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Docteur Sigmund et Mister Freud

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  • Docteur Sigmund et Mister Freud

    Qui était donc Sigmund Freud ? Un pionnier de la psychologie pour les uns, un charlatan imbu de lui-même pour les autres… Depuis une trentaine d’années, deux clans irréconciliables se livrent une guerre sans merci.

    « Dans très peu de temps, tout le monde s’en foutra de la psychanalyse. » Lors d’une conférence à Bruxelles le 26 février 1977, Jacques Lacan annonce, non sans ironie, la mort prochaine de sa discipline. Il ajoute : « La psychanalyse est peut-être une escroquerie, mais ça n’est pas n’importe laquelle, c’est une escroquerie qui tombe juste par rapport à ce qu’est le signifiant. » Sigmund Freud, un escroc ? Pour ses partisans, il n’est question ni de nier les défauts du maître ni de renoncer à ses travaux, fondateurs du courant psychanalytique. Quant à ses détracteurs, ils ne voient dans la psychanalyse qu’une supercherie pseudoscientifique. Grâce à une publicité habile, la secte freudienne se serait introduite dans les milieux intellectuels, médicaux et culturels du monde entier.

    Bas les masques !
    En 1885, alors que la psychanalyse en est à ses balbutiements, Freud commence une correspondance avec le neurologue allemand Wilhelm Fliess. Il lui confie ses réflexions, ses réussites et ses échecs. Les lettres n’ont été trouvées que cent ans plus tard par Jeffrey Masson, qui travaillait alors aux archives freudiennes de Vienne. Les découvertes de cet ancien adepte de la psychanalyse portent une première estocade au mythe freudien. Pour J. Masson, Freud aurait trahi la confiance des femmes lui ayant raconté qu’elles avaient subi des abus durant leur enfance. Le médecin viennois considérait en effet que les souvenirs évoqués par ses patientes hystériques n’étaient qu’un « fantasme de séduction » par leur père et ne correspondaient pas à la réalité. Selon la version orthodoxe, Freud aurait parlé de « fantasmes de séduction » à cause des incohérences dans les récits des patientes. J. Masson, et avec lui certaines féministes, ont alors dénoncé un point de vue patriarcal et une remise en cause injuste de la parole des femmes.

    Le coup porté à la figure de Freud fait alors peu de bruit. Ce n’est qu’en 1993, aux États-Unis, que la première grande bataille des guerres freudiennes éclate. Frederick C. Crews, psychanalyste repenti, publie Freud inconnu, un texte qui alerte du danger de la psychanalyse et égratigne son fondateur. Freud serait un affabulateur manquant de scrupules empiriques et éthiques. Sa lubie du sexuel, qu’il percevait comme l’unique cause des névroses, aurait donné naissance à une thérapie inefficace. Pire encore, ses suggestions très insistantes auraient produit de faux souvenirs d’incestes et de maltraitances. De nombreux médecins sentent alors leur honnêteté mise en jeu, et s’opposent aux premiers « Freud bashers », tels qu’ils se sont eux-mêmes baptisés. Pour Samuel Lézé, professeur de psychologie et partisan de la psychanalyse, « les spécialistes de Freud deviennent alors des acteurs visibles, dont l’objectif est de contester l’image publique de Freud (1) ».

    La guerre est déclarée
    En 1995, 48 intellectuels américains signent une pétition pour s’opposer à une exposition consacrée à Freud à la bibliothèque du Congrès de Washington. Les antifreudiens jugent l’exposition trop indulgente pour le père de la psychanalyse. L’événement est reporté en 1998. Les psychanalystes ruent dans les brancards, certains intellectuels juifs s’accusent même mutuellement d’antisémitisme. Élisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse, fait circuler en 1996 une contre-pétition internationale qui recueille 180 signatures et dénonce une « police de la pensée révisionniste ». Un procès en miroir, puisque les signataires de la première pétition qualifiaient eux aussi les freudiens de « police de la pensée »… La presse médiatise le conflit (2). Dans les pages du Monde ou de Libération, É. Roudinesco y va de ses tribunes pour défendre la psychanalyse, qui bénéficie de nombreux soutiens en France. Outre-Atlantique, les critiques empiriques de Freud ont conduit la psychanalyse aux oubliettes – ou presque. Au début des années 2000, seuls 5 000 Américains sur presque 300 millions suivent une psychothérapie psychanalytique. Le DSM, manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, a déjà été purgé de toute tendance psychanalytique en 1980, pour sa troisième édition.

    En France, la polémique continue. Le psychiatre Jacques Bénesteau publie Mensonges freudiens en 2002, É. Roudinesco l’accuse d’« antisémitisme masqué » et estime que la psychiatrie française est sinistrée depuis qu’elle s’est pliée aux critères du DSM. Deux ans plus tard, un rapport de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) sur l’efficacité des psychothérapies se montre très sévère envers la psychanalyse. Les psychanalystes le rejettent et affirment que le psychisme ne peut être évalué de façon aussi partiale et sommaire. Début 2005, le ministre de la Santé Philippe Douste-Blazy enterre le rapport. Les antifreudiens réagissent en publiant Le Livre noir de la psychanalyse, sous la direction de Catherine Meyer. Jacques-Alain Miller, chef de file de l’École de la cause freudienne, réplique par un Anti-Livre noir de la psychanalyse. Il est suivi par É. Roudinesco avec Pourquoi tant de haine ? Anatomie du Livre noir de la psychanalyse.

    Mensonges et fausses guérisons
    Paru le 1er septembre 2005, Le Livre noir de la psychanalyse connaît un franc succès. 15 000 exemplaires de l’ouvrage, très dense (832 pages, 1 300 notes bibliographiques), sont vendus en deux semaines. Dans les médias, l’accueil est pour le moins mitigé. J.A. Miller qualifie les auteurs de « fameux braillards haïssant Freud ». Il faut dire que le médecin viennois est malmené tout au long du livre par des psychiatres, psychologues, philosophes, scientifiques et historiens. Si certains chapitres sont plutôt des tribunes, d’autres sont plus rigoureux et mesurés. Freud apparaît comme un menteur invétéré. Par exemple, il proposait une thérapie à la cocaïne pour guérir de la morphinomanie. Après des essais sur l’un de ses amis, il publie des articles vantant le succès de son remède… alors qu’il raconte en parallèle à sa fiancée que son ami devient de plus en plus dépendant à la morphine et à la cocaïne. Han Israëls, psychologue et historien de la psychanalyse, écrit à ce sujet : « Les rares occasions où l’on a pu contrôler les affirmations de Freud concernant ses succès, on a constaté qu’il ne disait pas la vérité. »

    L’anonymat des patients fait qu’il est difficile de vérifier tous les cas rapportés par Freud. Malgré tout, quelques-uns ont été retrouvés par les historiens, tel l’« homme aux loups ». Dans une interview parue en 1970, il explique s’être senti trahi. Freud avait en effet interprété l’un de ses rêves (dans lequel il voyait des loups) comme le souvenir refoulé d’un coït entre ses parents. Lorsqu’il explique au docteur qu’il trouve l’analyse « terriblement tirée par les cheveux » et qu’elle ne lui dit rien, Freud lui promet qu’il finira par se souvenir. Presque cinquante ans plus tard, le souvenir ne lui est pas revenu et la dépression n’est pas guérie. Il explique qu’il ne croit plus à la psychanalyse, qui a été pour lui une source de souffrance (3). Malgré tout, il garde un bon souvenir de son thérapeute : « Freud était un génie », confie-t-il.

    La psychanalyse, une science ?
    En 2017, S. Lézé publie Freud Wars pour défendre la psychanalyse et son fondateur. Il y explique comment, à cause de sa « tendance à déformer et à généraliser les faits », Freud a été construit comme « un personnage occulte ». Si le médecin viennois a imposé ses idées sans preuves, y compris à ses patients, pour généraliser ses hypothèses, n’est-il pas un charlatan ? Dans l’un de ses derniers textes, Analyse terminable, analyse interminable, Freud avoue lui-même que son entreprise est parfois un échec. Tout ce que l’analyste mobilise pour faire remonter à la surface les souvenirs du patient ne suffit pas. C’est le problème du travail sur l’inconscient : le thérapeute ne peut mettre ses interprétations à l’épreuve des faits, puisque le patient est empêché de se souvenir par ses résistances. Reste à laisser le temps aux souvenirs de refaire surface… Si cela arrive un jour. Pour les « Freud bashers », c’est l’une des impasses de la psychanalyse. Elle est incapable de valider ses hypothèses, et ne peut donc pas être une science. C’est notamment ce qu’affirme dès 1935 le philosophe et épistémologue Karl Popper (4).

    Les psychanalystes sont conscients du fait que leur discipline est quasi impossible à évaluer. Dans une lettre ouverte à la ministre de la Santé datée du 12 juillet 2017, plusieurs associations psychanalytiques avertissent sur la difficulté à mesurer l’efficacité de leur pratique : « Une action subjective sur les troubles de la subjectivité ne s’objectivise pas aisément (5). » Certains d’entre eux estiment que, puisque Freud a souvent tâtonné, son travail présente les qualités d’une science. D’autres reconnaissent que la psychanalyse ne sera jamais scientifique. Comme S. Lézé, ils admettent que Freud a tiré des conclusions hâtives de sa pratique clinique, mais ils lui restent fidèles. Ainsi, le canadien Ian Hacking écrit en 1995 : « Freud montrait un engagement passionné pour la vérité, la vérité sous-jacente, en tant que valeur. Cet engagement idéologique est totalement compatible avec le fait de mentir comme un sapeur. »

    Les derniers adeptes
    De son vivant, Freud essuyait déjà de virulentes critiques : tentatives de dégradation de sa réputation, accusations de pseudoscience… Des collègues tels que Pierre Janet ou Eugen Bleuler le trouvaient trop directif, voire intimidant. Dès 1896, Freud se défend en affirmant : « L’hostilité qu’on me témoigne et mon isolement pourraient bien faire supposer que j’ai découvert la plus grande des vérités. » Un mode de défense souvent repris aujourd’hui par ses partisans. Résister à la psychanalyse, ce serait résister à l’inconscient, refouler sa sexualité. Dans Freud Wars, S. Lézé affirme même que critiquer Freud, c’est l’ériger au rang de mythe et contribuer à sa popularisation. Des arguments fallacieux car irréfutables, selon Michel Onfray, qui publie en 2010 Le Crépuscule d’une idole – le dernier pamphlet en date contre le père de la psychanalyse. Pour les antifreudiens, les pirouettes argumentatives de leurs opposants ne font que démontrer leur sectarisme. « Une supercherie pour notre siècle », avait déjà lancé l’écrivain Aldous Huxley.

    Si la psychanalyse est si peu efficace, si Freud a menti sur les succès de sa thérapie, pourquoi la psychanalyse a-t-elle autant d’adeptes ? En fait, après un essor important dans les années 1950, elle n’a cessé de décliner. La France et l’Argentine restent ses derniers bastions, dans lesquels elle a exercé son influence au niveau culturel, médical, éducatif, artistique… Mais là aussi, elle est en perte de vitesse. Les psychothérapeutes utilisent des approches variées telles que les thérapies systémiques, cognitivo-comportementales, ou intégratives. Dans certains domaines, comme les compulsions (toc) ou la toxicomanie, bon nombre de psychanalystes reconnaissent leur inefficacité et laissent à leurs collègues le soin de prendre en charge les patients. Car si la psychanalyse peut améliorer la connaissance de soi, elle travaille sur le temps long et n’est pas toujours adaptée quand les symptômes sont envahissants. Quels arguments reste-t-il alors en faveur de Freud et de la psychanalyse ? Certains psychanalystes tels que Peter Fonagy ont de toute évidence renoncé à fournir des preuves au camp d’en face : « Il n’y a pas d’étude qui permette de conclure sans équivoque que la psychanalyse soit efficace par rapport à un placebo. (…) Notre propre expérience de l’analyse est probablement suffisante dans la plupart des cas à nous persuader de son efficacité (6). »

  • #2
    suite

    Le mythe d’Anna O.
    Se souvenir c’est guérir. C’est là un principe élémentaire de la psychanalyse. Selon Sigmund Freud c’est ainsi qu’Anna O., sorte de « patiente zéro », a été guérie. Souffrant d’hystérie, de son vrai nom Bertha Pappenheim, elle était la patiente du médecin viennois Josef Breuer. Sa guérison donna lieu à la fameuse talking cure, modèle pour Freud et la psychanalyse. J. Breuer raconte qu’au cours d’une séance d’hypnose, Anna O. avait évoqué un souvenir désagréable de son enfance. Après qu’elle eut exprimé sa colère, « le trouble disparut pour toujours », écrit J. Breuer dans Études sur l’hystérie, cosigné avec Freud. Et ce dernier d’acquiescer dans Introduction à la psychanalyse : « Les symptômes disparaissent quand les conditions inconscientes ont été rendues conscientes. » Problème : Anna O. n’a pas été guérie. Elle a été placée en sanatorium à l’issue de sa cure, où elle a manifesté de nouveaux symptômes hystériques au bout d’un mois. B. Pappenheim finit par guérir, près de dix ans plus tard, après de nombreux séjours en sanatorium – et plus aucun chez J. Breuer. Après cette guérison, Freud mentionna à de nombreuses reprises un « cas d’école », profitant du fait que la patiente était effectivement guérie… mais certainement pas grâce à la talking cure. C’est contre ce mythe, maintes fois cité, longtemps évoqué comme une référence, que luttent les antifreudiens, à l’image de Mikkel Borch-Jacobsen : « Tout le monde sait bien que la guérison d’Anna O. est un mythe, mais tout le monde s’empresse de l’oublier quand il s’agit d’en tirer les conséquences théoriques (7).»

    NOTES

    1. Samuel Lézé. Freud Wars. Un siècle de scandales, Puf, 2017.
    2. Stephen C. Dubin, « War of the words. Psychoanalysis and his discontents », in Displays of Power. Controversy in the American Museum from the Enola Gay to Ssnsation !, New York University Press, 1999.
    3. Karin Obholzer, Entretiens avec l’homme aux loups. Une psychanalyse et ses suites, Gallimard, 1981.
    4. Karl Popper, La Logique de la découverte scientifique, 1935, rééd. Payot, 2017.
    5. http://www.spf.asso.fr/lettre-a-la-m...et-de-la-sante
    6. Peter Fonagy et al., « An open door review of outcome studies in psychoanalysis », 2002.
    7. Mikkel Borch-Jacobsen, Souvenirs d’Anna O. Une mystification centenaire, Aubier, 1995.

    SH

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