Aucun texte écrit au milieu du XIX è siècle n’a tenu la route jusqu’aujourd’hui aussi bien que le Manifeste Communiste de 1848. (…) Marx et Engels étaient-ils des prophètes inspirés ? Des magiciens capables de lire dans une boule de cristal ? Des êtres exceptionnels pour leur intuition ? Non. Ils avaient seulement mieux compris que quiconque, en leur temps et pour notre temps encore, l’essentiel de ce qui définit et caractérise le capitalisme.
1.
Lues aujourd’hui des phrases entières du texte répondent à la réalité contemporaine mieux encore qu’en 1848. A partir de prémices encore à peine visibles à l’époque, Marx et Engels tiraient des conclusions que le déploiement de 170 ans d’histoire allait pleinement conforter. J’en donnerai dans cet article plus loin des exemples fulgurants.
Marx et Engels étaient-ils des prophètes inspirés ? des magiciens capables de lire dans une boule de cristal ? des êtres exceptionnels pour leur intuition ? Non. Ils avaient seulement mieux compris que quiconque, en leur temps et pour notre temps encore, l’essentiel de ce qui définit et caractérise le capitalisme. Marx a consacré toute sa vie pour approfondir cette analyse par le double examen de la nouvelle économie (à partir de l’exemple de l’Angleterre) et de la nouvelle politique (à partir de l’exemple de la France).
J’ai écrit à ce sujet dans « Le centenaire de la révolution d’octobre 1917 », chapitre trois « Lire le Capital, lire les capitalismes historiques » :
« L’ouvrage majeur de Marx – Le Capital – nous propose une analyse scientifique rigoureuse de ce que le mode de production et la société capitalistes sont, par opposition à ce qu’étaient les sociétés antérieures. Le livre 1 nous plonge au cœur du problème. Il nous éclaire immédiatement sur ce que signifie la généralisation de l’échange marchand entre des propriétaires privés (et cette caractéristique est propre au monde moderne du capitalisme, même si des échanges marchands avaient existé avant lui) : l’émergence et la dominance de la valeur et du travail social abstrait. A partir de là Marx nous fait comprendre comment la vente par le prolétaire de sa force de travail à « l’homme aux écus » assure la production d’une plus-value dont s’empare le capitaliste, et qui à son tour constitue la condition de l’accumulation du capital. Cette dominance de la valeur ne commande pas seulement la reproduction du système économique du capitalisme ; elle commande tous les aspects de la vie sociale et politique moderne. L’aliénation marchande permet alors de saisir le mécanisme idéologique par lequel s’affirme la cohérence d’ensemble de la reproduction sociale. »
L’instrument intellectuel et politique, qualifié par la suite de « marxisme », s’est révélé être le meilleur pour prévoir d’une manière correcte dans sa ligne générale l’évolution historique de la réalité capitaliste. Aucune des tentatives de penser hors du marxisme – et souvent contre lui – n’est parvenu à des résultats comparables. L’erreur de la pensée bourgeoise, en particulier de sa « science économique » (qualifiée par Marx avec raison de « vulgaire ») est magistrale. Parce qu’elle est incapable de comprendre ce qu’est le capitalisme dans sa réalité essentielle, cette pensée aliénée n’est pas davantage capable de savoir où vont les sociétés capitalistes. L’avenir sera-t-il forgé par des révolutions socialistes qui mettront un terme à la domination du capital ? Ou bien le capitalisme parviendra à prolonger ses jours, ouvrant alors la voie à la décadence de la société ? La pensée bourgeoise ignore cette question, posée dans le Manifeste.
En effet on lit dans le Manifeste page 7 (1) :
« une guerre qui finissait toujours par une transformation révolutionnaire de la société ou par la destruction des deux classes en lutte. »
Cette phrase avait retenu mon attention depuis longtemps.
C’est à partir d’elle que je suis parvenu progressivement à formuler une lecture du mouvement de l’histoire axée sur le concept de développement inégal (la transformation est amorcée plus aisément dans les périphéries d’un système en voie de dépassement que dans ses centres) et sur les deux modes de réponse au défi : la voie révolutionnaire et celle de la décadence.
J’ai donc écrit sur cette question, dans « Classe et Nation » (2) les phrases suivantes :
« En choisissant de faire dériver les lois du matérialisme historique de l’expérience universelle, nous lui avons opposé la thèse d’un mode précapitaliste unique, le mode tributaire, vers lequel tendent toutes les sociétés de classes. L’histoire de l’Occident – la construction romaine antique, sa désagrégation, la constitution de l’Europe féodale, enfin la cristallisation des Etats absolutistes de l’époque mercantiliste – traduit ainsi, dans ses particularités, la même tendance fondamentale qui s’exprime ailleurs dans la construction moins discontinue des Etats tributaires achevés, dont la Chine est l’expression la plus forte. Dans notre thèse, d’une part, le mode esclavagiste n’a pas de statut universel comme le mode tributaire et le mode capitaliste : il est particulier et apparaît en relation étroite avec l’extension de rapports marchands ; d’autre part, le mode féodal est une forme primitive, inachevée, du mode tributaire.
La construction romaine, puis sa désagrégation, apparaissent dans cette hypothèse comme une tentative trop précoce de construction tributaire. Le niveau de développement des forces productives n’exigeait pas une centralisation tributaire à l’échelle de l’empire romain. Cette première tentative avortée allait donc être suivie d’un passage forcé par la phase de l’émiettement féodal, à partir duquel devait se reconstituer une centralisation dans le cadre des monarchies absolutistes de l’Occident. Alors seulement le mode de production en Occident approchera le modèle tributaire achevé. C’est d’ailleurs uniquement à partir de ce stade que le niveau de développement des forces productives en Occident atteindra celui du mode tributaire achevé de la Chine impériale, et cette coïncidence n’est sans doute pas fortuite.
Le retard de l’Occident, qui s’exprime par l’avortement romain et l’émiettement féodal, a constitué en définitive son avantage historique. C’est en effet la combinaison spécifique d’éléments du mode tributaire antique et des modes communautaires barbares qui caractérise le féodalisme et lui a donné sa flexibilité. Celle-ci rend compte de la rapidité avec laquelle l’Europe traverse la phase tributaire achevée, dépassant vite le niveau de développement des forces productives de l’Orient qu’elle venait de rattraper, et débouchant sur le capitalisme. Cette flexibilité et cette rapidité contrastent avec la rigidité et la lenteur relatives de l’évolution dans les modes tributaires achevés de l’Orient. Le cas romain-occidental n’est sans doute pas le seul exemple d’avortement de la construction tributaire. Dans des conditions spécifiques différentes, nous croyons repérer au moins trois autres cas de type : le cas byzantin-arabe-ottoman, le cas indien, le cas mongol.
Chaque fois, les tentatives de mise en place de systèmes de centralisation tributaire ont trop largement précédé les exigences du développement des forces productives pour pouvoir s’installer durablement. Sans doute les formes de ces centralisations ont-elles été dans chaque cas des combinaisons spécifiques différentes de moyens étatiques, para féodaux et marchands : dans l’Etat islamique, par exemple, c’est la centralisation marchande qui a joué le rôle décisif ; les avortements successifs sont à mettre en relation avec le contenu de l’idéologie hindouiste, que nous avons opposée au confucianisme ; quant à la centralisation de l’empire de Gengis Khan, elle fut, comme on sait, de très courte durée ».
« Le système impérialiste contemporain est, lui aussi, un système de centralisation du surplus, à l’échelle mondiale. Cette centralisation opère sur la base des lois fondamentales du mode capitaliste et dans les conditions de sa domination sur les modes précapitalistes de la périphérie soumise. Nous avons formulé la loi de l’accumulation du capital à l’échelle mondiale comme forme d’expression de la loi de la valeur opérant à cette échelle. Le système impérialiste de centralisation de la valeur se caractérise par l’accélération de l’accumulation et du développement des forces productives au centre du système, tandis qu’à sa périphérie ceux-ci sont handicapés et déformés.
Développement et sous-développement sont l’endroit et l’envers de la même médaille….On comprend alors que le développement ultérieur des forces productives à la périphérie doive passer par l’éclatement du système impérialiste de centralisation du surplus. Une phase nécessaire de décentralisation, la construction de la transition socialiste nationale, doit précéder la réunification à un niveau plus élevé de développement que constituerait la société planétaire sans classes. »
« Ce sont les hommes qui font leur histoire…… Le concept de praxis est propre à la société, comme expression de la synthèse du déterminisme et de l’intervention humaine. La relation dialectique infrastructure/superstructure lui est également propre et n’a pas de correspondant dans la nature. Cette relation n’est pas unilatérale : la superstructure n’est pas le reflet des exigences de l’infrastructure. S’il en était ainsi, la société serait toujours aliénée et on ne voit pas comment elle pourrait parvenir à se libérer.
C’est pourquoi nous proposons de distinguer deux types qualitativement différents de transition d’un mode à un autre. Lorsque le passage se fait dans l’inconscience, ou par la conscience aliénée, c’est-à-dire lorsque l’idéologie qui agit les classes ne permet pas de maîtriser le processus du changement, celui-ci apparaît comme opérant d’une manière analogue à un changement naturel, l’idéologie faisant partie de cette nature. A ce type de passage nous réservons l’expression de « modèle de décadence ». En revanche, si l’idéologie parvient à donner la dimension totale et réelle du changement voulu, et alors seulement, on peut parler de révolution. »
La pensée bourgeoise doit ignorer la question pour penser le capitalisme comme un système rationnel pour tous les temps à venir, pour penser « la fin de l’histoire ».
1.
Lues aujourd’hui des phrases entières du texte répondent à la réalité contemporaine mieux encore qu’en 1848. A partir de prémices encore à peine visibles à l’époque, Marx et Engels tiraient des conclusions que le déploiement de 170 ans d’histoire allait pleinement conforter. J’en donnerai dans cet article plus loin des exemples fulgurants.
Marx et Engels étaient-ils des prophètes inspirés ? des magiciens capables de lire dans une boule de cristal ? des êtres exceptionnels pour leur intuition ? Non. Ils avaient seulement mieux compris que quiconque, en leur temps et pour notre temps encore, l’essentiel de ce qui définit et caractérise le capitalisme. Marx a consacré toute sa vie pour approfondir cette analyse par le double examen de la nouvelle économie (à partir de l’exemple de l’Angleterre) et de la nouvelle politique (à partir de l’exemple de la France).
J’ai écrit à ce sujet dans « Le centenaire de la révolution d’octobre 1917 », chapitre trois « Lire le Capital, lire les capitalismes historiques » :
« L’ouvrage majeur de Marx – Le Capital – nous propose une analyse scientifique rigoureuse de ce que le mode de production et la société capitalistes sont, par opposition à ce qu’étaient les sociétés antérieures. Le livre 1 nous plonge au cœur du problème. Il nous éclaire immédiatement sur ce que signifie la généralisation de l’échange marchand entre des propriétaires privés (et cette caractéristique est propre au monde moderne du capitalisme, même si des échanges marchands avaient existé avant lui) : l’émergence et la dominance de la valeur et du travail social abstrait. A partir de là Marx nous fait comprendre comment la vente par le prolétaire de sa force de travail à « l’homme aux écus » assure la production d’une plus-value dont s’empare le capitaliste, et qui à son tour constitue la condition de l’accumulation du capital. Cette dominance de la valeur ne commande pas seulement la reproduction du système économique du capitalisme ; elle commande tous les aspects de la vie sociale et politique moderne. L’aliénation marchande permet alors de saisir le mécanisme idéologique par lequel s’affirme la cohérence d’ensemble de la reproduction sociale. »
L’instrument intellectuel et politique, qualifié par la suite de « marxisme », s’est révélé être le meilleur pour prévoir d’une manière correcte dans sa ligne générale l’évolution historique de la réalité capitaliste. Aucune des tentatives de penser hors du marxisme – et souvent contre lui – n’est parvenu à des résultats comparables. L’erreur de la pensée bourgeoise, en particulier de sa « science économique » (qualifiée par Marx avec raison de « vulgaire ») est magistrale. Parce qu’elle est incapable de comprendre ce qu’est le capitalisme dans sa réalité essentielle, cette pensée aliénée n’est pas davantage capable de savoir où vont les sociétés capitalistes. L’avenir sera-t-il forgé par des révolutions socialistes qui mettront un terme à la domination du capital ? Ou bien le capitalisme parviendra à prolonger ses jours, ouvrant alors la voie à la décadence de la société ? La pensée bourgeoise ignore cette question, posée dans le Manifeste.
En effet on lit dans le Manifeste page 7 (1) :
« une guerre qui finissait toujours par une transformation révolutionnaire de la société ou par la destruction des deux classes en lutte. »
Cette phrase avait retenu mon attention depuis longtemps.
C’est à partir d’elle que je suis parvenu progressivement à formuler une lecture du mouvement de l’histoire axée sur le concept de développement inégal (la transformation est amorcée plus aisément dans les périphéries d’un système en voie de dépassement que dans ses centres) et sur les deux modes de réponse au défi : la voie révolutionnaire et celle de la décadence.
J’ai donc écrit sur cette question, dans « Classe et Nation » (2) les phrases suivantes :
« En choisissant de faire dériver les lois du matérialisme historique de l’expérience universelle, nous lui avons opposé la thèse d’un mode précapitaliste unique, le mode tributaire, vers lequel tendent toutes les sociétés de classes. L’histoire de l’Occident – la construction romaine antique, sa désagrégation, la constitution de l’Europe féodale, enfin la cristallisation des Etats absolutistes de l’époque mercantiliste – traduit ainsi, dans ses particularités, la même tendance fondamentale qui s’exprime ailleurs dans la construction moins discontinue des Etats tributaires achevés, dont la Chine est l’expression la plus forte. Dans notre thèse, d’une part, le mode esclavagiste n’a pas de statut universel comme le mode tributaire et le mode capitaliste : il est particulier et apparaît en relation étroite avec l’extension de rapports marchands ; d’autre part, le mode féodal est une forme primitive, inachevée, du mode tributaire.
La construction romaine, puis sa désagrégation, apparaissent dans cette hypothèse comme une tentative trop précoce de construction tributaire. Le niveau de développement des forces productives n’exigeait pas une centralisation tributaire à l’échelle de l’empire romain. Cette première tentative avortée allait donc être suivie d’un passage forcé par la phase de l’émiettement féodal, à partir duquel devait se reconstituer une centralisation dans le cadre des monarchies absolutistes de l’Occident. Alors seulement le mode de production en Occident approchera le modèle tributaire achevé. C’est d’ailleurs uniquement à partir de ce stade que le niveau de développement des forces productives en Occident atteindra celui du mode tributaire achevé de la Chine impériale, et cette coïncidence n’est sans doute pas fortuite.
Le retard de l’Occident, qui s’exprime par l’avortement romain et l’émiettement féodal, a constitué en définitive son avantage historique. C’est en effet la combinaison spécifique d’éléments du mode tributaire antique et des modes communautaires barbares qui caractérise le féodalisme et lui a donné sa flexibilité. Celle-ci rend compte de la rapidité avec laquelle l’Europe traverse la phase tributaire achevée, dépassant vite le niveau de développement des forces productives de l’Orient qu’elle venait de rattraper, et débouchant sur le capitalisme. Cette flexibilité et cette rapidité contrastent avec la rigidité et la lenteur relatives de l’évolution dans les modes tributaires achevés de l’Orient. Le cas romain-occidental n’est sans doute pas le seul exemple d’avortement de la construction tributaire. Dans des conditions spécifiques différentes, nous croyons repérer au moins trois autres cas de type : le cas byzantin-arabe-ottoman, le cas indien, le cas mongol.
Chaque fois, les tentatives de mise en place de systèmes de centralisation tributaire ont trop largement précédé les exigences du développement des forces productives pour pouvoir s’installer durablement. Sans doute les formes de ces centralisations ont-elles été dans chaque cas des combinaisons spécifiques différentes de moyens étatiques, para féodaux et marchands : dans l’Etat islamique, par exemple, c’est la centralisation marchande qui a joué le rôle décisif ; les avortements successifs sont à mettre en relation avec le contenu de l’idéologie hindouiste, que nous avons opposée au confucianisme ; quant à la centralisation de l’empire de Gengis Khan, elle fut, comme on sait, de très courte durée ».
« Le système impérialiste contemporain est, lui aussi, un système de centralisation du surplus, à l’échelle mondiale. Cette centralisation opère sur la base des lois fondamentales du mode capitaliste et dans les conditions de sa domination sur les modes précapitalistes de la périphérie soumise. Nous avons formulé la loi de l’accumulation du capital à l’échelle mondiale comme forme d’expression de la loi de la valeur opérant à cette échelle. Le système impérialiste de centralisation de la valeur se caractérise par l’accélération de l’accumulation et du développement des forces productives au centre du système, tandis qu’à sa périphérie ceux-ci sont handicapés et déformés.
Développement et sous-développement sont l’endroit et l’envers de la même médaille….On comprend alors que le développement ultérieur des forces productives à la périphérie doive passer par l’éclatement du système impérialiste de centralisation du surplus. Une phase nécessaire de décentralisation, la construction de la transition socialiste nationale, doit précéder la réunification à un niveau plus élevé de développement que constituerait la société planétaire sans classes. »
« Ce sont les hommes qui font leur histoire…… Le concept de praxis est propre à la société, comme expression de la synthèse du déterminisme et de l’intervention humaine. La relation dialectique infrastructure/superstructure lui est également propre et n’a pas de correspondant dans la nature. Cette relation n’est pas unilatérale : la superstructure n’est pas le reflet des exigences de l’infrastructure. S’il en était ainsi, la société serait toujours aliénée et on ne voit pas comment elle pourrait parvenir à se libérer.
C’est pourquoi nous proposons de distinguer deux types qualitativement différents de transition d’un mode à un autre. Lorsque le passage se fait dans l’inconscience, ou par la conscience aliénée, c’est-à-dire lorsque l’idéologie qui agit les classes ne permet pas de maîtriser le processus du changement, celui-ci apparaît comme opérant d’une manière analogue à un changement naturel, l’idéologie faisant partie de cette nature. A ce type de passage nous réservons l’expression de « modèle de décadence ». En revanche, si l’idéologie parvient à donner la dimension totale et réelle du changement voulu, et alors seulement, on peut parler de révolution. »
La pensée bourgeoise doit ignorer la question pour penser le capitalisme comme un système rationnel pour tous les temps à venir, pour penser « la fin de l’histoire ».
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