisation africaine (à dominante animiste).

    SH

    Commentaire


    • #3
      Vie et mort des civilisations

      سنة الله في خلقه

      Il n'y a que la civilisation musulmane (arabo-musulmane pour les intimes) qui tient le coup depuis plus de 14 siècles

      Commentaire

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