Trump et l’Iran: le grand plongeon dans le vide
PAR JEAN-FRANÇOIS BAYART
La sortie des Etats-Unis de l’accord nucléaire signé en 2015 sera aussi grosse de conséquences que le furent l’occupation soviétique de l’Afghanistan, la chute du Mur de Berlin ou le 11-Septembre. Il s’agit bien d’une crise systémique qui façonnera le système international pour plusieurs décennies.
Pesons nos mots : la sortie des Etats-Unis de l’accord nucléaire signé à Vienne, en 2015, entre l’Iran et les « 5+1 » (les membres permanents du Conseil de sécurité + l’Allemagne ) sera aussi grosse de conséquences que le furent l’occupation soviétique de l’Afghanistan, la chute du Mur de Berlin ou le 11-Septembre. Il s’agit bien d’une crise systémique qui façonnera le système international pour plusieurs décennies. Même si l’on ne parvient pas à identifier dans l’immédiat les évolutions dont elle sera lourde, l’on peut instinctivement en pressentir la gravité et la dangerosité.
Intox et désintox
Le brouillard est d’autant plus dense qu’il procède d’un enfumage idéologique qui a progressivement intoxiqué les médias, l’opinion publique et, sans doute aussi, les classes politiques elles-mêmes. C’est ainsi que l’on stigmatise, sans rire, les « ingérences » de l’Iran dans la région sans lever le sourcil devant les bombardements ou les attentats ciblés d’Israël en Syrie, au Liban, en Jordanie, dans les Territoires palestiniens et – dans les années 1980 – en Irak, ou devant la guerre d’agression contre le Yémen que l’Arabie saoudite a déclenchée en mars 2015, et qui continue à dévaster ce pays au prix d’un désastre humanitaire effrayant.
Il est vrai que cette dernière guerre est censée contenir l’ « ingérence » de l’Iran dans l’Arabie heureuse, et qu’Israël est en état de « légitime défense »… On trouve aussi naturelle la présence militaire, à grand renfort de livraisons d’armes, de bases, d’avions et de drones, des puissances occidentales et de la Russie dans la région. Ne convient-il pas, derechef, de contrarier l’ « ingérence » de l’Iran (ou de lutter contre le « terrorisme international », ce qui revient au même selon Donald Trump) ?
Nous ne sommes plus capables d’analyser le Moyen-Orient pour ce qu’il est : un système régional d’Etats, très westphalien dans sa facture, dont la domination est l’enjeu d’une rivalité classique entre des prétendants à l’hégémonie, l’Iran, mais aussi l’Arabie saoudite, Israël et, de plus en plus, les Emirats arabes unis et le Qatar – l’Egypte et l’Irak ayant quitté le peloton de tête. Un système régional d’états qu’ont contribué à dessiner les puissances occidentales et la Russie sur les ruines de l’Empire ottoman, après la Première Guerre mondiale, et qui constitue l’un de leurs terrains de manœuvre privilégiés pour des raisons stratégiques évidentes, allant du contrôle des routes commerciales à celui des hydrocarbures et à l’assurance en dernier recours de la sécurité d’Israël.
Le Great Game du XIXe siècle s’y poursuit, grosso modo avec les mêmes acteurs, encore qu’avec des modalités et des objectifs différents. Que l’Iran ait des intérêts propres dans sa région, au sens géographique du terme, la belle affaire !
N’en déplaise aux Français et autres Russes qui se gargarisent de leur vocation à « protéger » les Lieux Saints et les chrétiens du Levant depuis le XIXe siècle, les Safavides ont noué des relations religieuses avec ce que l’on appelle aujourd’hui le Liban dès le XVIe siècle, d’où ils ont importé les ulémas qui leur étaient nécessaires pour ériger le chiisme en religion d’Etat.
L’alliance entre le Hezbollah et la République islamique d’Iran, même si elle n’a naturellement rien à voir avec les configurations du Premier Âge moderne, a une profondeur de champ historique qui rend assez risibles les cris d’orfraie des chancelleries occidentales. Sans compter que certaines des grandes familles cléricales de la République islamique – à commencer par celles de l’ayatollah Khomeiny et de l’ayatollah Khatami – sont en réalité irano-libanaises, par le jeu des alliances matrimoniales, souvent conclues dans les villes saintes de l’Irak, peuplées de persanophones bien avant la chute de Saddam Hussein.
L’ « arc chiite », si tant est qu’il existe et transcende le système d’Etats-nations, ce qui reste à prouver, repose moins sur les manipulations de Téhéran que sur ce sous-bassement historique pluriséculaire, irréductible au demeurant aux seules logiques politiques (1).
En bref, il serait grand temps d’entrer dans la chambre de dégrisement idéologique si l’on veut comprendre ce qui nous arrive. Or, les décideurs, et très largement les médias, prennent pour argent comptant les « éléments de langage » que leur communiquent Israël et l’Arabie saoudite, et qu’amplifie la chambre d’écho de la Maison Blanche.
La narration dominante des affrontements israélo-palestiniens dans la nuit du 9 au 10 mai l’a une fois de plus illustré : Israël a riposté à une pluie de roquettes iraniennes sur le Golan… à ceci près que Tsahal bombardait méthodiquement les positions iraniennes en Syrie depuis des semaines, et que les roquettes supposées iraniennes ont répondu à une nouvelle attaque israélienne, dans le cadre d’un plan prémédité, vraisemblablement en concertation avec l’administration Trump, pour épauler son retrait de l’accord de Vienne, comme le souligne le quotidien suisse Le Temps, sous le titre évocateur d’ « Israël, bras armé des Etats-Unis contre l’Iran » (2).
De même, nous ressassons le mantra saoudien de l’ « ingérence » iranienne au Yémen en soutien à la rébellion houthi, « chiite ».
Religieusement, le zaïdisme des Houthi n’a pas grand chose de commun avec le chiisme duodécimain iranien, et les liens entre les deux pays ont toujours été ténus, au contraire de ceux que les réseaux confrériques yéménites ont tissés avec l’Asie du Sud-Est (3). Si l’on suit l’historien Isa Blumi, l’imamat zaïdi du nord et du centre du Yémen – renversé par le putsch irako-égyptien de 1962 – a surtout représenté une force d’opposition à l’intégration du Yémen à l’économie capitaliste, et de résistance à la volonté de satellisation ou d’annexion de l’Arabie saoudite, qui s’est comportée depuis un siècle comme une espèce d’ « empire secondaire », pour reprendre une expression des historiens du colonialisme, relayant les visées régionales du Royaume-Uni, puis des Etats-Unis.
Depuis 2004, la rébellion des Houthi est une réaction contre le coût social de la libéralisation économique mise en œuvre dans les années 1990, après la fin de l’aide soviétique au Yémen du Sud et sa réunification avec le Yémen du Nord, et contre l’accaparement de leurs terres par des intérêts agroindustriels liés au régime d’Ali Abdallah Saleh (1978-2012) et au puissant voisin, notamment dans le gouvernorat frontalier de Sa’adah.
Pour comprendre la guerre civile, la question foncière est un facteur autrement plus important que le prétendu « arc chiite » ou l’ « ingérence » de l’Iran. La question foncière, mais aussi la mise en coupe réglée des ressources minérales, pétro-gazières et halieutiques dont le conflit facilite l’exploitation sauvage, plutôt qu’il ne la contrarie (4). On le voit, la République islamique a bon dos.
Le débat public dont nous sommes tributaires est de la sorte distordu, à tout le moins, et à tout bout de champ. Ce ne sont pas les conditions idéales pour analyser rationnellement la crise dans laquelle nous plonge Donald Trump.
Le Grand Saut
Une autre inconnue de cette crise a trait à l’imprévision complète de l’administration présidentielle américaine. Celle-ci sait d’où elle vient, et quels sont ses alliés, bien que cette configuration ait été passée sous silence dans la plupart des capitales européennes. Donald Trump, et la garde rapprochée à laquelle il a confié les manettes, après quelques atermoiements, ont joué simultanément la carte de « MBS », Mohammed ben Salman, avant même que celui-ci ne s’empare du pouvoir effectif dans le royaume saoudien en tant que prince héritier, et celle de Benjamin Netanyahou (5).
La Maison Blanche a endossé l’intervention saoudienne au Yémen, l’ultimatum saoudo-émirati au Qatar pour que celui-ci rompe avec Téhéran, la stratégie de la tension vis-à-vis de l’Iran, l’appui inconditionnel à la dictature du général Sissi en Egypte, et bien sûr la politique de Benjamin Netanyahou à l’encontre des Palestiniens, un soutien que consacre le déménagement de l’ambassade américaine à Jérusalem.
Le sommet de Riyad, en mai 2017, qui a réuni 55 pays dits musulmans autour de Donald Trump, a été l’apothéose de cette stratégie, cohérente quoi que l’on en dise, y compris dans ses aspects rocambolesques : le braquage des princes saoudiens dans un hôtel de luxe, sous prétexte de lutte contre la corruption, et la prise en otage, ou plutôt la « dubcekisation » du Premier ministre libanais, Saad Hariri, selon un procédé digne de l’Union soviétique de Brejnev, en novembre 2017.
La sortie des Etats-Unis de l’accord de Vienne n’est qu’un rouage de la construction d’une asymétrie régionale, au bénéfice d’Israël, de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis, et au détriment de l’Iran. Mais cette stratégie repose sur un non-dit : l’épuisement financier de l’Arabie saoudite, auquel la montée des cours du pétrole, dans le contexte de tension actuel, n’accordera qu’un répit illusoire ; son enlisement militaire au Yémen, très coûteux, qui peut la précipiter dans une fuite en avant périlleuse pour tout le monde, comparable à celle de Saddam Hussein en 1990 ; le caractère ô combien aléatoire de son plan de modernisation et de sortie de l’économie pétrolière ; la sourde rivalité entre Riyad et Abu-Dhabi.
La stratégie des trois capitales repose aussi sur un impensé : que faire, une fois détruit l’accord de Vienne ? Tous les témoignages concordent : Donald Trump n’en a aucune idée. Son pari est sans doute de rééditer ce qu’il n’a pas encore réussi en Corée. Néanmoins, l’Arabie saoudite n’est pas la Corée du Sud, Israël n’est pas le Japon, et aucune Chine n’est là pour prodiguer à Téhéran conseils, pressions amicales et soutien, sauf à prêter à Vladimir Poutine une abnégation qu’on ne lui connaît pas. En bref, la configuration politique et militaire du Moyen-Orient n’a rien à voir avec celle de l’Extrême-Orient.
Quant à l’option militaire, elle est vaine. Les bombardements ne suffiraient pas à casser l’échine de la République islamique, et l’invasion terrestre est impossible. Heureusement d’ailleurs, car le cataclysme qui a suivi l’occupation de l’Irak par les Etats-Unis prendrait alors le visage d’une agréable partie de campagne au regard de ce qui attendrait l’Oncle Sam et ses supplétifs sur le plateau iranien. Le vide dans lequel Donald Trump a précipité le système international est insondable. La seule certitude est que la chute sera rude, et que les Européens en seront, avec les Iraniens, les principales victimes.
Quelques premières observations peuvent être faites, sans trop de risques de se tromper
PAR JEAN-FRANÇOIS BAYART
La sortie des Etats-Unis de l’accord nucléaire signé en 2015 sera aussi grosse de conséquences que le furent l’occupation soviétique de l’Afghanistan, la chute du Mur de Berlin ou le 11-Septembre. Il s’agit bien d’une crise systémique qui façonnera le système international pour plusieurs décennies.
Pesons nos mots : la sortie des Etats-Unis de l’accord nucléaire signé à Vienne, en 2015, entre l’Iran et les « 5+1 » (les membres permanents du Conseil de sécurité + l’Allemagne ) sera aussi grosse de conséquences que le furent l’occupation soviétique de l’Afghanistan, la chute du Mur de Berlin ou le 11-Septembre. Il s’agit bien d’une crise systémique qui façonnera le système international pour plusieurs décennies. Même si l’on ne parvient pas à identifier dans l’immédiat les évolutions dont elle sera lourde, l’on peut instinctivement en pressentir la gravité et la dangerosité.
Intox et désintox
Le brouillard est d’autant plus dense qu’il procède d’un enfumage idéologique qui a progressivement intoxiqué les médias, l’opinion publique et, sans doute aussi, les classes politiques elles-mêmes. C’est ainsi que l’on stigmatise, sans rire, les « ingérences » de l’Iran dans la région sans lever le sourcil devant les bombardements ou les attentats ciblés d’Israël en Syrie, au Liban, en Jordanie, dans les Territoires palestiniens et – dans les années 1980 – en Irak, ou devant la guerre d’agression contre le Yémen que l’Arabie saoudite a déclenchée en mars 2015, et qui continue à dévaster ce pays au prix d’un désastre humanitaire effrayant.
Il est vrai que cette dernière guerre est censée contenir l’ « ingérence » de l’Iran dans l’Arabie heureuse, et qu’Israël est en état de « légitime défense »… On trouve aussi naturelle la présence militaire, à grand renfort de livraisons d’armes, de bases, d’avions et de drones, des puissances occidentales et de la Russie dans la région. Ne convient-il pas, derechef, de contrarier l’ « ingérence » de l’Iran (ou de lutter contre le « terrorisme international », ce qui revient au même selon Donald Trump) ?
Nous ne sommes plus capables d’analyser le Moyen-Orient pour ce qu’il est : un système régional d’Etats, très westphalien dans sa facture, dont la domination est l’enjeu d’une rivalité classique entre des prétendants à l’hégémonie, l’Iran, mais aussi l’Arabie saoudite, Israël et, de plus en plus, les Emirats arabes unis et le Qatar – l’Egypte et l’Irak ayant quitté le peloton de tête. Un système régional d’états qu’ont contribué à dessiner les puissances occidentales et la Russie sur les ruines de l’Empire ottoman, après la Première Guerre mondiale, et qui constitue l’un de leurs terrains de manœuvre privilégiés pour des raisons stratégiques évidentes, allant du contrôle des routes commerciales à celui des hydrocarbures et à l’assurance en dernier recours de la sécurité d’Israël.
Le Great Game du XIXe siècle s’y poursuit, grosso modo avec les mêmes acteurs, encore qu’avec des modalités et des objectifs différents. Que l’Iran ait des intérêts propres dans sa région, au sens géographique du terme, la belle affaire !
N’en déplaise aux Français et autres Russes qui se gargarisent de leur vocation à « protéger » les Lieux Saints et les chrétiens du Levant depuis le XIXe siècle, les Safavides ont noué des relations religieuses avec ce que l’on appelle aujourd’hui le Liban dès le XVIe siècle, d’où ils ont importé les ulémas qui leur étaient nécessaires pour ériger le chiisme en religion d’Etat.
L’alliance entre le Hezbollah et la République islamique d’Iran, même si elle n’a naturellement rien à voir avec les configurations du Premier Âge moderne, a une profondeur de champ historique qui rend assez risibles les cris d’orfraie des chancelleries occidentales. Sans compter que certaines des grandes familles cléricales de la République islamique – à commencer par celles de l’ayatollah Khomeiny et de l’ayatollah Khatami – sont en réalité irano-libanaises, par le jeu des alliances matrimoniales, souvent conclues dans les villes saintes de l’Irak, peuplées de persanophones bien avant la chute de Saddam Hussein.
L’ « arc chiite », si tant est qu’il existe et transcende le système d’Etats-nations, ce qui reste à prouver, repose moins sur les manipulations de Téhéran que sur ce sous-bassement historique pluriséculaire, irréductible au demeurant aux seules logiques politiques (1).
En bref, il serait grand temps d’entrer dans la chambre de dégrisement idéologique si l’on veut comprendre ce qui nous arrive. Or, les décideurs, et très largement les médias, prennent pour argent comptant les « éléments de langage » que leur communiquent Israël et l’Arabie saoudite, et qu’amplifie la chambre d’écho de la Maison Blanche.
La narration dominante des affrontements israélo-palestiniens dans la nuit du 9 au 10 mai l’a une fois de plus illustré : Israël a riposté à une pluie de roquettes iraniennes sur le Golan… à ceci près que Tsahal bombardait méthodiquement les positions iraniennes en Syrie depuis des semaines, et que les roquettes supposées iraniennes ont répondu à une nouvelle attaque israélienne, dans le cadre d’un plan prémédité, vraisemblablement en concertation avec l’administration Trump, pour épauler son retrait de l’accord de Vienne, comme le souligne le quotidien suisse Le Temps, sous le titre évocateur d’ « Israël, bras armé des Etats-Unis contre l’Iran » (2).
De même, nous ressassons le mantra saoudien de l’ « ingérence » iranienne au Yémen en soutien à la rébellion houthi, « chiite ».
Religieusement, le zaïdisme des Houthi n’a pas grand chose de commun avec le chiisme duodécimain iranien, et les liens entre les deux pays ont toujours été ténus, au contraire de ceux que les réseaux confrériques yéménites ont tissés avec l’Asie du Sud-Est (3). Si l’on suit l’historien Isa Blumi, l’imamat zaïdi du nord et du centre du Yémen – renversé par le putsch irako-égyptien de 1962 – a surtout représenté une force d’opposition à l’intégration du Yémen à l’économie capitaliste, et de résistance à la volonté de satellisation ou d’annexion de l’Arabie saoudite, qui s’est comportée depuis un siècle comme une espèce d’ « empire secondaire », pour reprendre une expression des historiens du colonialisme, relayant les visées régionales du Royaume-Uni, puis des Etats-Unis.
Depuis 2004, la rébellion des Houthi est une réaction contre le coût social de la libéralisation économique mise en œuvre dans les années 1990, après la fin de l’aide soviétique au Yémen du Sud et sa réunification avec le Yémen du Nord, et contre l’accaparement de leurs terres par des intérêts agroindustriels liés au régime d’Ali Abdallah Saleh (1978-2012) et au puissant voisin, notamment dans le gouvernorat frontalier de Sa’adah.
Pour comprendre la guerre civile, la question foncière est un facteur autrement plus important que le prétendu « arc chiite » ou l’ « ingérence » de l’Iran. La question foncière, mais aussi la mise en coupe réglée des ressources minérales, pétro-gazières et halieutiques dont le conflit facilite l’exploitation sauvage, plutôt qu’il ne la contrarie (4). On le voit, la République islamique a bon dos.
Le débat public dont nous sommes tributaires est de la sorte distordu, à tout le moins, et à tout bout de champ. Ce ne sont pas les conditions idéales pour analyser rationnellement la crise dans laquelle nous plonge Donald Trump.
Le Grand Saut
Une autre inconnue de cette crise a trait à l’imprévision complète de l’administration présidentielle américaine. Celle-ci sait d’où elle vient, et quels sont ses alliés, bien que cette configuration ait été passée sous silence dans la plupart des capitales européennes. Donald Trump, et la garde rapprochée à laquelle il a confié les manettes, après quelques atermoiements, ont joué simultanément la carte de « MBS », Mohammed ben Salman, avant même que celui-ci ne s’empare du pouvoir effectif dans le royaume saoudien en tant que prince héritier, et celle de Benjamin Netanyahou (5).
La Maison Blanche a endossé l’intervention saoudienne au Yémen, l’ultimatum saoudo-émirati au Qatar pour que celui-ci rompe avec Téhéran, la stratégie de la tension vis-à-vis de l’Iran, l’appui inconditionnel à la dictature du général Sissi en Egypte, et bien sûr la politique de Benjamin Netanyahou à l’encontre des Palestiniens, un soutien que consacre le déménagement de l’ambassade américaine à Jérusalem.
Le sommet de Riyad, en mai 2017, qui a réuni 55 pays dits musulmans autour de Donald Trump, a été l’apothéose de cette stratégie, cohérente quoi que l’on en dise, y compris dans ses aspects rocambolesques : le braquage des princes saoudiens dans un hôtel de luxe, sous prétexte de lutte contre la corruption, et la prise en otage, ou plutôt la « dubcekisation » du Premier ministre libanais, Saad Hariri, selon un procédé digne de l’Union soviétique de Brejnev, en novembre 2017.
La sortie des Etats-Unis de l’accord de Vienne n’est qu’un rouage de la construction d’une asymétrie régionale, au bénéfice d’Israël, de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis, et au détriment de l’Iran. Mais cette stratégie repose sur un non-dit : l’épuisement financier de l’Arabie saoudite, auquel la montée des cours du pétrole, dans le contexte de tension actuel, n’accordera qu’un répit illusoire ; son enlisement militaire au Yémen, très coûteux, qui peut la précipiter dans une fuite en avant périlleuse pour tout le monde, comparable à celle de Saddam Hussein en 1990 ; le caractère ô combien aléatoire de son plan de modernisation et de sortie de l’économie pétrolière ; la sourde rivalité entre Riyad et Abu-Dhabi.
La stratégie des trois capitales repose aussi sur un impensé : que faire, une fois détruit l’accord de Vienne ? Tous les témoignages concordent : Donald Trump n’en a aucune idée. Son pari est sans doute de rééditer ce qu’il n’a pas encore réussi en Corée. Néanmoins, l’Arabie saoudite n’est pas la Corée du Sud, Israël n’est pas le Japon, et aucune Chine n’est là pour prodiguer à Téhéran conseils, pressions amicales et soutien, sauf à prêter à Vladimir Poutine une abnégation qu’on ne lui connaît pas. En bref, la configuration politique et militaire du Moyen-Orient n’a rien à voir avec celle de l’Extrême-Orient.
Quant à l’option militaire, elle est vaine. Les bombardements ne suffiraient pas à casser l’échine de la République islamique, et l’invasion terrestre est impossible. Heureusement d’ailleurs, car le cataclysme qui a suivi l’occupation de l’Irak par les Etats-Unis prendrait alors le visage d’une agréable partie de campagne au regard de ce qui attendrait l’Oncle Sam et ses supplétifs sur le plateau iranien. Le vide dans lequel Donald Trump a précipité le système international est insondable. La seule certitude est que la chute sera rude, et que les Européens en seront, avec les Iraniens, les principales victimes.
Quelques premières observations peuvent être faites, sans trop de risques de se tromper
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