PAR KARL LASKE
Selon les documents obtenus par Mediapart, l’intermédiaire proche de Nicolas Sarkozy, écroué à Londres dans l'affaire des financements libyens, a sorti 4 millions d’euros en espèces entre 2006 et 2010, et acheté, en 2011, 475 000 euros de diamants. La perspective de son audition en France effraie dans les milieux politiques de droite qui l’ont protégé.
« Tu te mets à ma droite, tu sors ta bite, tu mets Hollande, Valls, les juges, les flics – peut-être pas tous les flics. Et là, on leur pisse dessus, et c'est pas de la pluie fine… » Voilà ce qu’Alexandre Djouhri, tel Joe Pesci dans Casino de Martin Scorsese, promettait aux enquêteurs français dans une écoute téléphonique, avant d’être interpellé le 8 janvier dernier à Londres.
Remis en liberté sous contrôle judiciaire durant un mois et demi, l’intermédiaire français proche de Nicolas Sarkozy a été réincarcéré le 27 février, trois jours après la tentative d’assassinat dont a été victime l’ancien directeur de cabinet de Kadhafi, Bachir Saleh, à Johannesburg. Grièvement blessé, ce dernier, longtemps partenaire de Djouhri dans les financements libyens, a quitté l’hôpital. Alexandre Djouhri, lui, aurait été hospitalisé d'urgence dans une division pénitentiaire cette semaine, à la suite d'une « série d'accidents cardiaques » selon L’Express.
Les enquêteurs français redoutaient de voir Djouhri quitter Londres entre deux pointages au commissariat. À moins que la justice britannique n’en décide autrement lors de l’examen de la demande de remise à la France, prévu le 17 avril, cette option est désormais fermée. Sauf surprise, l’intermédiaire devrait être entendu par les juges français qui ont signé en décembre, après de vaines convocations, un mandat d’arrêt contre lui, ceux qu’il appelle les « fatigués de la timbale », ces « malades » qui ont « besoin de blouses blanches ».
Alexandre Djouhri - cliché non daté obtenu par Mediapart. © DR
Alexandre Djouhri - cliché non daté obtenu par Mediapart. © DR
Les cavales sur fond de secrets d’État, Djouhri connaît. En mai 2012, c’est lui qui a exfiltré Bachir Saleh, menacé d’interpellation, de Paris vers le Niger. Déjà, il y a plus longtemps, en 1995, alors qu’il se présente faussement comme un chef de poste des services secrets français, Djouhri recommande le départ à Didier Schuller dans l’affaire des HLM des Hauts-de-Seine. Ce dernier, craignant pour sa vie, quitte précipitamment la Suisse pour Saint-Domingue.
En 1997, Alexandre Djouhri fréquente assidûment les bureaux genevois d’Alfred Sirven, l’ancien directeur des affaires générales du groupe pétrolier Elf-Aquitaine, lorsqu’il prépare sa fuite aux Philippines. À l’époque, Djouhri n’est encore qu'une pièce rapportée d’un mystérieux dispositif.
Sous les présidences de Jacques Chirac puis de Nicolas Sarkozy, l’ancien voyou gagne en influence comme aucun intermédiaire avant lui. « C’est un Traboulsi [Samir Traboulsi, célèbre intermédiaire des années Mitterrand – ndlr] puissance mille », juge un avocat, qui se souvient qu’il avait « son QG » à l’hôtel Bristol « avec le patron des services », un certain Bernard Squarcini. « C’était hallucinant : un scénariste de film ne l’aurait même pas imaginé… »
Ses relations successives avec les équipes des deux présidents le propulsent au cœur de l’appareil d’État, dans des réunions stratégiques, des conciliabules secrets pour emporter des marchés internationaux, et les commissions qui vont avec. La première découverte des enquêteurs concerne des fonds libyens orientés par Djouhri vers les comptes des ex-secrétaires généraux de l’Élysée, Dominique de Villepin et Claude Guéant – 489 143 euros pour Villepin international, 500 000 euros pour rembourser l’appartement de Guéant.
Mais selon les documents auxquels Mediapart a eu accès, il y a aussi le cash, sorti de ses comptes, 4 millions d’euros entre 2006 et 2010. Il y a également de mystérieux achats de diamants en 2011. Des complicités au Crédit agricole de Genève qui lui ont permis de blanchir des fonds via des comptes clients. Sans parler de l’étonnante familiarité de l’intermédiaire avec Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy, ainsi qu’avec des patrons d’industrie, des magistrats, d’anciens cadres des services spéciaux. Un réseau épais, qu’il croyait protecteur, où s’entremêlent faveurs, business et prévarication. Un réseau secret, qui n’a pris corps qu’au fil des procès-verbaux d’écoutes judiciaires effectuées en 2013, 2015 et 2016.
À partir de 2015 et la mise en examen de Claude Guéant dans l'affaire libyenne, Alexandre Djouhri évite soigneusement le territoire français et conseille à son fils Germain d’en faire de même. « Même toi, traîne pas à Paris en ce moment, lui dit-il en mars 2015, après l’interpellation de Guéant. Franchement, traîne pas à Paris, c'est n’importe quoi. C'est vraiment n'importe quoi. On m'a averti, c’est juste pour se faire de la pub. T’y vas, ils vont te secouer un matin, mais pour rien en plus, quand je te dis pour rien, pour rien. » « Ah !, moi aussi ? » s’étonne son fils. « Mais j'te le dis, putain, t'es lourd », rétorque Djouhri.
En cas de nécessité, l’intermédiaire a des stratagèmes. Il vient, semble-t-il, en avion privé, qui se pose au Bourget, mais sans rester plus de quelques heures. On l’a « averti » à nombreuses reprises. « Personne ne veut que tu rentres en France, lui résume au téléphone l’ancien juge Alain Marsaud, en novembre 2015. Ils ont trop peur que tu… parles […] Tu vas demander à Sarkozy s'il est pressé que tu rentres […] il préfère que tu sois pas en France, que t'ailles pas voir le juge. » Djouhri proteste pour la forme, mais il reçoit le message cinq sur cinq et ne réapparaît pas à Paris.
Voici l'histoire secrète de l'homme qui est devenu une bombe à retardement pour la République.
Au-dessus des clans
Alexandre Djouhri, un guépard des affaires. © DR/Mediapart
Alexandre Djouhri, un guépard des affaires. © DR/Mediapart
Alexandre Djouhri vit dans un quartier résidentiel de Genève, mais son clan est parisien. Il est devenu le conseiller, le « coach », voire la « nounou » des uns, et le patron des autres. Il peut appeler Nicolas Sarkozy et lui dire « Nicolas, t'es occupé ? ». Il peut passer voir dans la journée l’ancien président à son domicile. Lui envoyer des photos de ses petits-enfants au ski.
Les écoutes judiciaires ont montré presque en direct les astuces qui lui ont permis de réconcilier Sarkozy avec Dominique de Villepin : répercutant des compliments de l’un sur l’autre et réciproquement, organisant des déjeuners sans témoin, puis débriefant avec les deux hommes la qualité des retrouvailles et l’estime commune. Du travail d’orfèvre.
« Dominique était ravi ; sur toi, il a été merveilleux », résume l’intermédiaire. « Il m’a dit : “Écoute Alexandre, en tout cas je te dis une chose à toi, je te remercierais jamais assez d'avoir insisté sur toutes les qualités de Nicolas que je me refusais de voir et je sais pourquoi maintenant”. » Touché, l’ancien président ne peut dire mieux que « t’es adorable », et « je t’embrasse », « Mon Alexandre »…
Selon les documents obtenus par Mediapart, l’intermédiaire proche de Nicolas Sarkozy, écroué à Londres dans l'affaire des financements libyens, a sorti 4 millions d’euros en espèces entre 2006 et 2010, et acheté, en 2011, 475 000 euros de diamants. La perspective de son audition en France effraie dans les milieux politiques de droite qui l’ont protégé.
« Tu te mets à ma droite, tu sors ta bite, tu mets Hollande, Valls, les juges, les flics – peut-être pas tous les flics. Et là, on leur pisse dessus, et c'est pas de la pluie fine… » Voilà ce qu’Alexandre Djouhri, tel Joe Pesci dans Casino de Martin Scorsese, promettait aux enquêteurs français dans une écoute téléphonique, avant d’être interpellé le 8 janvier dernier à Londres.
Remis en liberté sous contrôle judiciaire durant un mois et demi, l’intermédiaire français proche de Nicolas Sarkozy a été réincarcéré le 27 février, trois jours après la tentative d’assassinat dont a été victime l’ancien directeur de cabinet de Kadhafi, Bachir Saleh, à Johannesburg. Grièvement blessé, ce dernier, longtemps partenaire de Djouhri dans les financements libyens, a quitté l’hôpital. Alexandre Djouhri, lui, aurait été hospitalisé d'urgence dans une division pénitentiaire cette semaine, à la suite d'une « série d'accidents cardiaques » selon L’Express.
Les enquêteurs français redoutaient de voir Djouhri quitter Londres entre deux pointages au commissariat. À moins que la justice britannique n’en décide autrement lors de l’examen de la demande de remise à la France, prévu le 17 avril, cette option est désormais fermée. Sauf surprise, l’intermédiaire devrait être entendu par les juges français qui ont signé en décembre, après de vaines convocations, un mandat d’arrêt contre lui, ceux qu’il appelle les « fatigués de la timbale », ces « malades » qui ont « besoin de blouses blanches ».
Alexandre Djouhri - cliché non daté obtenu par Mediapart. © DR
Alexandre Djouhri - cliché non daté obtenu par Mediapart. © DR
Les cavales sur fond de secrets d’État, Djouhri connaît. En mai 2012, c’est lui qui a exfiltré Bachir Saleh, menacé d’interpellation, de Paris vers le Niger. Déjà, il y a plus longtemps, en 1995, alors qu’il se présente faussement comme un chef de poste des services secrets français, Djouhri recommande le départ à Didier Schuller dans l’affaire des HLM des Hauts-de-Seine. Ce dernier, craignant pour sa vie, quitte précipitamment la Suisse pour Saint-Domingue.
En 1997, Alexandre Djouhri fréquente assidûment les bureaux genevois d’Alfred Sirven, l’ancien directeur des affaires générales du groupe pétrolier Elf-Aquitaine, lorsqu’il prépare sa fuite aux Philippines. À l’époque, Djouhri n’est encore qu'une pièce rapportée d’un mystérieux dispositif.
Sous les présidences de Jacques Chirac puis de Nicolas Sarkozy, l’ancien voyou gagne en influence comme aucun intermédiaire avant lui. « C’est un Traboulsi [Samir Traboulsi, célèbre intermédiaire des années Mitterrand – ndlr] puissance mille », juge un avocat, qui se souvient qu’il avait « son QG » à l’hôtel Bristol « avec le patron des services », un certain Bernard Squarcini. « C’était hallucinant : un scénariste de film ne l’aurait même pas imaginé… »
Ses relations successives avec les équipes des deux présidents le propulsent au cœur de l’appareil d’État, dans des réunions stratégiques, des conciliabules secrets pour emporter des marchés internationaux, et les commissions qui vont avec. La première découverte des enquêteurs concerne des fonds libyens orientés par Djouhri vers les comptes des ex-secrétaires généraux de l’Élysée, Dominique de Villepin et Claude Guéant – 489 143 euros pour Villepin international, 500 000 euros pour rembourser l’appartement de Guéant.
Mais selon les documents auxquels Mediapart a eu accès, il y a aussi le cash, sorti de ses comptes, 4 millions d’euros entre 2006 et 2010. Il y a également de mystérieux achats de diamants en 2011. Des complicités au Crédit agricole de Genève qui lui ont permis de blanchir des fonds via des comptes clients. Sans parler de l’étonnante familiarité de l’intermédiaire avec Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy, ainsi qu’avec des patrons d’industrie, des magistrats, d’anciens cadres des services spéciaux. Un réseau épais, qu’il croyait protecteur, où s’entremêlent faveurs, business et prévarication. Un réseau secret, qui n’a pris corps qu’au fil des procès-verbaux d’écoutes judiciaires effectuées en 2013, 2015 et 2016.
À partir de 2015 et la mise en examen de Claude Guéant dans l'affaire libyenne, Alexandre Djouhri évite soigneusement le territoire français et conseille à son fils Germain d’en faire de même. « Même toi, traîne pas à Paris en ce moment, lui dit-il en mars 2015, après l’interpellation de Guéant. Franchement, traîne pas à Paris, c'est n’importe quoi. C'est vraiment n'importe quoi. On m'a averti, c’est juste pour se faire de la pub. T’y vas, ils vont te secouer un matin, mais pour rien en plus, quand je te dis pour rien, pour rien. » « Ah !, moi aussi ? » s’étonne son fils. « Mais j'te le dis, putain, t'es lourd », rétorque Djouhri.
En cas de nécessité, l’intermédiaire a des stratagèmes. Il vient, semble-t-il, en avion privé, qui se pose au Bourget, mais sans rester plus de quelques heures. On l’a « averti » à nombreuses reprises. « Personne ne veut que tu rentres en France, lui résume au téléphone l’ancien juge Alain Marsaud, en novembre 2015. Ils ont trop peur que tu… parles […] Tu vas demander à Sarkozy s'il est pressé que tu rentres […] il préfère que tu sois pas en France, que t'ailles pas voir le juge. » Djouhri proteste pour la forme, mais il reçoit le message cinq sur cinq et ne réapparaît pas à Paris.
Voici l'histoire secrète de l'homme qui est devenu une bombe à retardement pour la République.
Au-dessus des clans
Alexandre Djouhri, un guépard des affaires. © DR/Mediapart
Alexandre Djouhri, un guépard des affaires. © DR/Mediapart
Alexandre Djouhri vit dans un quartier résidentiel de Genève, mais son clan est parisien. Il est devenu le conseiller, le « coach », voire la « nounou » des uns, et le patron des autres. Il peut appeler Nicolas Sarkozy et lui dire « Nicolas, t'es occupé ? ». Il peut passer voir dans la journée l’ancien président à son domicile. Lui envoyer des photos de ses petits-enfants au ski.
Les écoutes judiciaires ont montré presque en direct les astuces qui lui ont permis de réconcilier Sarkozy avec Dominique de Villepin : répercutant des compliments de l’un sur l’autre et réciproquement, organisant des déjeuners sans témoin, puis débriefant avec les deux hommes la qualité des retrouvailles et l’estime commune. Du travail d’orfèvre.
« Dominique était ravi ; sur toi, il a été merveilleux », résume l’intermédiaire. « Il m’a dit : “Écoute Alexandre, en tout cas je te dis une chose à toi, je te remercierais jamais assez d'avoir insisté sur toutes les qualités de Nicolas que je me refusais de voir et je sais pourquoi maintenant”. » Touché, l’ancien président ne peut dire mieux que « t’es adorable », et « je t’embrasse », « Mon Alexandre »…
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