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La liberté de l’esprit a-t-elle été stérilisée par la volonté de puissance et l’esprit de chapelle ?

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  • La liberté de l’esprit a-t-elle été stérilisée par la volonté de puissance et l’esprit de chapelle ?

    « Papa, la lune, elle est là pour faire quelle sorte de réclame ? » Cette réflexion d’enfant, que rapporte le philosophe allemand Max Horkheimer, n’éclaire-t-elle pas de façon tragique l’orientation qu’a prise la pensée occidentale depuis trois siècles au moins ? Il semble que la raison, dont Descartes disait avec un trop bel optimisme qu’elle est « la chose du monde la mieux partagée », soit devenue « une machine à calculer » : peu à peu, la nature, les produits de l’activité humaine, les hommes eux-mêmes ont été mis en coupe réglée, en comptes réglés. Mais la machine s’est emballée : elle tourne à perte ; affolé, le marchand fait ses comptes, et ses mécomptes : c’est la crise. Mais si, par-delà les péripéties de l’économique, une autre se profilait, plus grave ? Celle d’une pensée qui paraît incapable non seulement de maîtriser les éléments d’une situation qu’elle a contribué à créer mais d’imaginer une autre situation, déterminée qu’elle est à se soumettre aux exigences de la production à tout prix, à satisfaire son irrépressible volonté de puissance sur la nature et sur les hommes ? « Fille de la cité », la pensée rationnelle n’est-elle pas atteinte, à son tour, par la crise générale qui semble corroder toutes les institutions de la société occidentale ?

    ne crise de la pensée ? « Ce n’est pas mon problème, je ne sais pas ce qu’on entend par là », s’excuse Claude Lévi-Strauss. « Ça ne me dit rien, ça ne veut rien dire », déclare Michel Foucault, qui nous joue, avec son brio habituel, une crise d’apparente méchante humeur, tandis que Jean-François Lyotard est pris, lui, d’une crise de fou rire. « Je serais assez de l’avis de Michel Foucault », enchaîne, perplexe, Maxime Rodinson.

    Question de mots, plus que de choses : il est certain qu’à trop parler de crise – crise du pétrole, de l’emploi, crise des valeurs, sur le marché des changes et des morales démonétisées, crise du téléphone et du bigophone, de l’Eglise ou de la culture – on ne dit plus rien. La crise peut désigner, par exemple, une remise en cause des idées reçues, en science notamment – et c’est alors un progrès : la pensée scientifique se constitue à travers une série de conflits (fixisme/transformisme, théories corpusculaire / ondulatoire / mécanique-ondulatoire de la lumière, finalisme / déterminisme). « Il y a sans cesse, dans cette théorie d’allée et venue entre le réel et les cadres conceptuels qui constituent l’expérience sur le plan de la réalité, des moments où ça ne colle pas ; et c’est quand ça ne colle pas que ça avance. » (Jean-Pierre Vernant.) Mais il arrive, à l’inverse, que ça recule : au lieu de traduire un affinement des notions ou un renouvellement de l’appareil conceptuel, la crise peut exprimer leur inaptitude à comprendre la réalité ; signe d’un décalage entre la théorie et la pratique, qui la déborde de toutes parts, elle devient alors un constat d’impuissance. Progrès du savoir ou blocage (provisoire) de la pensée, la crise est, assurément, l’un de ces concepts fourre-tout qui n’explique plus grand-chose. Et peut-être brouille tout (que l’on songe aux débats économiques actuels) dans l’intérêt, d’abord, de ceux qui, à longueur de déclarations, dramatisent et emphatisent.

    Mais, s’il convient de se méfier de la crise et de lui retirer « son manichéisme, le fait qu’elle nous rejette dans un univers où il faut opter entre le passé et le présent » (R. Barthes), n’est-il pas excessif de lui dénier toute réalité et de crier haro sur l’intellectuel, coupable de se donner une mythologie de la crise (une crise mythique) pour exister comme intellectuel ? « Les intellectuels se sont toujours crus en crise, estime Michel Foucault. A partir du moment où est apparu en Occident un homme de réflexion, un homme de pensée, un homme qui disait quelle devait être la meilleure forme de gouvernement, si Dieu existait, ce qu’il fallait faire dans la vie, ce qu’était le bonheur ou la transcendance, à partir du moment où des penseurs de ce genre-là sont apparus et qu’ils ont cessé d’appartenir à cette institution de pouvoir qu’était l’Eglise, ils ont été amenés à forger, pour se donner statut et comme une espèce de légitimation dons l’actualité du discours éternel qu’ils entendaient tenir, la notion de crise. On ne peut pas dissocier la notion de crise de l’existence et du statut historique de l’intellectuel, du philosophe et du penseur. »

    Une production sociale
    Il est certain qu’à dramatiser l’actualité, le dramaturge tire profit. Mais est-ce lui qui crée le drame ou, à la façon, par exemple, de la marchandise (du surproduit social) qui, historiquement, a créé le marchand, n’est-ce pas le drame objectif – la crise – qui fabrique le dramaturge ? Ne voir dans la crise qu’une illusion d’intellectuel, n’est-ce pas dissocier son activité du contexte social dans lequel elle se déploie ? N’est-ce pas considérer que, quelles que soient les vicissitudes de l’histoire et la singularité des situations, la pensée opère toujours de la même façon, qu’elle jouit, par conséquent, d’une indépendance radicale à l’égard du temps ?

    Or il ne semble pas qu’il en soit ainsi : les intellectuels arabes, hindous, chinois, l’intellectuel français lui-même, ne se sont pas toujours crus en crise ; à l’apogée d’une civilisation, à l’aube d’une société nouvelle (féodale ou capitaliste, par exemple), la pensée se veut, ou se croit, conquérante, elle ne doute pas d’elle-même, même si c’est par une série de doutes et de mises en question, comme chez Descartes, qu’elle parvient à des « évidences », provisoirement indubitables. De quelle crise, de quel mal secret se jugeaient atteints les idéologues, souvent triomphalistes, du dix-huitième siècle – un Voltaire (« Oh ! l’heureux siècle que ce siècle de fer ! ») ou un Diderot ?

    C’est que la pensée suit le dessein, et le destin, de l’histoire : elle en connaît les enthousiasmes, elle en subit les dépressions. L’oublier, c’est faire bon compte de la spécificité des conditions matérielles de vie dans lesquelles on « pense » – dans lesquelles les hommes produisent des connaissances – et qui déterminent, précisément, la qualité de cette production. Car, à moins de considérer la pensée comme une sorte d’activité intemporelle, on ne voit pas par quel miracle elle échapperait aux contradictions de la pratique.

    Constituée en un temps où l’Europe, dans l’euphorie des commencements de la société bourgeoise, se proposait de « se rendre maître et possesseur de la nature » (Descartes), où toutes choses – les usines, les ouvriers dans les usines, les femmes dans les foyers et les maternités, les fous à l’asile et les colonisés dans leur dépendance – s’ordonnaient selon une harmonie si parfaite que d’aucuns l’estimaient préétablie par la divinité, comment la pensée, au moment où cet ordre-là se désagrège, ne serait-elle pas en crise, prisonnière de schèmes révolus et contrainte d’en inventer d’autres ? Beaucoup l’admettent, tels le philosophe Henri Lefebvre, pour qui « il y a une crise générale qui attaque et corrode toutes les œuvres de l’Occident », l’économiste Jacques Attali, d’après qui « on est dans une période de remise en cause profonde, d’instabilité des concepts et d’inaptitude des théories existantes à comprendre les phénomènes », ou l’historien Georges Haupt : « Si « crise » signifie impossibilité de répondre à des problèmes aigus contemporains, ou incapacité d’envisager d’aller au-delà d’une certaine description, je pense qu’on peut parler de crise. »

    Ce qui frappe, en effet, c’est tout d’abord l’impuissance de la pensée à se donner une image globale et cohérente de notre temps. L’époque des grands systèmes est morte : dernier en date d’une série de totalisations toujours imparfaites, sans cesse reprises, l’existentialisme a rejoint le bergsonisme ou l’hégélianisme dans l’oubli embaumé où dorment les grands morts ; seuls quelques fidèles lui rendent encore hommage ; mais qui cherche dans l’Etre et le Néant une réponse aux problèmes de ce temps ? Excepté les thésards ou les agrégatifs, et autres damnés de l’Eglise universitaire, qui se nourrit de Kant ou de Hegel ?

    De simples réclames
    Sans doute aucun de ces systèmes n’a-t-il jamais reflété, dans toute sa plénitude et sa richesse, la complexité de la réalité historique, et l’on sait désormais que le réel n’est pas le rationnel. Du moins, et par une approximation toujours plus fine, ont-ils permis de l’appréhender partiellement : par elle-même, la pratique (ce concret dont on nous rebat les oreilles) est muette – elle ne dit rien, n’apprend rien, – seul le travail théorique des médiateurs (des philosophes) est susceptible de l’élucider.

    N’est-ce pas, entre autres, chez Descartes et Spinoza que le concept de liberté tel que nous le comprenons aujourd’hui s’est peu à peu élaboré et enrichi ? N’est-ce pas chez Hegel que Marx a trouvé, quitte à le transformer en le remettant à l’endroit, le concept d’aliénation ? Par leurs apports comme par leurs insuffisances (qui faisaient problème pour d’autres penseurs et les provoquaient ainsi à la réflexion), les grands systèmes du passé ont contribué à former la pensée moderne : théorie, expérience, classe, liberté, justice, démocratie, nous leur devons la plupart des concepts que nous utilisons tous les jours.

    Mais, justement, nous les utilisons en les extrayant du contexte qui les a rendus signifiants, dans l’ignorance de la méthode qui les a produits et dont ils ne représentent qu’un moment, si bien qu’ils sont beaucoup moins opératoires que jadis. Parfois ils disent le contraire de ce qu’ils exprimaient (ainsi, la démocratie peut-elle connoter la dictature ; ou la dictature du prolétariat, la dictature sur le prolétariat), parfois ils transitent d’une région à l’autre du savoir, se sophistiquent, au passage, d’un peu de freudisme ou de marxisme (l’économie libidinale) et s’explicitent au minimum : qu’est-ce que la démocratie avancée ? de quel socialisme parle-t-on ? qu’est-ce que le désir, dont Roland Barthes nous dit que « les gens ne savent pas où il est » ?

    A la limite, les concepts signifient n’importe quoi ; envolée l’idée, reste le mot, qu’on colle, sans s’inquiéter si ça colle, sur tout et rien. Comme l’écrivait en son temps Max Horkheimer (c’était quelques années avant la montée du nazisme), les idées sont devenues des « réclames », qui s’agitent au vent de la dernière mode ; ce n’est plus l’esprit qui souffle, mais la publicité. Aucune vision d’ensemble ne les relie, aucune cohérence interne ne les ordonne, et l’on attend toujours, faute de mieux, cette synthèse qu’on nous promet régulièrement entre le marxisme et l’existentialisme, le marxisme et le freudoreichisme.

    Mais celle-là ou une autre, qui la tentera ? Car, si tout le monde pense, qui, aujourd’hui, a une pensée ? Les idées foisonnent, sans doute, elles courent les chapelles, les séminaires et les colloques, mais une pensée, une hypothèse d’ensemble qui réunisse (provisoirement) les multiples composantes de la réalité présente et nous permette non pas de réagir au jour le jour, mais de comprendre au minimum notre temps, cette pensée-là, la voit-on s’ébaucher ? Son absence n’est-elle pas signe de crise ? Lucien Sève n’en doute pas : « L’incapacité à une pensée globale est en soi une maladie très profonde. Le grand système de pensée – avec ses limites, bien sûr : son côté dogmatique, sa liaison profonde, bien qu’indirecte, avec une domination de classe – représentait une capacité de la classe au pouvoir d’appréhender la diversité mouvante des aspects de la connaissance et de l’histoire. Cette capacité a profondément disparu du côté du grand capital ; les miettes d’idéologie qu’on a ne peuvent exciper de leur qualité de miettes pour dire : justement, nous reflétons de façon polyscopique un monde qui se complexifie. Non, ce n’est pas vrai. »

    Privée de ces structures d’ensemble qui, à la fois, la limitaient et lui conféraient une certaine rigueur en même temps qu’une valeur prospective, la pensée actuelle n’est pas dépourvue, pour autant, de toute « philosophie ». Mais, alors que la pensée philosophique transcende la réalité sociale qui lui sert d’assise et lui donne ses fondements (ainsi le cartésianisme n’est-il pas simplement le reflet idéologique de la bourgeoisie montante), la pensée désintégrée d’aujourd’hui ne transcende plus rien : elle subit, dans une inconscience quasi générale, les coups et les contrecoups de l’histoire, elle la reflète sans la réfléchir et, tels ces boxeurs vaincus qui ne réagissent plus aux bourrades de l’adversaire, elle incorpore, sans réaction critique, les ingrédients du siècle. Plus nettement que jamais, elle apparaît comme le produit d’une certaine histoire – un produit qui se désagrège avec la désagrégation même de la formation économico-sociale qui le supporte ; et, à la considérer dans ses diverses caractéristiques, on s’aperçoit qu’il en est d’elle comme de la nature : le capitalisme l’a radicalement polluée.

  • #2
    suite

    Comment peut-on être Persan ?
    Formée dans le contexte d’une société divisée en classes (elles-mêmes subdivisées en fractions de classes, castes et multiples sous-groupes), strictement hiérarchisée et catégorisée, à une époque, de surcroît, où les nations européennes se partageaient (se divisaient, justement) les trois quarts de la planète, la pensée actuelle semble incapable de comprendre, d’accepter, et au besoin de valoriser, les différences.

    L’Europe s’est repliée sur ses terres, la France sur l’hexagone, mais la pensée garde ses dimensions et son arrogance impériales ; les colonies sont mortes, mais la pensée colonise toujours : qu’elle le méprise ou l’ignore, elle nie l’autre. Au niveau du sens commun, bien sûr, mais aussi chez les intellectuels de profession ; ainsi, de cette sorte de Somme en trois volumes, Faire l’histoire, récemment parue aux éditions Gallimard, les peuples qui recommencent, précisément, à faire l’histoire sont absents : « Il n’y a que deux études consacrées au tiers-monde, remarque Pierre Vidal-Naquet. De l’Inde, de la Chine, des deux tiers de l’humanité, on ne dit mot. » C’est qu’on ne les voit pas, habitués que nous sommes à « juger toute chose selon notre histoire, nos catégories, notre définition de l’homme. Cette façon de tout rapporter à soi, à un certain univers intellectuel, à un certain système d’interprétation du monde, est proprement occidentale » (Georges Balandier).

    Les circonstances aidant, pareil ethnocentrisme – aussi décentré à l’égard des réalités du monde contemporain que le géocentrisme de Ptolémée à l’égard de l’univers – conduit aisément au racisme. De Dunkerque à Marseille, la pratique en donne des exemples quotidiens : « Il y a un profond racisme de la pensée française, constate Claude Bourdet ; totalement inconscient, il est d’autant plus dangereux qu’il se colore des aspects de la bonne conscience. Les Français sont universalistes, dans la mesure où le monde entier serait français. Si on torture des Français, c’est très grave, si on torture d’autres nationalités, ça commence à être moins grave, si des Français torturent des Algériens, ce n’est plus du tout la même chose. »

    Développés/sous-développés, sauvages/civilisés, Patons/ouvriers : reflet d’une pratique sociale qui, depuis quatre siècles, a brisé toutes les vieilles solidarités et, dans cette course folle aux privilèges et au profit, a dressé les uns contre les autres jusqu’aux membres d’une même famille, la pensée, telle une machine à couper des rondelles, fragmente, divise – et hiérarchise : « Cette façon de vouloir ordonner les différences concerne non seulement ce qui nous est étranger, mais aussi ce qui nous est propre ; on ne pense pas la femme comme différente sans la penser d’une certaine manière comme marginale ou inférieure, on ne pense pas une génération jeune sans la penser comme différente et sans, du même coup, la placer aussi en position inférieure » (Georges Balandier). Et alors que la pensée antique unissait les puissances du ciel et de la terre – les héros et les demi-dieux n’étaient-ils pas les médiateurs et les témoins de l’alliance ? – alors que la pensée médiévale saisissait des ordres, des groupes, des corporations, la pensée actuelle, née de la dislocation des ensembles sociaux, crée à son tour une réalité disloquée : « C’est une pensée de la séparation et de la division, note Serge Moscovici, le moi/l’autre, le Français/l’immigré, l’homme/la femme, l’adulte/l’enfant, la nature/la société. Nous vivons dans des sociétés en ou : ou vous ou moi, ou le même ou l’autre... C’est un phénomène d’expulsion continue : travailleur, on vous expulse de votre métier ; Parisien, on vous expulse vers la banlieue ; vieux, la retraite vous expulse de la collectivité. »

    A l’intérieur même de ce champ ségrégé où elle se produit, et qu’elle contribue à reproduire, la pensée obéit aux lois de l’économie marchande ; et l’on retrouve, dans le domaine de la production intellectuelle, les mêmes caractéristiques que dans les autres secteurs de la production : concentration des entreprises, recherche d’une rentabilité maximum, division accrue du travail, surproduction, gaspillage.

    Des recherches qui ne servent à rien
    C’est le cas, par exemple, de la pensée scientifique. Le temps n’est plus où quelque vieux savant, entouré de deux ou trois disciples, se livrait, dans un grenier transformé en laboratoire d’occasion, à des expériences parfois dangereuses : l’amour du savoir, la joie de comprendre, valaient bien tous les inconforts. Fabriquée désormais de façon industrielle – il existe de véritables usines à science, telle l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire, à Genève, où travaillent trois à quatre cents physiciens proprement dits, quatre à cinq cents ingénieurs et techniciens, plus d’un millier de secrétaires et d’ouvriers qualifiés, – la pensée scientifique, dans le processus même de sa formation, échappe à ceux qui la produisent, exactement comme le sens de son travail échappe à l’ouvrier. Le scientifique moyen d’aujourd’hui est à celui d’hier ce que l’ouvrier spécialisé est à l’artisan : il pense sur un boulon (sur cette rondelle d’organe qu’il pèse pour la millième fois, sur cette cellule, toujours la même, qu’il colore du matin au soir) ; mais la pensée d’un boulon est-elle encore une pensée ?

    La plupart des chercheurs ne savent pas ce qu’ils cherchent, leur activité ignore ses tenants et ses aboutissants, leur pensée n’est qu’un fragment ou une miette de pensée, et – dans la mesure où penser, c’est relier – une absence de pensée. Comme le travail de l’ouvrier spécialisé est, d’une certaine façon, la négation du travail : « La production des connaissances, comme celle des biens matériels, est parcellisée, constate Jean-Marc Lévy-Leblond. Le scientifique moyen ne contrôle même plus la signification de son travail. Souvent obscur tâcheron du calcul théorique ou de l’expérimentation, il n’a qu’une vue très limitée du procès global où s’inscrit son travail. Il s’agit là d’une sorte de prolétarisation intellectuelle. »

    A s’ordonner, comme les autres, sur la recherche exclusive du profit, l’activité scientifique, elle aussi, est en crise : si elle produit de plus en plus, elle écoule de moins en moins ; devenue « une connaissance de plus en plus approfondie d’objets de plus en plus lointains » (Lévy-Leblond), condamnée, comme toute marchandise, à se renouveler, elle parvient de plus en plus difficilement à s’insérer dans le circuit marchand : « La science s’enfonce dans l’ésotérisme. La recherche fondamentale tourne de plus en plus sur elle-même, elle ne s’alimente qu’à elle-même – à la connaissance produite – et, proportionnellement, les applications technologiques sont de moins en moins nombreuses. La majorité des recherches ne servent à rien » (Lévy-Leblond).

    La production scientifique n’est pas la seule à se soumettre au critère de la rentabilité et du profit. La production la plus gratuite qui soit, en apparence, celle qui ne semble soumise qu’au principe de plaisir (ou d’agrément), obéit elle aussi aux mêmes exigences.

    Une culture de ruissellement
    L’activité littéraire, pourtant, paraît extrêmement diversifiée, et l’on n’a jamais publié autant de livres. Mais pas n’importe lesquels, et là encore, en y regardant de plus près, on découvre la même corrosion qu’ailleurs. On ne publie en effet – et, par conséquent, on n’écrit – que ce qui se vend, ou est susceptible de se vendre : « Bientôt, bon nombre de livres ne pourront plus s’éditer du tout, estime Bertrand Poirot-Delpech. Ma conviction est qu’aujourd’hui la Nausée, l’Imaginaire, ou que Valéry dans son entier n’auraient de chance de voir le jour qu’à compte d’auteur. Il faut que l’écrivain ait un violon d’Ingres très voyant, ou une vie publique un peu fracassante, qu’il ait parlé trois minutes avec de Gaulle ou Mao, il lui faut un argument de vente extra-littéraire, sans quoi on ne fait plus attention à son manuscrit. Ce qui caractérise la vie de l’édition, c’est la loterie et la chienlit du mercantilisme. »

    A la limite, si l’on pouvait économiser le temps d’écrire, pour vendre plus vite... Mais l’on y vient : les éditeurs prospectent, comme les industriels, et, trouve-t-on le phénomène qui a vécu « quelque chose », on l’interviewe ; trois jours de magnétophone et l’affaire est dans le sac : « Je ne vois pas pourquoi on ne recopie pas le Bottin en le signant Zitrone, se demande B. Poirot-Delpech ; ça se vendrait automatiquement. »

    Comment pareil mercantilisme n’influerait-il pas sur l’activité de l’écrivain ? Si l’on ne publie que ce qui rapporte, on est conduit, tôt ou tard, à n’écrire – à ne concevoir, sentir, imaginer, élucider – que ce qui rapporte : c’est dans l’acte même de la création littéraire que l’économique intervient et que, à la façon d’un contremaître qui examine la qualité des pièces usinées, il opère une sélection impitoyable entre le dicible et l’indicible – l’invendable, qui devient donc l’impensable. Les règles de l’édition définissent celles de l’écriture, les impératifs de la commercialisation, ceux de la production.

    Conditionnée à la facilité par « cette culture de ruissellement » (Max-Pol Fouchet) que distribuent les média – lesquels « prennent de plus en plus les Français, y compris les intellectuels, pour des benêts » (Poirot-Delpech), l’opinion attend de l’anecdotique et de l’accessoire : on va donc produire, et sans que cela réponde nécessairement à un choix conscient, de l’anecdotique et de l’accessoire : « La vie de l’esprit est un mélange complet au nom du n’importe quoi » (Poirot-Delpech). Quant à cette partie de la clientèle qui apprécie le sérieux et le savant, l’écrivant est incité à lui servir aujourd’hui – puisque c’est la mode – de l’antilittérature ou, plus exactement, une littérature qui se prend elle-même comme objet de son propre discours.

    Et l’on retrouve ici, dans cette sorte de gratuité d’un langage qui tourne sur lui-même, l’un des effets du système socio-économique sur les centres de l’élaboration conceptuelle. La production en série des marchandises et la transformation même de l’homme en marchandise ont provoqué l’uniformisation des modes de vie et la standardisation des vivants de plus en plus totalitaire (malgré les apparences), le système ne laisse guère de place à l’initiative individuelle, à l’originalité et à la spontanéité du vécu : « Hier -il y a quarante ans – la littérature s’appuyait fortement sur l’individualisme ; ce n’est plus le cas aujourd’hui ; on ne voit plus ces grands individus exacerbés que pouvaient être Barrès, Gide et d’autres », remarque M.-P. Fouchet (pour qui on ne trouve pas non plus « de grands collectivistes enthousiastes »).

    Vivant tous, ou ayant l’impression de vivre la même expérience, ceux qui écrivent ne considèrent donc plus l’écriture comme un moyen de communication : qu’y a-t-il à communiquer qui ne soit déjà connu ? Sans contenu – sans message, – la littérature en est réduite à s’interroger sur elle-même : « Parmi les jeunes, il y a une obsession exclusive du langage pour le langage, de la mécanique et de la production du langage et du texte, une interrogation sur l’origine du flux verbal et du flux textuel. Ils recrachent leur Barthes, leur Cixous, leur Kristeva ; c’est frappant comme ça se ressemble d’un bouquin à l’autre » (B. Poirot-Delpech).

    Sous l’oeil des marchands et des « patrons »
    Seuls les naïfs, ou les idéologues du système, les premiers aliénés à leur discours idéologique, peuvent se croire libres de penser. Mais la pensée n’est pas libre, non seulement parce que ceux qui pensent sont conditionnés par la culture de leur milieu – il est possible, jusqu’à un certain point, de se défaire de son emprise, – mais parce que la pensée n’a d’existence qu’à partir du moment où, par la parole et l’écrit, elle se formule et, en se formulant, se constitue comme pensée.

    Elle ne préexiste pas à cette expression, sinon comme vague aspiration ou rêverie informe – et les moyens de cette expression sont propriété privée ou d’Etat. C’est des autres – de l’éditeur qui accepte ou renvoie le manuscrit, du directeur de journal, à qui sourit ou déplaît un projet de reportage, du « patron » qui agrée ou refuse un sujet de thèse, du ministère, qui bloque ou débloque les crédits – que l’intellectuel reçoit la possibilité de dire et, par là même, de penser.

    Commentaire


    • #3
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      Pareilles contraintes constituent autant de censures, externes et internes à la fois ; elles interviennent dans tous les secteurs de la production intellectuelle. En littérature, par exemple, où, d’après B. Poirot-Delpech, « la liberté d’expression est d’ores et déjà complètement bafouée, l’exigence de rentabilité représente une censure aussi grave que toutes les censures bureaucratiques qui existent à l’Est » ; certaines maisons d’édition ne font-elles pas attendre des auteurs consacrés, mais à la valeur marchande actuellement incertaine ? Il en est de même en science où faute de crédits certaines disciplines végètent (l’acoustique, la thermodynamique), tandis que les laboratoires, ou les organismes d’Etat, condamnent au chômage un certain nombre de chercheurs.

      Mais les pressions économiques ne sont pas les seules à limiter la liberté de la pensée ; d’autres s’y surajoutent, plus sociologiques que financières, qui tiennent au mode d’insertion de l’intellectuel français dans le contexte social.

      Les penseurs-universitaires fonctionnent d’abord de façon verticale, en ce sens qu’ils dépendent tous de l’Etat et, à des degrés divers, les uns des autres : l’assistant du maître-assistant, le maître-assistant du maître de conférence, le directeur de l’U.E.R. du président de l’université ; intériorisée, cette hiérarchie détermine déjà les modalités de la réflexion, ses dimensions (théorique, ou à ras d’expérience), sa qualité (une pensée d’assistant peut-elle être davantage qu’une pensée assistée ?), son envergure – pensée prudente, audacieuse, hypothétique ou catégorique, pensée de maître, comme on disait d’une villa, aux « colonies ».

      Mais les universitaires fonctionnent encore selon un ordre horizontal, dans la mesure où leur discipline peut être en position de rivalité ou (plus rarement) de complémentarité avec d’autres, où elle-même s’enseigne également dans d’autres universités (d’où un certain nombre, et un certain type de relations à établir), dans la mesure enfin où il peut être utile de lui adjoindre d’autres supports qu’universitaires – journalistiques, par exemple, ou d’édition.

      Ainsi se crée un réseau serré de liens multiples, d’obligations et d’allégeances, de services échangés ou de coups fourrés à rendre, de places fortes à conserver ou de bastions à conquérir, de rivalités à justifier théoriquement, ou d’oppositions idéologiques à tempérer. On entrevoit quelles conséquences peuvent résulter, pour l’activité intellectuelle elle-même, de ce que certains n’hésitent pas à appeler du « maffiatage ».

      C’est ainsi que le penseur-patron, qui a besoin de crédits, de postes, ou simplement d’honorabilité statutaire, ne peut accepter que sa discipline soit controversée, que sa centralité (réelle ou imaginaire) soit contestée – sans remettre en cause, du même coup, son substrat économique et social ; il refuse donc – il ne conçoit même pas – qu’on la conteste, et sa pensée ne fonctionne qu’à seule fin de la justifier : soit par les articles qu’il donne à des revues spécialisées (en physique, estime J.-M. Lévy-Leblond, cette production-là, à 90 %, n’est jamais citée ni utilisée, parce que théoriquement insignifiante), soit par les œuvres qu’il publie régulièrement, et dont la plupart ne seront lues que par ses étudiants qui, plus tard, à leur tour..., soit, enfin, par la campagne qu’il organise, dès qu’un ministre projette quelques retouches – il proteste, motionne, pétitionne, crie à la barbarie – c’est à la vie de l’esprit qu’on ose attenter.

      Ainsi a-t-on vu récemment les philosophes, toutes polémiques suspendues, se dresser comme un seul homme contre la réforme Haby ; les mandarins les mieux installés dans le système se découvraient, brusquement, une âme de contestataires. Mais, du haut de leurs barricades idéologiques, quels arguments lançaient-ils à l’adversaire ? Leur raisonnement péchait dans son principe même, les conclusions figuraient déjà dans les prémisses – et les prémisses, comme dit Pierre Viansson-Ponté, « c’était la défense de la boutique. La plupart des lettres que le Monde a reçues sont d’un niveau très bas : « Monsieur, peut-on vivre sans philosophie ? », « Et Platon, qu’est-ce que vous en faites ? ». Il n’y avait aucun débat d’idées ».

      Une pollution psychanalytique
      Stérilisés par la position même qu’ils doivent défendre, les penseurs-patrons stérilisent aussi les apprentis-patrons. Obtenir un poste, gagner des échelons, se concilier un directeur de thèse – autant de limitations au déploiement d’une pensée libre. Quel jeune chercheur n’a été obligé de réfléchir sur une question pour lui sans intérêt, mais importante pour le patron – lequel prépare justement un ouvrage sur cette question et a besoin de l’apport de ses étudiants, qu’il utilise parfois sans vergogne ? Quel intellectuel du bas de l’échelle n’a retrouvé, un jour, dans une étude « magistrale », des pages entières de sa thèse de troisième cycle ou de son diplôme d’études supérieures ? La pratique est plus courante qu’on ne le croit. « Les jeunes chercheurs au statut instable, à l’emploi et au salaire incertains sont contraints à la docilité pour avoir des chances de progresser » (J.-M. Lévy-Leblond).

      « Il y a dans ce pays des forteresses incroyables, constate Jean-François Revel. Quand vous pensez que certains grands professeurs, à la Sorbonne ou au Collège de France, ont la haute main sur à peu près toutes les études qui se font dans leur discipline sur toute l’étendue du territoire, que pas un seul sujet de thèse ne peut être déposé sans leur approbation, qu’ils contrôlent la répartition des crédits du C.N.R.S., c’est-à-dire des moyens qui permettent à leurs disciples de faire ou non une carrière, qu’ils participent aux attributions de postes, et qu’ils bénéficient d’influences considérables dans de grandes maisons d’édition et de grands journaux – cela fait quand même beaucoup de pouvoir... » Docilité des jeunes, toute-puissance des anciens : la gérontocratie universitaire, par les limites qu’elle impose à la réflexion, contribue à son appauvrissement ; c’est ailleurs, aujourd’hui – aux Etats-Unis, en particulier, - que l’activité intellectuelle s’accomplit le plus librement. En France – pouvoir de l’argent, pouvoir des titres et des fonctions – elle connaît de multiples entraves.

      Devenue, à la lettre, une marchandise, elle se trouve en concurrence avec les autres, et les diverses fabriques (sciences, écoles de pensée) ont entre elles les mêmes rapports que les entreprises industrielles.

      Elles tendent toutes, par exemple, au monopole. Il n’est pas de pensée qui, à un moment ou à un autre, n’ait essayé de s’imposer, réduisant les autres modèles d’interprétation à de simples corollaires, quand elle ne les déclarait pas complètement dépassés ; en dernière instance, comme l’on dit depuis Engels (mais pourquoi y aurait-il une dernière instance ?), c’est l’économie, le langage, l’inconscient ou la biologie qui expliquerait le tout du phénomène humain.

      C’est ainsi que, vers les années 50, l’intelligentsia française découvrit, avec quelque retard, l’œuvre de Freud ; mais, depuis, quel défoulement ! La psychanalyse a envahi peu à peu tous les domaines, jusqu’au marxisme qui ne la boude plus, et les complexes se portent désormais comme la Légion d’honneur...

      Ecrivent-ils, les intellectuels donnent dans le même dévergondage : « J’ai là, sur mon bureau, un exemple absolument stupéfiant, nous confie un professeur. Il s’agit d’un article destiné à une revue de haut niveau. On y trouve, d’abord, un immense appareillage mathématique et conceptuel (c’est à la mode : pour « démontrer » des évidences, bien des scientifiques utilisent, sons la moindre nécessité, la plus lourde instrumentalité mathématique) – et, à partir de notions freudiennes et lacaniennes, l’auteur explique calmement qu’intelligence veut dire : qui a un phallus ; à titre de preuve, il indique en note : voir Lacan, page... On a là un intellectuel qui, méthodologiquement, a l’air d’être d’une précision extrême, mais qui, en même temps, raisonne comme un astrologue ! »

      Freudienne, freudo-marxienne, lacanienne ou althussérienne – à l’image même de la société qui la produit, la lance, l’impose un temps et la déprécie, la pensée contemporaine n’échappe pas à la tentation totalitariste : « Les tentatives de réduction se succèdent comme une canonnade, dit H. Lefebvre. Les sciences ont toutes été impérialistes les unes après les autres. »

      L’opération est payante sur plus d’un plan : elle rapporte, d’abord ; elle permet également à certains de se refaire une apparente jeunesse professionnelle, et de reconquérir un pouvoir pédagogique contesté ; elle sert, enfin, l’idéologie dominante, dans la mesure où elle détourne l’attention des vrais problèmes.

      C’est à cet aspect-là de l’opération qu’est sensible Lucien Sève : si l’on veut tirer de certaines sciences plus qu’elles ne peuvent donner, si on les falsifie – comme on fausse une pièce –, dit-il en substance, c’est parce que l’idéologie bourgeoise, incapable de se donner les instruments conceptuels adéquats qui permettraient une synthèse théorique de notre temps, a besoin de substituts – la psychanalyse, la biologie – qui tiennent lieu d’explication globale et masquent, en même temps, la réalité des rapports sociaux : « Là aussi, il y a un phénomène du type de la pollution ; cette classe en perdition est incapable de faire face aux problèmes de notre époque ; elle ne voit guère d’autre moyen que de détruire de manière accélérée un certain nombre de choses, pour les jeter dans le brasier de la crise de son idéologie. Les sciences humaines ont avancé : « Tout fait ventre », dit l’homme, on peut s’en emparer et concocter avec elles une pseudo-explication qui permettra d’éviter ce qui doit être évité. »

      Quel que soit le bénéfice, économique ou idéologique, que les penseurs et l’Etat tirent de cette situation, l’activité intellectuelle ne peut, elle, qu’en pâtir ; car si la concurrence, dans le domaine économique, incite les entreprises à améliorer la qualité de leurs services ou de leur production, elle provoque, dans l’ordre de la pensée, des effets rigoureusement inverses : la surenchère, ici, conduit au sectarisme et au dogmatisme.

      Main basse sur le sacré
      Ainsi en est-il aujourd’hui : « Ce qui caractérise notre époque, estime J.-P. Vernant, ce sont les divisions en sectes, des discussions sur des points de vocabulaire, des excommunications – les intellectuels donnant l’impression que ce qui importe, ce n’est pas de regarder le réel et d’essayer de le comprendre, mais de constituer des groupes parlant le même langage, se reconnaissant et se confortant de cette certitude commune – certitude qui a besoin, pour être reconnue, de se définir par opposition aux ignorants et à ceux qui sont les plus proches. »

      Les sectes pullulent, en effet, chacune a son langage qui, « pour les initiés, a une sorte de profondeur révélatrice », ses formules, « qui vous ouvrent le paradis », ses dogmes, ses hérétiques et ses schismatiques. Une sorte de « sacré sauvage » ou « diffus » pénètre tous les secteurs de l’activité sociale : « Chacun s’en est approprié un morceau, constate G. Balandier, et valide, en son nom, ses préférences, ses choix, ses essais. On fait main basse sur le sacré : on sacralise son choix en matière de sexualité, on sacralise son expérience politique, en faisant du groupe une communauté chaude, qui va immédiatement produire sa liturgie, son rituel, ses codes, son langage, établir les lignes de frontières qui marquent ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas, donner les règles du manichéisme qui permettent de répartir les hommes commodément. On procède à la manière d’une Eglise combattante. Chaque école de pensée a tendance à se penser comme la seule et, du même coup, à se placer contre toutes les autres. »

      Les prenant pour cibles, et comme principal objet d’observation, la pensée perd de vue la réalité ; et ce que H. Lefebvre appelle « sa fixation sur des positions arrêtées » l’empêche de suivre les transformations du monde ou d’entendre les problèmes des hommes.

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      • #4
        suite

        Des pingouins et des hommes
        Mais y a-t-il des hommes encore ? A la suite de Nietzsche, qui proclama la mort de Dieu, que d’intellectuels célèbrent, aujourd’hui, celle de l’homme ! Non pas qu’au nom de certaines valeurs primordiales ils dénoncent, à la façon de Marx, cette sorte de mort lente que l’exploitation économico-politique impose à des millions d’individus ; mais reprenant à leur compte les méthodes qui, en faisant du travailleur une marchandise, lui dénie toute humanité, ils portent sur l’homme un regard qui le dissout et l’égare parmi les choses ; pour beaucoup, l’essence de l’homme ne consiste plus dans les rapports sociaux qui la constituent, et les phénomènes humains requièrent un autre type d’explication, puisqu’ils se réduisent, assure-t-on, a du non-humain.

        Ainsi voit-on se développer ce que l’historien Robert Bonnaud appelle la « mode naturaliste ». Elle prend des formes très diverses ; aux Etats-Unis, par exemple, prédominent actuellement les théories biologisantes de l’homme – qui conduisent, entre autres, au racisme : si l’on n’invoque plus la forme du crâne ou le poids du cerveau, comme au dix-neuvième siècle, on parle montages chromosomiques, code génétique, et l’on explique, le plus sérieusement du monde, que les Noirs et les Blancs ont, par nature, une intelligence différente (Chocley).

        Du somatique, on passe aisément à l’animal – autre variante du naturalisme contemporain, qu’illustrent les travaux de K. Lorenz ou de Hardrey. « On retrouve tout chez l’animal : la guerre, le territoire, la propriété (bien sûr !), pour finalement les déclarer éternels. On voit tel historien célèbre faire un article sur les pingouins en terre Adélie, où il prétend démontrer que les lois de la démographie animale et humaine sont identiques »(R. Bonnaud).

        Mais pourquoi s’arrêter à l’animal et ne pas chercher, par exemple, du côté du climat ? « J’ai réuni tout un dossier sur les explications climatiques en histoire, continue R. Bonnaud. Telle dépression économique du Moyen Age aurait été causée par un refroidissement. C’est l’idée du rythme primordial. On va à l’astrologie : le gouvernement par les astres ! En lisant certains travaux dits scientifiques, on découvre que c’est l’état du ciel qui préside aux destinées humaines. On se retrouve un peu devant ces chroniques médiévales où l’on notait les signes du ciel, les pluies, les pluies de sang. »

        Diluer l’humain dans le non-humain : n’est-ce pas, d’une certaine façon, la position de C. Lévi-Strauss, qui croit nécessaire de chercher ailleurs que dans l’homme la raison dernière de son histoire ? « Les grandes causalités auxquelles Marx faisait appel étaient encore des causalités historiques et humaines, nous dit-il ; c’étaient des rapports de production, des modes de production, c’est-à-dire tout un niveau de phénomènes où l’homme se trouve profondément engagé avec son histoire, son idéologie. J’ai le sentiment maintenant que le genre de marxisme auxquel nous devrions ou pourrions faire appel serait, si j’ose dire, un marxisme beaucoup plus dur, c’est-à-dire que, par-delà ou en deçà des déterminismes encore très imprégnés d’humanisme auxquels Marx se référait, nous sommes maintenant en prise directe, en quelque sorte, sur des contraintes beaucoup plus impérieuses et beaucoup plus extérieures à l’homme : l’explosion démographique, la destruction de l’éco-système. »

        L’âme d’un monde sans âme

        Hommes-machines, hommes-pingouins, hommes-molécules : est-ce la froide désespérance de ce regard – et la détresse objective qu’il traduit – qui provoque, par réaction, le renouveau du sentiment religieux ? Car c’est un fait : qu’il s’agisse de l’aspiration à un au-delà ou à un plus tard meilleur, ou des formes dégradées de la croyance, l’esprit religieux renaît. A l’étranger, l’Islam n’a jamais été aussi vivant ; en Pologne, en U.R.S.S., la foi couve (et brûle) sous les cendres (parfois, elle rejaillit, provocante : Soljenitsyne, Siniavski) ; en France, où l’on rencontre, fait nouveau, tant de prêtres dans les mouvements d’extrême gauche, quel Guyot oserait écrire l’Irréligion de l’avenir ?

        Contrairement à ce qu’espéraient les libertins du dix-septième siècle et les scientistes du dix-neuvième, les évidences de la raison n’ont pas détruit les exigences de la foi ; simplement, la foi (l’espérance ?) a changé de lieu et de formes : délaissant les institutions (les Eglises, les partis structurés comme des Eglises), elle se glisse dans ces utopies qu’on redécouvre ou qu’on invente – tels ces grands rêves qui nous invitent, dans un monde sans écoles, sans médecins, sans prisons, sans Etats, à une nouvelle « convivialité » –, elle transparaît dans cette recherche passionnée du juste qui, spontanément, mobilise jeunes et moins jeunes contre l’expulsion de squatters ou l’assassinat d’un immigré, elle inspire le volontarisme, qui anime tant de mouvements gauchistes ; il n’est pas jusqu’aux grands mythes eschatologiques – l’an 001, l’homme réconcilié, la Révolution – qui ne ressuscitent ; et, dans la lignée des prophètes d’autrefois, dont elles retrouvent, sinon le souffle, du moins l’inspiration, que de voix nous appellent à changer la vie !

        Car il faut vivre. Et choisir. Et répondre, enfin, à tous ces problèmes existentiels – la qualité et le contenu du travail, les divers modes d’occupation du temps (qu’il ne s’agit pas seulement de perdre ou de passer), les rapports de pouvoirs, les relations avec autrui – qu’aucune théorie, jusqu’à présent, qu’aucun système n’a abordés de front et encore moins résolus. Mais en a-t-on les moyens ? Les réflexions actuelles sont-elles à la dimension de nos rêves ? Modelés par quatre siècles d’économie marchande, et dans le cadre étroit des patries en formation puis en expansion, la pensée suit-elle, ou subit-elle dans le désarroi, les transformations en cours ? A-t-elle encore assez d’envergure pour embrasser les problèmes de notre temps, assez d’imagination pour proposer des solutions, assez de générosité, somme toute, pour concevoir un monde humain ? Les politiques en sont convaincus ; mais leur discours a-t-il la qualité qu’ils lui prêtent ?

        A l’heure de son clocher
        On le dit, on le répète à juste titre : en 1975, c’est à l’échelle de la planète que les problèmes se posent. Qu’il s’agisse de la protection de la nature – illusoire aussi longtemps que le pays voisin continue de polluer ses eaux et son atmosphère, – de la croissance industrielle – à la merci des producteurs d’énergie, – de l’emploi et des salaires – qu’on ne peut assurer et protéger, dans une économie dominée par les sociétés multinationales, que par une action et une concertation syndicales de niveau international, – de la démocratie – probablement condamnée à rester « bourgeoise » aussi longtemps que les régimes qui se targuent de l’avoir « popularisée » constitueront, pour la majorité des Occidentaux, un épouvantail, ou un antimodèle, – du socialisme, dont on commence à comprendre qu’il ne peut s’établir dans un seul pays – il n’est plus de problème qui puisse trouver de solution à l’échelle de la nation.

        Mais toutes les nations n’ont pas le choix de leur échelle ; et de la même façon qu’un paysan du Massif Central ou des Asturies peut éprouver quelque difficulté à embrasser, dans toute leur étendue et leur complexité, les problèmes de l’Hexagone ou de la Péninsule, un Européen – qui, du monde, est moins le citoyen que le villageois – ne parvient pas sans peine à « dépasser » ses conditions réelles – historiques – d’existence, à se décentrer, en quelque sorte, pour mieux accommoder et considérer d’un angle différent les questions de son temps. Il y faut plus que de la bonne volonté ou de l’intelligence ; c’est la situation qui décide et infléchit le sens de la réflexion, lui ouvre de larges horizons, ou l’enclôt dans d’étroites limites ; comme le rappelle David Rousset, « Tout est lié : on réfléchit en fonction des problèmes auxquels on est confronté ; quand on est confronté avec les vrais problèmes mondiaux, on est porté à déployer une réflexion qui se situe à la dimension de ces problèmes. »

        C’était, il y a un siècle, le cas de l’Europe ; depuis, l’effondrement de sa position mondiale l’a provincialisée : « A partir du moment où l’on n’est plus une unité réelle, active dans la politique mondiale, et précisément à un moment où la politique mondiale détermine tout, alors on est dans un état objectif de provincialisme » (D. Rousset). Et cet état conditionne, à son tour, l’état de la pensée : quand on en est réduit à bricoler l’histoire, on acquiert une pensée de bricoleur ; et s’il est vrai que les hommes ne se posent jamais que les problèmes qu’ils peuvent résoudre, les Européens, qui subissent les décisions, et les contrecoups des décisions prises par d’autres, ne conceptualisent qu’à grand-peine des questions qu’ils ne posent pas eux-mêmes, et dont les termes dans lesquels elles se posent, le moment et le lieu où elles surgissent, leur échappent.

        D’où le caractère extrêmement provincial de la pensée politique européenne, toutes nuances confondues. La crise de l’énergie en est un exemple probant : l’Europe pense à la petite semaine, et d’abord, prise de court, elle ne pense pas ; elle attend, hésite – « Est-ce sérieux ? », – se rassure : « Ça passera », calcule quelques économies de bouts de chandelle, découvre, enfin, que la crise est là ; dès lors, elle n’imagine, au mieux, que des remèdes à court terme (accords privilégiés bilatéraux) ; elle rafistole, biaise, ergote sur le détail, elle ne tente pas de poser le problème dans sa totalité – elle ne s’interroge pas sur les modalités et les finalités de la croissance dans les pays industriels.

        Peureuse, illogique, la réflexion des dirigeants européens ne devance pas l’événement, elle le subit, et réagit au coup pour coup. Si penser, comme gouverner, c’est prévoir, cette pensée-là ne pense pas.

        On constate la même carence dans les centres éloignés du pouvoir, notamment à gauche. Ainsi, qui pose de manière cohérente, et au niveau planétaire, le problème de la révolution mondiale ? de sa possibilité éventuelle, de sa stratégie ? On parle d’un socialisme à la française : est-il réalisable dans un Occident capitaliste ? « Où en est la prise de conscience ? demande D. Rousset. C’est à ce niveau-là qu’il faut juger le Programme commun. Comment peut-on imaginer un seul instant pouvoir faire une opération qui ne soit pas la gestion du capitalisme, mais l’amorce d’une transformation radicale, sans poser le problème dans ses termes mondiaux ? C’est une plaisanterie ! »

        Des programmes au ras des urnes
        C’en est une autre de faire de la politique comme on fait de la cuisine. Même si c’est de la « cuisine politique ». Or dans la plupart des pays d’Europe, et en tout cas en France, la pensée politique, celle qui s’élabore, en particulier, dans les partis, vole au ras des urnes. Electoraliste avant toute chose, elle ne conçoit ses programmes, elle n’organise son action qu’à cette fin. C’est évident à droite, où l’on détient le pouvoir, et où la préoccupation majeure est de le conforter ; il s’agit de penser utile, plutôt que de penser vrai. Mais ce n’est pas mieux à gauche, et le Programme commun obéit, lui aussi, aux règles du jeu électoral. Les problèmes de fond ne sont même pas formulés : c’est qu’il faut faire le plein des voix. S’efforçant de rassurer les cadres, de séduire les moyennes et petites entreprises, de plaire aux gaullistes et de ne pas choquer les chrétiens, on donne dans l’à peu près et le clair-obscur.

        Mais allons plus loin : il n’est pas sûr qu’au-delà des programmes il y ait une différence radicale, dans la pensée politique, entre la gauche et la droite. « Il est très difficile, en France, de savoir qui parle, constate G. Haupt. Très souvent, ce qui est anti, on l’inscrit dans le discours de gauche ; à ce compte, Péguy devient un homme de gauche » ; à l’inverse, ce qui est pour n’est pas forcément de droite : à ce compte, les partisans de la dénonciation du Goulag seraient tous des hommes de droite.

        En réalité, pensée de gauche et pensée de droite ont un air de famille et, tels ces vieux époux qui finissent par se ressembler, elles présentent un certain nombre de traits communs : le nationalisme, par exemple – qui explique en partie la mollesse et les compromissions de la « gauche respectueuse », comme dit Sartre, dans le combat anticolonialiste ; le respect de la légalité, le sens de l’Etat, le primat de la croissance économique, la distinction de l’économique et du politique, une certaine méfiance à l’égard de ce qui est « politique », l’affirmation de la nécessité de l’armée et de la neutralité de l’école, autant d’orientations communes aux pensées de gauche et de droite.

        *

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        • #5
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          Récupération ? On le dit à gauche, mais un peu vite, car la récupération est une constante de l’histoire sociale et de l’histoire des idées : « La société est de sa nature récupératrice, constate G. Balandier, elle développe ses logiques de telle manière qu’elle cherche toujours à reprendre les acteurs sociaux, individuels ou collectifs, selon ses propres normes. » Ce qui est vrai de la société l’est aussi des groupes qui la composent ; seule une approche idéologique les distingue absolument, ou les conçoit comme radicalement antithétiques et s’excluant les uns les autres ; ils s’impliquent, au contraire, se présupposent, se modèlent réciproquement – et la gauche, tout autant que la droite, est « dans le système ». Les classes (et les pensées de chaque classe) ne sont pas dans un rapport d’exclusion, tels des blocs de pierre jetés sur un champ, elles constituent un système d’équilibre, où les échanges, comme dans tout organisme, sont innombrables.

          Si la droite récupère, la gauche récupère donc aussi (et souvent à son insu) ; tout au plus, la droite récupère-t-elle pour « désamorcer », la gauche, comme dit R. Barthes, pour « subvertir » – tel l’écrivain Manchette, qui donne un contenu subversif à ses romans policiers (amorce d’une guérilla urbaine, rôle de la C.I.A. en Europe, polices patronales dans les usines). Mais, de toute façon, on « récupère » et, comme disait M. Foucault, ’ça va, ça vient, ça circule. La droite, par exemple, a « emprunté » à la gauche une certaine approche – économique – des réalités historiques : « Depuis vingt ans, note Maurice Duverger, on parle de pays développés et de pays sous-développés, c’est une approche marxiste par la structure socio-économique. A la veille de la deuxième guerre mondiale, on posait autrement les problèmes, on s’en tenait au politique seul, on négligeait les conditions socio-économiques de la démocratie. »

          A son tour, la gauche accorde plus d’importance aux institutions politiques, dans lesquelles elle ne voit plus qu’une simple superstructure ; elle conçoit mieux que les seules transformations matérielles ne résolvent pas, comme magiquement, tous les problèmes sociaux et, par exemple, que la collectivisation des moyens de production ne supprime pas d’elle-même l’aliénation de la femme. Il n’est pas jusqu’à la forme du discours qui n’ait profondément changé : l’adversaire n’est plus un ennemi – un rat visqueux, une vipère lubrique ou un volet de l’impérialisme, on ne le rejette plus dans les ténèbres de la réaction, on discute, et les poubelles de l’histoire se remplissent moins vite qu’autrefois : à gauche comme à droite, la « récupération » va bon train.

          Une droite sans rides
          Mais récupérer, c’est aussi assimiler (faire sien) et transformer : d’être réciproquement contagieuses ne conduit pas les pensées de gauche et de droite à devenir identiques. S’il est dans la logique d’un système social, quel qu’il soit, d’ajuster les uns aux autres les groupes qui le composent, le même système ne survit et ne se développe que s’il maintient, en même temps, des différences ; il les provoque et les contrôle à la fois. Assignant à chaque groupe son lieu et sa fonction, il crée les bases objectives d’une pensée différenciée ; incluses dans le système, la gauche et la droite n’y tiennent pas la même place, elles ne jouent pas le même rôle : elles produisent donc, chacune, leur pensée propre.

          En principe, serait-on tenté d’ajouter aussitôt. Car, en ce qui concerne la droite, on a beau regarder, on ne voit rien venir. « Il n’y a pas de pensée politique de droite, constate M. Duverger ; le dernier penseur, c’est Ch. Mourras. Le gaullisme n’a forgé aucune pensée. Prenez, par exemple, le cas de Raymond Aron ; c’est probablement l’un des hommes de droite les plus intelligents ; il analyse, critique – souvent avec une remarquable lucidité, mais il n’y a pas de pensée chez R. Aron, on ne peut pas définir une philosophie de R. Aron. » Est-ce, comme le dit H. Lefebvre, parce que « la droite est incapable de trouver une seule idée » ? Faute de réfléchir, elle polémiquait autrefois, elle avait ses pamphlétaires ; elle n’a plus qu’un Jean Cau.

          Il n’y a pas lieu de s’en réjouir ; la carence intellectuelle de la droite n’est que le négatif de la faiblesse de la gauche. « La pensée de droite est avant tout un système de défense, explique C. Bourdet ; en temps normal, elle ne se manifeste pas ; il n’y en a pratiquement pas quand la droite se sent tranquille ; elle n’apparaît qu’aux époques où l’on constate une montée des forces sociales adverses. A la fin du dix-neuvième siècle, au début du vingtième, on a vu se former une pensée politique de droite, avec Veuillot, La Tour du Pin, Maurras, cela correspondait à un moment où les forces et les idées démocratiques gagnaient du terrain et menaçaient. »

          Sans perspective théorique (le programme de Provins n’était-il pas un démarquage improvisé du programme commun ?), sans idées (est-ce avoir des idées que d’opposer au parti communiste prétendu « fascisant » les arguments les plus éculés de la « guerre froide » ?), sceptique – elle ne croit plus à ses valeurs : « Même les bourgeois, quand ils entendent parler de liberté ou de dignité de l’homme, éclatent de rire » (J.-F. Lyotard) -, la droite n’a même plus de pensée économique.

          Certains de ses représentants ne le cachent pas, tel Ambroise Roux, président-directeur général de la Compagnie générale d’électricité, qui constate : « Les économistes ne sont pas capables d’expliquer comment le système fonctionne. Quand la crise de l’énergie est survenue, nous avons pu constater l’extrême indigence de la pensée économique mondiale. » On ne s’étonnera pas qu’à gauche on fasse le même constat : « Quand on en est réduit à gouverner à la petite quinzaine, il y a crise, dit J. Attali. Les dirigeants sont incapables de comprendre pourquoi il y a à la fois inflation et chômage, ils raisonnent encore sur des extrapolations du passé, ils gèrent à très court terme ; et quand on rétrécit le terme de sa vision, c’est qu’il y a crise dans cette vision d’avenir. »

          Mais peut-il en être autrement ? L’irrationalité n’est-elle pas inhérente au capitalisme ? « C’est évident », admet A. Roux, qui s’en félicite : « Le capitalisme a un énorme avantage, il n’a pas de doctrine et, contrairement à la gauche, il n’a aucune affirmation à défendre. Je comparerais volontiers le capitalisme à la vie, c’est souple, ça se plie à tout ; si on veut le faire vivre dans un contexte imprévu, il souffre un peu, puis il s’adapte et fait ce qu’il faut pour affronter la nouvelle situation. »

          Ce n’est pas sûr, car la pensée économique, même si elle ne s’appuie sur aucun principe a priori, même si, comme c’est le cas à droite, elle ne cherche qu’à rentabiliser au maximum l’exploitation du travail humain, ne se contente pas d’« intuitions » ni d’approximations empiriques. Comme l’explique J. Attali, « elle fonctionne par cycles : il y a théorie, doctrine, modélisation ; la théorie est critique, la doctrine, qui s’appuie sur la critique de la société existante, explique comment gérer cette société quelque peu transformée par rapport aux crises que la théorie a traduites ; ce qui vient après n’est qu’une pseudo-théorie : on se propose simplement d’affiner des modèles de régulation. Donc, à l’intérieur d’un même système de pouvoir, la théorie est non seulement devenue doctrine, mais technique de régulation d’une société. Nous en sommes là aujourd’hui : la régulation est de moins en moins capable de gérer les problèmes qui émergent ».

          Force et faiblesse du marxisme
          De par la position qu’elle occupe dans l’ensemble social, les groupes qu’elle représente, le projet qui l’anime, la gauche est mieux a même de réfléchir : si l’on veut transformer une société, il faut d’abord la comprendre. Il ne semble pas, actuellement, que cet effort soit très soutenu.

          Il y a une trentaine d’années, il l’était davantage ; et P. Vionsson-Ponté, à qui sa longue expérience des hommes et des penseurs politiques fournit maints éléments de comparaison, dit son désappointement : « J’ai été journaliste politique dans l’immédiat après-guerre, je lisais beaucoup d’ouvrages extrêmement solides ; à la même époque, je « couvrais » tous les débats des partis. Rétrospectivement, je suis très frappé de l’appauvrissement que je constate aujourd’hui. Appauvrissement, d’abord, dans le domaine du livre politique de fond : s’il n’y a plus du tout de penseur de droite, j’ai beaucoup de mal à trouver une pensée de gauche ; je vois bien des opérations tactiques, d’ingénieuses mises en forme de réflexions, de programmes, de projections vers l’avenir, mais je ne vois pas d’études vraiment sérieuses.

          « Il y a également un énorme appauvrissement dans la production intellectuelle des partis. Tout récemment, j’ai lu cinq cents pages de documents préparés au fil de la campagne présidentielle par chacun des deux candidats : leur indigence est stupéfiante. Telle analyse d’un bon rapporteur du M.R.P., en 1950, réfléchissant sur un problème d’actualité politique mais allant très au-delà (je pense, par exemple, à une étude de P.-H. Teitgen sur l’évolution des rapports sociaux dans le monde du travail), c’était très sérieux. Des travaux de ce genre, on en avait sept, huit ou dix par an. Aujourd’hui, c’est le vide. »

          Peut-être même faut-il remonter au premier tiers de ce siècle pour trouver une pensée de gauche vivante ; car cette pensée-là a besoin d’une relative santé du mouvement ouvrier – et ce mouvement se remet à peine du traumatisme le plus grand qu’il ait jamais subi : le stalinisme. En substituant une sophistique d’Etat à une réflexion théorique sérieuse, en métamorphosant une pensée critique en idéologie dominante, en détruisant les hommes et les livres, le stalinisme a sclérosé la pensée révolutionnaire. Sans doute assiste-t-on à un certain dégel ; mais la renaissance actuelle de la pensée marxiste en souligne, du même coup, les limites.

          L’exemple d’Althusser, estime G. Haupt, le montre bien : « Althusser est l’un des premiers qui aient osé dire que le marxisme comme théorie, en France, n’existait pas ; il a montré que ce marxisme-là était mort ; il s’est proposé une tâche théorique : comprendre cette dégénérescence, en sortir. Mais il n’est pas parvenu à rétablir la continuité de la pensée marxiste, ni surtout à la relier avec la praxis ; s’autocritiquant, il rejette maintenant l’essentiel de son entreprise : le début d’une nouvelle pensée théorique. »
          Une gauche névrotique

          Mais les difficultés d’Althusser ne sont-elles pas inévitables, dans la mesure où son projet renouveler le marxisme comme théorie – renvoie à une pratique sociale que le marxisme, comme totalité constituée/constituante, n’informe plus ? N’est-ce pas la pratique qui, en se transformant, est la condition première du renouvellement de la théorie ? Or l’on ne voit pas que la pratique politique, dans les pays de l’Est ou les partis communistes, ait radicalement changé ; si le marxisme n’a donc plus qu’une existence théorique, s’il ne suscite plus que des approches théoriques, ne peut-on émettre l’hypothèse qu’il s’est désintégré – qu’il n’existe plus comme synthèse dialectique de la théorie et de la pratique ? « Le marxisme, estime J.-F. Revel, en est arrivé à ce stade qu’atteignent tôt ou tard les philosophies : devenir objet, non instrument de réflexion, connaître la pâte survie en couveuse, où personne ne se demande plus ce qu’une doctrine explique, mais où l’on se borne à chercher en quoi elle consiste. Avant d’atteindre ce stade, une philosophie force les esprits, désormais ce sont les esprits qui la forcent, l’envahissent, tout le monde y vient faire son déjeuner sur l’herbe. »

          Ses concepts eux-mêmes, tels que Marx les a définis en son temps, sont souvent inadéquats et ne saisissent qu’imparfaitement la réalité sociale. Ainsi, dans quelle mesure le concept global de classe ouvrière est-il opératoire ? Cette classe recouvre toutes sortes de stratifications que le concept n’explicite pas ; pas davantage il ne donne une image exacte de la variété des groupes socio-professionnels, de leur poids spécifique, comme il n’explique pas mai 1968 (ce n’est pas le prolétariat en tant que tel qui a dressé les barricades), comme il ne signale pas la quasi-disparition de la frontière idéologique qui séparait, autrefois, la petite bourgeoisie de la classe ouvrière. Utilisées telles quelles, les catégories marxistes ne sont trop souvent que des instruments idéologiques commodes, ou des professions de foi qui masquent, plus qu’elles n’éclairent, la réalité qu’elles se proposent de dévoiler.

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          • #6
            suite

            Il n’en résulte pas, comme on le dit un peu vite à droite, que le marxisme soit « dépassé », et hors d’usage sa méthode. Ce qui appartient déjà au passé, c’est la philosophie marxiste, remarque M. Foucault ; mais « comme analyse, forme d’organisation, point de cristallisation de forces sociales réelles, le marxisme est devenu une réalité historique – vraisemblablement contournable, mais au bout de combien de siècles ? Actuellement, le marxisme est non pas indépassable, mais incontournable, – incontournable non pas en tant que philosophie, mais d’une façon beaucoup plus sérieuse, en tant qu’il a organisé historiquement un nouveau jeu de forces, et de nouvelles formes de lutte dans l’histoire. »

            Réajuster ces formes aux exigences de notre temps, prolonger l’analyse historique et « réviser » bien des concepts paraît aujourd’hui nécessaire. La gauche s’y emploie-t-elle ? Jean-Pierre Chevènement le pense : « Le marxisme est un peu comme un glacier qui, vu de l’extérieur, semble un peu gris, un peu sale, parce qu’il y a longtemps qu’il est là ; quand on tend l’oreille, on entend des craquements, des ruissellements, des sources ; il y a un travail qui se fait. »

            En attendant qu’il avance, la gauche improvise beaucoup, cherche volontiers son inspiration chez les grands ancêtres – aujourd’hui Gramsci, Rosa Luxemburg, qu’on découvre avec la même ferveur et la même intransigeance que naguère Lénine ou Staline – et affronte très timidement les problèmes de notre temps. Elle a trop souvent une attitude névrotique, si l’on entend par névrose la reprise inconsciente, dans un comportement actuel, d’une attitude passée. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer les textes qui ont été écrits entre 1948 et 1953, lorsque D. Rousset dénonça l’Univers concentrationnaire, et les débats actuels sur le Goulag : ce sont les mêmes arguments, parfois les mêmes mots, toujours la même attitude ; comme autrefois, les communistes dénoncent l’« anticommunisme obsessionnel » de l’adversaire et, au débat sur le fond, préfèrent l’attaque ad hominem : si Soljenitsyne n’est pas, comme Kravchenko, un « agent de la C.I.A. », c’est un « mystique slavisant et réactionnaire » (peut-être, mais est-ce la question ?) ; gênée, la gauche non communiste ne peut pas plus approuver (ce qui la rendrait « objectivement complice de la réaction ») que désapprouver (puisque les camps existent bel et bien) ; elle s’en tient donc à quelques déclarations humanistes et, s’imaginant qu’il suffit de se taire pour effacer le passé, tourne la page. « C’est là qu’en France nous sommes très primitifs, dit J.-F. Revel ; nous sommes prisonniers de ces farces et attrapes qui consistent à ne pas admettre une vérité sous prétexte que c’est un réactionnaire qui l’a révélée. »

            N’est-ce pas reconnaître, d’une autre façon, que la gauche est piégée par la droite (et toutes les deux, figées dans une situation et des rapports qui n’ont pas tellement changé depuis des décennies) ? Que sa pensée manque d’audace ? Elle aussi donne dans le pragmatisme et détermine son jugement moins en fonction de sa justesse que de son efficacité ; elle cite Gramsci – « la vérité est révolutionnaire » – mais s’aligne sur W. James : « le vrai, c’est l’utile ».

            Le vrai, c’est l’utile
            Mais le propre d’une pensée authentiquement de gauche n’est-il pas de se moquer, au besoin, de l’utile, pour affirmer le vrai et défendre l’absolu de certaines valeurs ?

            La question choquera sans doute, car il est de bon ton, à gauche, d’ironiser sur la morale ; les « humanistes » font sourire : à défendre la veuve et l’orphelin, à pourfendre l’injustice et proclamer la dignité de l’homme, qu’ont-ils obtenu, ou empêché ? Pis : en gardant les mains propres, ces rêveurs idéalistes (et petits-bourgeois, bien sûr) n’ont-ils pas « objectivement » cautionné les entreprises de la droite ? Les sommets d’où ils jugent n’ont-ils pas perdu de vue les exigences de l’action ? A s’interdire certaines pratiques, ne retarde-t-on pas la marche de l’histoire ? Peut-être ; mais si, à les utiliser, on se met à marcher dans le même sens que les autres, à quoi bon marcher à gauche ? Il est vain de vouloir construire un « monde meilleur », si l’on se sert des mêmes matériaux, des mêmes techniques que les autres.

            La gauche a tendance à l’oublier : « Contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays, estime C. Bourdet, la gauche française est infectée par le réalisme. On ne dit pas : c’est ignoble, ça ne se fait pas parce que c’est mal, on dit : c’est maladroit, ce n’est pas opportun. » Pareille dévaluation de la morale au profit du prévisionnisme s’inspire, là encore, d’un marxisme mal compris, c’est-à-dire porté à l’absolu, et dégagé du contexte où il s’est élaboré – une société où la morale, en effet, n’était principalement qu’un instrument du maintien de l’ordre, comme la police et l’armée ; la critique de cette morale-là (en partie inspirée, d’ailleurs, par le matérialisme scientiste qui prédominait à l’époque) s’est peu à peu transformée en rejet de toute morale. Ce faisant, on rejoignait ceux qu’on condamnait, puisqu’en décrétant caduques ou relatives les normes morales on s’interdisait toute dénonciation sérieuse des comportements qui les bafouent : s’il n’y a pas de mal absolu, la torture (ou l’arrestation arbitraire, ou l’internement dans un camp) n’est pas toujours un mal, elle peut donc, dans certains cas, se justifier.

            « On doit donc réhabiliter les invariants, continue C. Bourdet, qu’on leur donne une valeur d’origine révélée, ou purement pragmatique, en disant que l’humanité ne peut progresser que s’il y a un bien et un mal. A partir du moment où vous supprimez les invariants, vous supprimez la possibilité pour l’individu d’avoir sa propre appréciation ; s’il y a des valeurs reconnues, chacun peut se déterminer en fonction de ces valeurs ; c’est impossible avec des prévisions : on ne peut pas laisser chacun prévoir ce qui, dans une dizaine d’années, va donner de bons résultats pour la classe ouvrière ; il faut donc que ces prévisions soient faites par un bureau centralisateur qui lui seul dispose des instruments statistiques ; et, comme ces prévisions peuvent avoir un aspect incongru, vous ne pouvez pas laisser à chacun le soin de les appliquer ; vous êtes donc obligé de l’imposer, et tout le stalinisme est en germe dans cette dévaluation des valeurs permanentes. »

            Il n’est pas sûr qu’à l’extrême gauche on soit en mesure de les réévaluer : on le voit bien dans les rivalités qui opposent les divers mouvements d’extrême gauche pour « récupérer » l’agitation lycéenne. « Les jeunes, qui n’ont pas connu l’époque stalinienne, refont les mêmes pas que nous dans la déformation de la réalité et des valeurs pour lesquelles nous nous étions engagés, dit Maxime Rodinson. Nous étions (et ils sont) aussi délirants que ceux qui croient à la transsubstantiation ou à la métamorphose de Vichnou. Si l’on s’abandonne aux vagues boueuses de l’idéologie, on n’a plus d’armes contre le délire. »

            Un texte indéchiffrable

            Sans repères, la pensée a-t-elle donc perdu le nord ? Ballottée ou gré des vents, reçoit-elle les vagues de l’histoire à la façon d’un bateau ivre ? Est-elle condamnée à subir les bourrasques et, peut-être, à sombrer ?

            Il est certain que l’optimisme des derniers siècles a fait naufrage, qu’on ne croit plus qu’« il suffit de bien juger pour bien faire » (Descartes), et qu’on n’accorde plus à la raison ce pouvoir souverain de comprendre le monde pour le transformer, que les anciens lui reconnaissaient. On sait aujourd’hui que c’est le monde – la pratique – qui transforme la pensée, en détermine les modalités, en favorise l’essor ou, au contraire, le limite. Mais doit-on en déduire, comme C. Lévi-Strauss, que la pensée est incapable de penser le monde, celui, entre autres, que nous vivons ? « Il me semble que l’un des problèmes présents, l’une des difficultés auxquelles nous nous heurtons, c’est que la société, ou plus exactement nos grandes sociétés très complexes de l’Occident ne sont plus des objets de pensée. Elles ne sont plus pensables. Probablement parce que le nombre de variables impliquées devient énorme, parce que toute la pensée, toute la philosophie sociale et politique sur laquelle nous vivons et qui constitue notre fond s’est élaborée à partir de sociétés qui étaient beaucoup plus petites et qui changeaient beaucoup moins vite que nos sociétés actuelles. Et cela, me semble-t-il, était vrai non seulement au dix-huitième siècle, mais même encore du temps de Marx. La société sur laquelle pensait Marx est incommensurable aux sociétés présentes et, de ce point de vue, une sorte de divorce, ou d’aliénation, dans un autre sens que le sens habituel, s’est produit entre la réalité historique, la réalité sociale d’une part, et la pensée rationnelle de l’autre. »

            Ce pessimisme n’est-il pas excessif, et lui-même, comme le croit H. Lefèbvre, un « signe de crise » ? L’impression que le monde nous échappe ne vient-elle pas de ce qu’on a « de grandes ambitions totalitaristes » ? se demande Pierre Bourdieu, pour qui cette société est pensable. « Pas d’un coup, pas par un seul homme, pas en un seul jour, bien sûr, mais on peut la penser assez bien. On commence à savoir ce qu’est une pratique, quels rapports s’instituent entre une idéologie et une pratique, ce qu’est une conduite rituelle, une opinion, une croyance, pourquoi un intellectuel produit ce qu’il produit. »

            Capable de déchiffrer (partiellement) l’histoire, la pensée pourrait donc également la modifier ; « On peut très certainement parvenir au but qu’on s’est fixé, dit Maxime Rodinson, mais il existe une tendance idéologique à maximiser toujours l’objectif recherché, à le pourvoir d’un certain nombre de vertus qui n’y sont pas au départ ; à l’arrivée, on risque donc d’être déçu, mais l’on a tort, parce qu’on a quand même prise sur la réalité. »

            Que cette réalité, en retour, ait une prise certaine sur la pensée, qu’elle la contraigne, par ses imprévus, à réviser ses schémas d’interprétation ne contredit pas l’optimisme relatif d’un Bourdieu ou d’un Rodinson, elle le justifie, au contraire ; car c’est dans la mesure où la réalité change qu’elle prépare les conditions d’une réfexion nouvelle.

            N’est-ce pas cette période-là que nous vivons ? Les contradictions du système capitaliste s’aggravent, ses acquis – progrès économique, élévation du niveau de vie – révèlent leur fragilité et, à l’intérieur de classes qui, jusqu’à présent, étaient assez homogènes, des cassures s’opèrent, des craquements ; parfois, de l’une à l’autre, des recoupements s’ébauchent, ou des conjonctions provisoires : « La lutte de classes existe toujours, constate Serge Moscovici, mais l’on assiste également à la lutte commune de fragments de classes qui se réunissent autour d’un objectif ponctuel. C’est très encourageant – et Victor Hugo l’avait compris : il y a révolution quand on se bat à l’intérieur d’une même famille. »

            On découvre de plus en plus, comme dit J.-F. Lyotard, qu’il n’y a pas de « corps social », que « cette espèce d’énorme truc, plein de gens, plein de chose : qui s’échangent sans cesse » (et que la gauche comme la droite voudraient nous faire prendre pour un corps – malade, sain ou en mutation) n’existe pas. « On fait aujourd’hui l’apprentissage d’une espèce d’absence de corps. On assiste à une merveilleuse dissolution. » Dissolution ? Eclatement, en tout cas, d’une société qui ne paraît plus capable de fonctionner comme autrefois, et qui, dans les secteurs les plus variés, connaît des ratés, des à-coups, des blocages. La crise économique n’est que la manifestation la plus visible d’une crise généralisée ; les rouages les plus solides de l’Etat grippent, ses « appareils répressifs » (L. Althusser) se détraquent, ses « appareils idéologiques » tournent à vide : soldats, policiers, enseignants éprouvent « malaise sur malaise », tandis que les objets traditionnels du décor social – femmes, fous, détenus – se découvrent une âme et commencent à fonctionner comme sujets. Autant de signes d’une désarticulation de l’ensemble social, qui dessinent la possibilité objective d’une pensée nouvelle ; les mouvements sociaux qui secouent les grands corps constitués préparent l’émergence, dans les interstices des systèmes idéologiques établis (et qui sont des systèmes d’ordre), de nouvelles interrogations, de nouvelles réponses.

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            • #7
              fin

              On le constate déjà, par exemple, dans le domaine de la justice. Groupés autour du Syndicat de la magistrature, un certain nombre de juges discutent, doutent, réfléchissent ; ils appliquent la loi, mais quelle est la nature de cette loi ? Quels intérêts défend-elle ? N’est-il pas légitime, parfois, d’enfreindre la légalité ? Juges, ils se remettent en question, et découvrent bientôt les limites de l’autocontestation : « On s’est rendu compte que la critique d’une institution par ceux qui la composent produit des effets remarquables dans un premier temps – cela ébranle la société bourgeoise, dont nous sommes, avec l’Eglise et l’armée, l’un des piliers – mais que, fondamentalement, on prend la place de ceux qui précisément ont à lutter pour conquérir un certain nombre de pouvoirs, explique Louis Joinet, membre du Syndicat de la magistrature.Le problème devient sérieux quand ce sont les victimes de l’institution qui la remettent en cause. C’est la phase que nous vivons actuellement. Nous travaillons beaucoup avec le CAP (Comité d’action des prisons). »

              On trouverait ailleurs – dans l’enseignement, les syndicats, les Eglises, les partis – d’autres exemples du même genre : « Partout une sorte d’initiative prend forme, note S. Moscovici ; les gens osent faire, ils osent parler ; une certaine créativité se manifeste. »

              Sans doute n’apparaît-elle encore qu’en pointillé ; d’autres ébranlements sont nécessaires pour qu’elle s’affirme ; mais il n’est pas invraisemblable de supposer qu’ils se produiront, et que les contradictions actuelles du système iront en s’accentuant. Déjà, lorsqu’on doit payer plus cher l’énergie, plus cher le travail dans le tiers-monde, plus cher le travail des immigrés et des autochtones, on ne peut pas produire autant, on doit commencer à produire différemment. « Imaginez, dit J. Attali, que les immigrés demandent un salaire quatre fois supérieur, ce qui est tout à fait possible, puisqu’ils accomplissent un travail que personne ne veut faire. On sera bien obligé d’inventer une société qui ne trouve pas son bien-être dans la valeur d’échange ; si elle le trouve dans la valeur d’usage, c’est qu’elle n’est plus une société dont le profit est la règle. »

              C’est dans ce contexte-là qu’une nouvelle manière de voir, de sentir, de réagir pourra s’ébaucher.

              Peut-être n’est-ce là qu’une utopie, mais qu’elle soit en gestation à l’intérieur même de notre temps est déjà positif : l’utopie n’est-elle pas l’exigence, parfois l’annonce, d’un autre type de société ? Car ce n’est pas dans les modèles de régulation et de gestion, les prévisions et les contre-prévisions, dans les pourcentages et les statistiques qui polarisent actuellement, telle une névrose obsessionnelle, la réflexion de la majorité et de l’opposition que les grands rêves qui secouent les peuples peuvent prendre forme : un projet de société ne s’alimente que dans des valeurs, il ne se fortifie que dans une pensée de l’utopie, « qui n’est pas une pensée de la simple contestation, qui est vraiment une pensée du désir » (R. Barthes).

              A la pensée d’aujourd’hui, pensée de la séparation et de la division, il se peut que, demain, succède une « pensée de l’articulation » (S. Moscovici). Une pensée qui réarticule l’homme et la nature, l’homme et la femme, le Français et l’immigré, l’intellectuel et le manuel – une pensée finalement, qui réconcilie le moi et le toi, et tous les deux avec la vie.

              Maurice T. Maschino

              Journaliste, auteur de Oubliez les philosophes, Complexe,


              Le Monde diplomatique

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