L’auteure, prix Goncourt 2016, s’exprime ici sur son rôle de représentante du président Macron pour la francophonie, et sur la campagne Metoo
Bien entendu, le restaurant ne trouve pas trace de ma réservation, mais on me déniche une table dans la véranda intérieure. Quelques minutes après l’heure du rendez-vous – ce qui est peu, pour Paris – Leïla Slimani entre dans le restaurant Marco Polo. Tout le monde m’a prévenu : elle est belle. Elle est aussi extrêmement élégante, une élégance très parisienne. Son écharpe est enroulée de façon si parfaite qu’elle semble sortie d’une photo de catalogue. Elle embrasse le restaurateur italien et me serre la main. Nous sommes assis sous le vent non loin d’un couple qui fume, mais cela ne la gêne pas. “J’adore la cuisine italienne” soupire-t-elle.
Nous sommes dans le VIe arrondissement, entouré du gratin de l’édition française. Leïla Slimani, 36 ans, en est la nouvelle star. Son premier roman, l’histoire d’une nymphomane, a bien marché. Son second, ‘Chanson douce’ (‘Lullaby’ en version anglaise), sur une nounou meurtrière, a remporté le Prix Goncourt 2016, et s’est vendu à plus de 600 000 exemplaires en France. Le livre a été traduit en quarante langues. Sa première phrase, “Le bébé est mort”, est déjà célèbre. L’an dernier, Leïla Slimani a publié un essai sur la répression sexuelle dans son pays natal, le Maroc. Par ailleurs, le président Macron l’a nommée sa représentante personnelle pour la promotion de la francophonie. Et elle est désormais une voix féministe reconnue à l’international.
“‘Chanson douce’ a remporté le Prix Goncourt 2016, et s’est vendu à plus de 600 000 exemplaires en France. Le livre a été traduit en quarante langues”
Leïla Slimani jette à peine un coup d’œil à la formule du jour, puis décrète : “Et voilà, j’ai choisi” : salade de tomates et mozzarella, suivie par des spaghetti alle vongole. Je choisis le prosciutto puis les moules. Le serveur prend la commande mais ressurgit bientôt pour me proposer le menu du jour, moins cher. Il ne prend même pas la peine de m’expliquer pourquoi. C’est juste comme ça qu’on commande à Paris : la “formule” est moins chère, cuisinée du matin et épargne du travail aux cuisines. J’imite le choix de Leïla Slimani. La question pile ou face qui ouvre tout déjeuner du FT se solde par un échec : elle ne veut pas de vin. “Je garde mes enfants cet après-midi” dit-elle en souriant.
Elle a grandi dans une grande maison dans la campagne marocaine. L’une de ses grands-mères était une Française d’Alsace qui rencontra son mari marocain quand il libéra son village des nazis (et portait un magnifique uniforme des soldats d’Afrique du Nord). Son autre grand-mère était une paysanne illettrée. Sa mère fut l’une des premières femmes médecins au Maroc et son père, un banquier, fut ministre de l’Économie pendant deux ans. Mais un scandale financier le jeta en prison, et il en fut brisé, même s’il fut blanchi à titre posthume. Leïla Slimani avait aussi une nounou, illettrée. C’est elle qui a inspiré ‘Chanson douce’, ainsi que la nounou britannique Louise Woodward, et celle de New York, Yoselyn Ortega, qui tua les deux enfants dont elle s’occupait.
La famille était surtout francophone. “J’ai l’impression d’appartenir à plusieurs cultures” dit-elle. “Ma grand-mère parlait allemand, mes parents parlaient arabe et français, j’entendais souvent parler en espagnol. Je n’ai pas l’impression d’avoir été élevée dans la culture française. J’ai l’impression d’avoir été élevée dans la Culture, dans le monde de la culture. Je lisais des romans russes, des romans anglais, des romans français.” Comme elle représente maintenant officiellement la francophonie, elle est pratiquement obligée contractuellement de mener la conversation en français, mais son anglais est quasi parfait.
“La francophonie ne devrait pas schercher à être en guerre avec l’anglais. Je trouve ça ridicule, mesquin. L’anglais est nécessaire. Et avant tout, c’est une très belle langue, qui conduit à une culture et à une littérature merveilleuses. Il faudrait savoir parler français et anglais.”
“Je n’ai pas l’impression d’avoir été élevée dans la culture française. J’ai l’impression d’avoir été élevée dans la Culture, dans le monde de la culture”
Le serveur apporte la tomate-mozza, elle le remercie avec une profusion de “grazies” et de “mercis”. Un éditeur et son invité ont pris place à la table voisine, à à peine un mètre de nous. Ils sont ravis de côtoyer Leïla Slimani.
La maîtrise du langage comme atout social
Elle est arrivée à Paris après son bac, ne connaissant personne, pour faire une classe préparatoire, l’antichambre française des grandes écoles. Un jour, elle vit une photo d’une belle femme, Simone de Beauvoir, buvant un café au Café de Flore : quelque chose d’impensable pour une femme au Maroc. Leïla Slimani alla à la bibliothèque et, très gênée, demanda ‘Le Deuxième sexe’ de Simone de Beauvoir, en croyant qu’il s’agissait d’un livre érotique. Quand elle découvrit que c’était un essai féministe, elle fut d’abord déçue, puis captivée.
Les Parisiens la traitaient-ils comme une immigrée nord-africaine ? “Non, parce que j’ai fait ma prépa ici (elle désigne sa droite) puis Sciences-Po (elle désigne sa gauche), puis j’ai travaillé au centre de Paris. Je n’ai jamais rencontré quiconque qui m’ait insultée. Je n’ai jamais été victime de racisme. Ou alors, c’était tellement trivial que je ne m’en souviens pas.” Est-ce parce qu’elle appartient à une classe sociale aisée ? “Évidemment. Je connais les codes.”
“Leïla Slimani très gênée, demanda ‘Le Deuxième sexe’ de Simone de Beauvoir, en croyant qu’il s’agissait d’un livre érotique”
Mais elle insiste : ses parents lui ont transmis “des codes qui marchent partout. Je suis copine avec les épiciers, je peux passer l’après-midi à fumer des clopes avec eux, ou bien je peux les passer avec le patron d’une grande maison d’édition. Je n’enferme pas les gens dans une classe sociale.” Ou plutôt, précise-t-elle, c’est comme si elle pouvait filmer les gens avec deux caméras : avec une caméra, elle voit la personne, et avec l’autre, sa classe sociale. De là, l’analyse finement observée de la lutte des classes nounou-employeur dans ‘Chanson douce’. Leïla Slimani est entré dans la bataille de la vie parisienne avec un autre atout social : la maîtrise du langage. Elle parle comme elle écrit, en phrases complètes et translucides, avec la précision française accordée aux émotions. Quand je dis qu’elle projette beaucoup d’assurance, elle opine : “J’étais déjà comme ça petite. je n’ai jamais été timide, j’ai toujours su comment m’exprimer. J’ai compris que juste en parlant, vous pouviez faire beaucoup de choses : vous pouvez transformer quelque chose, orienter quelqu’un d’une idée vers une autre, séduire, enseigner, transmettre. Savoir s’exprimer est un grand pouvoir.”
En 2008, elle commença à couvrir le Maroc et la Tunisie pour le magazine ‘Jeune Afrique’. En 2011, elle fut témoin du début du printemps arabe en Tunisie. “C’était magnifique. Les Tunisiens sont des gens adorables. La Tunisie est un phare pour le monde arabe.”
Et le Maroc ? “Malheureusement, les islamistes sont au pouvoir. Les gens votent islamistes, voilà.” Sa gloire littéraire internationale lui a-t-elle donné de l’influence dans son pays natal ? “Pas du tout. Les intellectuels marocains n’ont en rien le pouvoir qu’ont les intellectuels en France. Les gens là-bas lisent très peu.”
“Les intellectuels marocains n’ont en rien le pouvoir qu’ont les intellectuels en France. Les gens là-bas lisent très peu”
Elle abandonna le journalisme pour écrire des romans. Sa première tentative, non publiée, était horriblement mauvaise, selon elle. En 2013, sa mère et son mari lui firent un cadeau de Noël : un atelier d’écriture pour non-professionnels aux éditions Gallimard. Son tuteur, l’éditeur et écrivain Jean-Marie Laclavetine, allait lui ouvrir des perspectives aveuglantes : “Il a dit que le problème était que je posais beaucoup de questions sur la psychologie des personnages – ce qu’ils pensent. Mais un roman, c’est avant tout des actions. Ce sont des personnages qui font des choses ; et j’étais aussi influencée par l’existentialisme, par de Beauvoir, par l’idée que nous sommes par-dessus tout ce que nous faisons. Je n’ai jamais été intéressée par qui je suis. L’identité, par exemple, ça ne m’intéresse pas.”
Sous l’armure d’un style parfait
Ceux qui ont cru que son roman “nymphomaniaque” était autobiographique seront déçus. Leïla Slimani n’écrit pas sur elle. Certains de ses personnages principaux sont des Parisiens d’origine nord-africaine, mais c’est presque un hasard. Ses romans vont ailleurs. Elle dit : “je pense qu’il faut avoir été écrivain pendant longtemps pour être capable d’écrire sur soi-même. C’est le sujet le plus difficile”. Sous cet aspect, ma compagne de déjeuner est comme la romancière : Leïla Slimani, sous l’armure de son style parfait, ne fait pas de révélations sur elle-même. Habituellement, quand vous déjeunez avec une personne, les barrières tombent. Mais pas aujourd’hui. Nous gardons le “vous” formel.
Avait-elle prévu le succès de ‘Chanson douce’ ? “Pas du tout. Je pensais que c’était un livre qui allait passer à peu près inaperçu… Je pensais que c’était un jalon vers mon prochain livre. J’ai trouvé un nombre énorme de défauts à ce livre, que j’espère éradiquer dans les prochains.”
“je pense qu’il faut avoir été écrivain pendant longtemps pour être capable d’écrire sur soi-même. C’est le sujet le plus difficile”
Mais c’est un roman si plein d’assurance, lui fais-je remarquer : à chaque phrase, vous avez l’impression de savoir où vous allez. “Quand j’étais en train de l’écrire, je ne savais pas ; je connaissais le début et la fin. Il fallait un meurtrier, peut-être parce que c’était difficile de construire une relation entre un couple et sa nounou sans un enjeu. Je voulais mêler le thriller, la tragédie, le conte de fées, le roman contemporain.”
Je lui dis qu’on trouve des traces de Georges Simenon dans ‘Chanson douce’. Je gagne le plus bref des sourires. “C’est un grand écrivain des détails, de l’atmosphère. Ses descriptions de Paris m’ont influencée.”
Simenon écrivait sur l’Est parisien, principalement ouvrier au XXe siècle. Aujourd’hui, ces mêmes immeubles sont occupés par les catégories urbaines aisées connues en France sous le nom de “bobos”: bourgeois bohèmes. ‘Chanson douce’ croque à merveille cette tribu. Conversation durant un dîner entre amis : “Ils parlèrent de leur travail, du terrorisme, de l’immobilier. Patrick décrivit ses projets de vacances au Sri Lanka”.
Bien entendu, le restaurant ne trouve pas trace de ma réservation, mais on me déniche une table dans la véranda intérieure. Quelques minutes après l’heure du rendez-vous – ce qui est peu, pour Paris – Leïla Slimani entre dans le restaurant Marco Polo. Tout le monde m’a prévenu : elle est belle. Elle est aussi extrêmement élégante, une élégance très parisienne. Son écharpe est enroulée de façon si parfaite qu’elle semble sortie d’une photo de catalogue. Elle embrasse le restaurateur italien et me serre la main. Nous sommes assis sous le vent non loin d’un couple qui fume, mais cela ne la gêne pas. “J’adore la cuisine italienne” soupire-t-elle.
Nous sommes dans le VIe arrondissement, entouré du gratin de l’édition française. Leïla Slimani, 36 ans, en est la nouvelle star. Son premier roman, l’histoire d’une nymphomane, a bien marché. Son second, ‘Chanson douce’ (‘Lullaby’ en version anglaise), sur une nounou meurtrière, a remporté le Prix Goncourt 2016, et s’est vendu à plus de 600 000 exemplaires en France. Le livre a été traduit en quarante langues. Sa première phrase, “Le bébé est mort”, est déjà célèbre. L’an dernier, Leïla Slimani a publié un essai sur la répression sexuelle dans son pays natal, le Maroc. Par ailleurs, le président Macron l’a nommée sa représentante personnelle pour la promotion de la francophonie. Et elle est désormais une voix féministe reconnue à l’international.
“‘Chanson douce’ a remporté le Prix Goncourt 2016, et s’est vendu à plus de 600 000 exemplaires en France. Le livre a été traduit en quarante langues”
Leïla Slimani jette à peine un coup d’œil à la formule du jour, puis décrète : “Et voilà, j’ai choisi” : salade de tomates et mozzarella, suivie par des spaghetti alle vongole. Je choisis le prosciutto puis les moules. Le serveur prend la commande mais ressurgit bientôt pour me proposer le menu du jour, moins cher. Il ne prend même pas la peine de m’expliquer pourquoi. C’est juste comme ça qu’on commande à Paris : la “formule” est moins chère, cuisinée du matin et épargne du travail aux cuisines. J’imite le choix de Leïla Slimani. La question pile ou face qui ouvre tout déjeuner du FT se solde par un échec : elle ne veut pas de vin. “Je garde mes enfants cet après-midi” dit-elle en souriant.
Elle a grandi dans une grande maison dans la campagne marocaine. L’une de ses grands-mères était une Française d’Alsace qui rencontra son mari marocain quand il libéra son village des nazis (et portait un magnifique uniforme des soldats d’Afrique du Nord). Son autre grand-mère était une paysanne illettrée. Sa mère fut l’une des premières femmes médecins au Maroc et son père, un banquier, fut ministre de l’Économie pendant deux ans. Mais un scandale financier le jeta en prison, et il en fut brisé, même s’il fut blanchi à titre posthume. Leïla Slimani avait aussi une nounou, illettrée. C’est elle qui a inspiré ‘Chanson douce’, ainsi que la nounou britannique Louise Woodward, et celle de New York, Yoselyn Ortega, qui tua les deux enfants dont elle s’occupait.
La famille était surtout francophone. “J’ai l’impression d’appartenir à plusieurs cultures” dit-elle. “Ma grand-mère parlait allemand, mes parents parlaient arabe et français, j’entendais souvent parler en espagnol. Je n’ai pas l’impression d’avoir été élevée dans la culture française. J’ai l’impression d’avoir été élevée dans la Culture, dans le monde de la culture. Je lisais des romans russes, des romans anglais, des romans français.” Comme elle représente maintenant officiellement la francophonie, elle est pratiquement obligée contractuellement de mener la conversation en français, mais son anglais est quasi parfait.
“La francophonie ne devrait pas schercher à être en guerre avec l’anglais. Je trouve ça ridicule, mesquin. L’anglais est nécessaire. Et avant tout, c’est une très belle langue, qui conduit à une culture et à une littérature merveilleuses. Il faudrait savoir parler français et anglais.”
“Je n’ai pas l’impression d’avoir été élevée dans la culture française. J’ai l’impression d’avoir été élevée dans la Culture, dans le monde de la culture”
Le serveur apporte la tomate-mozza, elle le remercie avec une profusion de “grazies” et de “mercis”. Un éditeur et son invité ont pris place à la table voisine, à à peine un mètre de nous. Ils sont ravis de côtoyer Leïla Slimani.
La maîtrise du langage comme atout social
Elle est arrivée à Paris après son bac, ne connaissant personne, pour faire une classe préparatoire, l’antichambre française des grandes écoles. Un jour, elle vit une photo d’une belle femme, Simone de Beauvoir, buvant un café au Café de Flore : quelque chose d’impensable pour une femme au Maroc. Leïla Slimani alla à la bibliothèque et, très gênée, demanda ‘Le Deuxième sexe’ de Simone de Beauvoir, en croyant qu’il s’agissait d’un livre érotique. Quand elle découvrit que c’était un essai féministe, elle fut d’abord déçue, puis captivée.
Les Parisiens la traitaient-ils comme une immigrée nord-africaine ? “Non, parce que j’ai fait ma prépa ici (elle désigne sa droite) puis Sciences-Po (elle désigne sa gauche), puis j’ai travaillé au centre de Paris. Je n’ai jamais rencontré quiconque qui m’ait insultée. Je n’ai jamais été victime de racisme. Ou alors, c’était tellement trivial que je ne m’en souviens pas.” Est-ce parce qu’elle appartient à une classe sociale aisée ? “Évidemment. Je connais les codes.”
“Leïla Slimani très gênée, demanda ‘Le Deuxième sexe’ de Simone de Beauvoir, en croyant qu’il s’agissait d’un livre érotique”
Mais elle insiste : ses parents lui ont transmis “des codes qui marchent partout. Je suis copine avec les épiciers, je peux passer l’après-midi à fumer des clopes avec eux, ou bien je peux les passer avec le patron d’une grande maison d’édition. Je n’enferme pas les gens dans une classe sociale.” Ou plutôt, précise-t-elle, c’est comme si elle pouvait filmer les gens avec deux caméras : avec une caméra, elle voit la personne, et avec l’autre, sa classe sociale. De là, l’analyse finement observée de la lutte des classes nounou-employeur dans ‘Chanson douce’. Leïla Slimani est entré dans la bataille de la vie parisienne avec un autre atout social : la maîtrise du langage. Elle parle comme elle écrit, en phrases complètes et translucides, avec la précision française accordée aux émotions. Quand je dis qu’elle projette beaucoup d’assurance, elle opine : “J’étais déjà comme ça petite. je n’ai jamais été timide, j’ai toujours su comment m’exprimer. J’ai compris que juste en parlant, vous pouviez faire beaucoup de choses : vous pouvez transformer quelque chose, orienter quelqu’un d’une idée vers une autre, séduire, enseigner, transmettre. Savoir s’exprimer est un grand pouvoir.”
En 2008, elle commença à couvrir le Maroc et la Tunisie pour le magazine ‘Jeune Afrique’. En 2011, elle fut témoin du début du printemps arabe en Tunisie. “C’était magnifique. Les Tunisiens sont des gens adorables. La Tunisie est un phare pour le monde arabe.”
Et le Maroc ? “Malheureusement, les islamistes sont au pouvoir. Les gens votent islamistes, voilà.” Sa gloire littéraire internationale lui a-t-elle donné de l’influence dans son pays natal ? “Pas du tout. Les intellectuels marocains n’ont en rien le pouvoir qu’ont les intellectuels en France. Les gens là-bas lisent très peu.”
“Les intellectuels marocains n’ont en rien le pouvoir qu’ont les intellectuels en France. Les gens là-bas lisent très peu”
Elle abandonna le journalisme pour écrire des romans. Sa première tentative, non publiée, était horriblement mauvaise, selon elle. En 2013, sa mère et son mari lui firent un cadeau de Noël : un atelier d’écriture pour non-professionnels aux éditions Gallimard. Son tuteur, l’éditeur et écrivain Jean-Marie Laclavetine, allait lui ouvrir des perspectives aveuglantes : “Il a dit que le problème était que je posais beaucoup de questions sur la psychologie des personnages – ce qu’ils pensent. Mais un roman, c’est avant tout des actions. Ce sont des personnages qui font des choses ; et j’étais aussi influencée par l’existentialisme, par de Beauvoir, par l’idée que nous sommes par-dessus tout ce que nous faisons. Je n’ai jamais été intéressée par qui je suis. L’identité, par exemple, ça ne m’intéresse pas.”
Sous l’armure d’un style parfait
Ceux qui ont cru que son roman “nymphomaniaque” était autobiographique seront déçus. Leïla Slimani n’écrit pas sur elle. Certains de ses personnages principaux sont des Parisiens d’origine nord-africaine, mais c’est presque un hasard. Ses romans vont ailleurs. Elle dit : “je pense qu’il faut avoir été écrivain pendant longtemps pour être capable d’écrire sur soi-même. C’est le sujet le plus difficile”. Sous cet aspect, ma compagne de déjeuner est comme la romancière : Leïla Slimani, sous l’armure de son style parfait, ne fait pas de révélations sur elle-même. Habituellement, quand vous déjeunez avec une personne, les barrières tombent. Mais pas aujourd’hui. Nous gardons le “vous” formel.
Avait-elle prévu le succès de ‘Chanson douce’ ? “Pas du tout. Je pensais que c’était un livre qui allait passer à peu près inaperçu… Je pensais que c’était un jalon vers mon prochain livre. J’ai trouvé un nombre énorme de défauts à ce livre, que j’espère éradiquer dans les prochains.”
“je pense qu’il faut avoir été écrivain pendant longtemps pour être capable d’écrire sur soi-même. C’est le sujet le plus difficile”
Mais c’est un roman si plein d’assurance, lui fais-je remarquer : à chaque phrase, vous avez l’impression de savoir où vous allez. “Quand j’étais en train de l’écrire, je ne savais pas ; je connaissais le début et la fin. Il fallait un meurtrier, peut-être parce que c’était difficile de construire une relation entre un couple et sa nounou sans un enjeu. Je voulais mêler le thriller, la tragédie, le conte de fées, le roman contemporain.”
Je lui dis qu’on trouve des traces de Georges Simenon dans ‘Chanson douce’. Je gagne le plus bref des sourires. “C’est un grand écrivain des détails, de l’atmosphère. Ses descriptions de Paris m’ont influencée.”
Simenon écrivait sur l’Est parisien, principalement ouvrier au XXe siècle. Aujourd’hui, ces mêmes immeubles sont occupés par les catégories urbaines aisées connues en France sous le nom de “bobos”: bourgeois bohèmes. ‘Chanson douce’ croque à merveille cette tribu. Conversation durant un dîner entre amis : “Ils parlèrent de leur travail, du terrorisme, de l’immobilier. Patrick décrivit ses projets de vacances au Sri Lanka”.
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