« Papa, la lune, elle est là pour faire quelle sorte de réclame ? » Cette réflexion d’enfant, que rapporte le philosophe allemand Max Horkheimer, n’éclaire-t-elle pas de façon tragique l’orientation qu’a prise la pensée occidentale depuis trois siècles au moins ? Il semble que la raison, dont Descartes disait avec un trop bel optimisme qu’elle est « la chose du monde la mieux partagée », soit devenue « une machine à calculer » : peu à peu, la nature, les produits de l’activité humaine, les hommes eux-mêmes ont été mis en coupe réglée, en comptes réglés. Mais la machine s’est emballée : elle tourne à perte ; affolé, le marchand fait ses comptes, et ses mécomptes : c’est la crise. Mais si, par-delà les péripéties de l’économique, une autre se profilait, plus grave ? Celle d’une pensée qui paraît incapable non seulement de maîtriser les éléments d’une situation qu’elle a contribué à créer mais d’imaginer une autre situation, déterminée qu’elle est à se soumettre aux exigences de la production à tout prix, à satisfaire son irrépressible volonté de puissance sur la nature et sur les hommes ? « Fille de la cité », la pensée rationnelle n’est-elle pas atteinte, à son tour, par la crise générale qui semble corroder toutes les institutions de la société occidentale ?
ne crise de la pensée ? « Ce n’est pas mon problème, je ne sais pas ce qu’on entend par là », s’excuse Claude Lévi-Strauss. « Ça ne me dit rien, ça ne veut rien dire », déclare Michel Foucault, qui nous joue, avec son brio habituel, une crise d’apparente méchante humeur, tandis que Jean-François Lyotard est pris, lui, d’une crise de fou rire. « Je serais assez de l’avis de Michel Foucault », enchaîne, perplexe, Maxime Rodinson.
Question de mots, plus que de choses : il est certain qu’à trop parler de crise – crise du pétrole, de l’emploi, crise des valeurs, sur le marché des changes et des morales démonétisées, crise du téléphone et du bigophone, de l’Eglise ou de la culture – on ne dit plus rien. La crise peut désigner, par exemple, une remise en cause des idées reçues, en science notamment – et c’est alors un progrès : la pensée scientifique se constitue à travers une série de conflits (fixisme/transformisme, théories corpusculaire / ondulatoire / mécanique-ondulatoire de la lumière, finalisme / déterminisme). « Il y a sans cesse, dans cette théorie d’allée et venue entre le réel et les cadres conceptuels qui constituent l’expérience sur le plan de la réalité, des moments où ça ne colle pas ; et c’est quand ça ne colle pas que ça avance. » (Jean-Pierre Vernant.) Mais il arrive, à l’inverse, que ça recule : au lieu de traduire un affinement des notions ou un renouvellement de l’appareil conceptuel, la crise peut exprimer leur inaptitude à comprendre la réalité ; signe d’un décalage entre la théorie et la pratique, qui la déborde de toutes parts, elle devient alors un constat d’impuissance. Progrès du savoir ou blocage (provisoire) de la pensée, la crise est, assurément, l’un de ces concepts fourre-tout qui n’explique plus grand-chose. Et peut-être brouille tout (que l’on songe aux débats économiques actuels) dans l’intérêt, d’abord, de ceux qui, à longueur de déclarations, dramatisent et emphatisent.
Mais, s’il convient de se méfier de la crise et de lui retirer « son manichéisme, le fait qu’elle nous rejette dans un univers où il faut opter entre le passé et le présent » (R. Barthes), n’est-il pas excessif de lui dénier toute réalité et de crier haro sur l’intellectuel, coupable de se donner une mythologie de la crise (une crise mythique) pour exister comme intellectuel ? « Les intellectuels se sont toujours crus en crise, estime Michel Foucault. A partir du moment où est apparu en Occident un homme de réflexion, un homme de pensée, un homme qui disait quelle devait être la meilleure forme de gouvernement, si Dieu existait, ce qu’il fallait faire dans la vie, ce qu’était le bonheur ou la transcendance, à partir du moment où des penseurs de ce genre-là sont apparus et qu’ils ont cessé d’appartenir à cette institution de pouvoir qu’était l’Eglise, ils ont été amenés à forger, pour se donner statut et comme une espèce de légitimation dons l’actualité du discours éternel qu’ils entendaient tenir, la notion de crise. On ne peut pas dissocier la notion de crise de l’existence et du statut historique de l’intellectuel, du philosophe et du penseur. »
Une production sociale
Il est certain qu’à dramatiser l’actualité, le dramaturge tire profit. Mais est-ce lui qui crée le drame ou, à la façon, par exemple, de la marchandise (du surproduit social) qui, historiquement, a créé le marchand, n’est-ce pas le drame objectif – la crise – qui fabrique le dramaturge ? Ne voir dans la crise qu’une illusion d’intellectuel, n’est-ce pas dissocier son activité du contexte social dans lequel elle se déploie ? N’est-ce pas considérer que, quelles que soient les vicissitudes de l’histoire et la singularité des situations, la pensée opère toujours de la même façon, qu’elle jouit, par conséquent, d’une indépendance radicale à l’égard du temps ?
Or il ne semble pas qu’il en soit ainsi : les intellectuels arabes, hindous, chinois, l’intellectuel français lui-même, ne se sont pas toujours crus en crise ; à l’apogée d’une civilisation, à l’aube d’une société nouvelle (féodale ou capitaliste, par exemple), la pensée se veut, ou se croit, conquérante, elle ne doute pas d’elle-même, même si c’est par une série de doutes et de mises en question, comme chez Descartes, qu’elle parvient à des « évidences », provisoirement indubitables. De quelle crise, de quel mal secret se jugeaient atteints les idéologues, souvent triomphalistes, du dix-huitième siècle – un Voltaire (« Oh ! l’heureux siècle que ce siècle de fer ! ») ou un Diderot ?
C’est que la pensée suit le dessein, et le destin, de l’histoire : elle en connaît les enthousiasmes, elle en subit les dépressions. L’oublier, c’est faire bon compte de la spécificité des conditions matérielles de vie dans lesquelles on « pense » – dans lesquelles les hommes produisent des connaissances – et qui déterminent, précisément, la qualité de cette production. Car, à moins de considérer la pensée comme une sorte d’activité intemporelle, on ne voit pas par quel miracle elle échapperait aux contradictions de la pratique.
Constituée en un temps où l’Europe, dans l’euphorie des commencements de la société bourgeoise, se proposait de « se rendre maître et possesseur de la nature » (Descartes), où toutes choses – les usines, les ouvriers dans les usines, les femmes dans les foyers et les maternités, les fous à l’asile et les colonisés dans leur dépendance – s’ordonnaient selon une harmonie si parfaite que d’aucuns l’estimaient préétablie par la divinité, comment la pensée, au moment où cet ordre-là se désagrège, ne serait-elle pas en crise, prisonnière de schèmes révolus et contrainte d’en inventer d’autres ? Beaucoup l’admettent, tels le philosophe Henri Lefebvre, pour qui « il y a une crise générale qui attaque et corrode toutes les œuvres de l’Occident », l’économiste Jacques Attali, d’après qui « on est dans une période de remise en cause profonde, d’instabilité des concepts et d’inaptitude des théories existantes à comprendre les phénomènes », ou l’historien Georges Haupt : « Si « crise » signifie impossibilité de répondre à des problèmes aigus contemporains, ou incapacité d’envisager d’aller au-delà d’une certaine description, je pense qu’on peut parler de crise. »
Ce qui frappe, en effet, c’est tout d’abord l’impuissance de la pensée à se donner une image globale et cohérente de notre temps. L’époque des grands systèmes est morte : dernier en date d’une série de totalisations toujours imparfaites, sans cesse reprises, l’existentialisme a rejoint le bergsonisme ou l’hégélianisme dans l’oubli embaumé où dorment les grands morts ; seuls quelques fidèles lui rendent encore hommage ; mais qui cherche dans l’Etre et le Néant une réponse aux problèmes de ce temps ? Excepté les thésards ou les agrégatifs, et autres damnés de l’Eglise universitaire, qui se nourrit de Kant ou de Hegel ?
De simples réclames
Sans doute aucun de ces systèmes n’a-t-il jamais reflété, dans toute sa plénitude et sa richesse, la complexité de la réalité historique, et l’on sait désormais que le réel n’est pas le rationnel. Du moins, et par une approximation toujours plus fine, ont-ils permis de l’appréhender partiellement : par elle-même, la pratique (ce concret dont on nous rebat les oreilles) est muette – elle ne dit rien, n’apprend rien, – seul le travail théorique des médiateurs (des philosophes) est susceptible de l’élucider.
N’est-ce pas, entre autres, chez Descartes et Spinoza que le concept de liberté tel que nous le comprenons aujourd’hui s’est peu à peu élaboré et enrichi ? N’est-ce pas chez Hegel que Marx a trouvé, quitte à le transformer en le remettant à l’endroit, le concept d’aliénation ? Par leurs apports comme par leurs insuffisances (qui faisaient problème pour d’autres penseurs et les provoquaient ainsi à la réflexion), les grands systèmes du passé ont contribué à former la pensée moderne : théorie, expérience, classe, liberté, justice, démocratie, nous leur devons la plupart des concepts que nous utilisons tous les jours.
Mais, justement, nous les utilisons en les extrayant du contexte qui les a rendus signifiants, dans l’ignorance de la méthode qui les a produits et dont ils ne représentent qu’un moment, si bien qu’ils sont beaucoup moins opératoires que jadis. Parfois ils disent le contraire de ce qu’ils exprimaient (ainsi, la démocratie peut-elle connoter la dictature ; ou la dictature du prolétariat, la dictature sur le prolétariat), parfois ils transitent d’une région à l’autre du savoir, se sophistiquent, au passage, d’un peu de freudisme ou de marxisme (l’économie libidinale) et s’explicitent au minimum : qu’est-ce que la démocratie avancée ? de quel socialisme parle-t-on ? qu’est-ce que le désir, dont Roland Barthes nous dit que « les gens ne savent pas où il est » ?
A la limite, les concepts signifient n’importe quoi ; envolée l’idée, reste le mot, qu’on colle, sans s’inquiéter si ça colle, sur tout et rien. Comme l’écrivait en son temps Max Horkheimer (c’était quelques années avant la montée du nazisme), les idées sont devenues des « réclames », qui s’agitent au vent de la dernière mode ; ce n’est plus l’esprit qui souffle, mais la publicité. Aucune vision d’ensemble ne les relie, aucune cohérence interne ne les ordonne, et l’on attend toujours, faute de mieux, cette synthèse qu’on nous promet régulièrement entre le marxisme et l’existentialisme, le marxisme et le freudoreichisme.
Mais celle-là ou une autre, qui la tentera ? Car, si tout le monde pense, qui, aujourd’hui, a une pensée ? Les idées foisonnent, sans doute, elles courent les chapelles, les séminaires et les colloques, mais une pensée, une hypothèse d’ensemble qui réunisse (provisoirement) les multiples composantes de la réalité présente et nous permette non pas de réagir au jour le jour, mais de comprendre au minimum notre temps, cette pensée-là, la voit-on s’ébaucher ? Son absence n’est-elle pas signe de crise ? Lucien Sève n’en doute pas : « L’incapacité à une pensée globale est en soi une maladie très profonde. Le grand système de pensée – avec ses limites, bien sûr : son côté dogmatique, sa liaison profonde, bien qu’indirecte, avec une domination de classe – représentait une capacité de la classe au pouvoir d’appréhender la diversité mouvante des aspects de la connaissance et de l’histoire. Cette capacité a profondément disparu du côté du grand capital ; les miettes d’idéologie qu’on a ne peuvent exciper de leur qualité de miettes pour dire : justement, nous reflétons de façon polyscopique un monde qui se complexifie. Non, ce n’est pas vrai. »
Privée de ces structures d’ensemble qui, à la fois, la limitaient et lui conféraient une certaine rigueur en même temps qu’une valeur prospective, la pensée actuelle n’est pas dépourvue, pour autant, de toute « philosophie ». Mais, alors que la pensée philosophique transcende la réalité sociale qui lui sert d’assise et lui donne ses fondements (ainsi le cartésianisme n’est-il pas simplement le reflet idéologique de la bourgeoisie montante), la pensée désintégrée d’aujourd’hui ne transcende plus rien : elle subit, dans une inconscience quasi générale, les coups et les contrecoups de l’histoire, elle la reflète sans la réfléchir et, tels ces boxeurs vaincus qui ne réagissent plus aux bourrades de l’adversaire, elle incorpore, sans réaction critique, les ingrédients du siècle. Plus nettement que jamais, elle apparaît comme le produit d’une certaine histoire – un produit qui se désagrège avec la désagrégation même de la formation économico-sociale qui le supporte ; et, à la considérer dans ses diverses caractéristiques, on s’aperçoit qu’il en est d’elle comme de la nature : le capitalisme l’a radicalement polluée.
ne crise de la pensée ? « Ce n’est pas mon problème, je ne sais pas ce qu’on entend par là », s’excuse Claude Lévi-Strauss. « Ça ne me dit rien, ça ne veut rien dire », déclare Michel Foucault, qui nous joue, avec son brio habituel, une crise d’apparente méchante humeur, tandis que Jean-François Lyotard est pris, lui, d’une crise de fou rire. « Je serais assez de l’avis de Michel Foucault », enchaîne, perplexe, Maxime Rodinson.
Question de mots, plus que de choses : il est certain qu’à trop parler de crise – crise du pétrole, de l’emploi, crise des valeurs, sur le marché des changes et des morales démonétisées, crise du téléphone et du bigophone, de l’Eglise ou de la culture – on ne dit plus rien. La crise peut désigner, par exemple, une remise en cause des idées reçues, en science notamment – et c’est alors un progrès : la pensée scientifique se constitue à travers une série de conflits (fixisme/transformisme, théories corpusculaire / ondulatoire / mécanique-ondulatoire de la lumière, finalisme / déterminisme). « Il y a sans cesse, dans cette théorie d’allée et venue entre le réel et les cadres conceptuels qui constituent l’expérience sur le plan de la réalité, des moments où ça ne colle pas ; et c’est quand ça ne colle pas que ça avance. » (Jean-Pierre Vernant.) Mais il arrive, à l’inverse, que ça recule : au lieu de traduire un affinement des notions ou un renouvellement de l’appareil conceptuel, la crise peut exprimer leur inaptitude à comprendre la réalité ; signe d’un décalage entre la théorie et la pratique, qui la déborde de toutes parts, elle devient alors un constat d’impuissance. Progrès du savoir ou blocage (provisoire) de la pensée, la crise est, assurément, l’un de ces concepts fourre-tout qui n’explique plus grand-chose. Et peut-être brouille tout (que l’on songe aux débats économiques actuels) dans l’intérêt, d’abord, de ceux qui, à longueur de déclarations, dramatisent et emphatisent.
Mais, s’il convient de se méfier de la crise et de lui retirer « son manichéisme, le fait qu’elle nous rejette dans un univers où il faut opter entre le passé et le présent » (R. Barthes), n’est-il pas excessif de lui dénier toute réalité et de crier haro sur l’intellectuel, coupable de se donner une mythologie de la crise (une crise mythique) pour exister comme intellectuel ? « Les intellectuels se sont toujours crus en crise, estime Michel Foucault. A partir du moment où est apparu en Occident un homme de réflexion, un homme de pensée, un homme qui disait quelle devait être la meilleure forme de gouvernement, si Dieu existait, ce qu’il fallait faire dans la vie, ce qu’était le bonheur ou la transcendance, à partir du moment où des penseurs de ce genre-là sont apparus et qu’ils ont cessé d’appartenir à cette institution de pouvoir qu’était l’Eglise, ils ont été amenés à forger, pour se donner statut et comme une espèce de légitimation dons l’actualité du discours éternel qu’ils entendaient tenir, la notion de crise. On ne peut pas dissocier la notion de crise de l’existence et du statut historique de l’intellectuel, du philosophe et du penseur. »
Une production sociale
Il est certain qu’à dramatiser l’actualité, le dramaturge tire profit. Mais est-ce lui qui crée le drame ou, à la façon, par exemple, de la marchandise (du surproduit social) qui, historiquement, a créé le marchand, n’est-ce pas le drame objectif – la crise – qui fabrique le dramaturge ? Ne voir dans la crise qu’une illusion d’intellectuel, n’est-ce pas dissocier son activité du contexte social dans lequel elle se déploie ? N’est-ce pas considérer que, quelles que soient les vicissitudes de l’histoire et la singularité des situations, la pensée opère toujours de la même façon, qu’elle jouit, par conséquent, d’une indépendance radicale à l’égard du temps ?
Or il ne semble pas qu’il en soit ainsi : les intellectuels arabes, hindous, chinois, l’intellectuel français lui-même, ne se sont pas toujours crus en crise ; à l’apogée d’une civilisation, à l’aube d’une société nouvelle (féodale ou capitaliste, par exemple), la pensée se veut, ou se croit, conquérante, elle ne doute pas d’elle-même, même si c’est par une série de doutes et de mises en question, comme chez Descartes, qu’elle parvient à des « évidences », provisoirement indubitables. De quelle crise, de quel mal secret se jugeaient atteints les idéologues, souvent triomphalistes, du dix-huitième siècle – un Voltaire (« Oh ! l’heureux siècle que ce siècle de fer ! ») ou un Diderot ?
C’est que la pensée suit le dessein, et le destin, de l’histoire : elle en connaît les enthousiasmes, elle en subit les dépressions. L’oublier, c’est faire bon compte de la spécificité des conditions matérielles de vie dans lesquelles on « pense » – dans lesquelles les hommes produisent des connaissances – et qui déterminent, précisément, la qualité de cette production. Car, à moins de considérer la pensée comme une sorte d’activité intemporelle, on ne voit pas par quel miracle elle échapperait aux contradictions de la pratique.
Constituée en un temps où l’Europe, dans l’euphorie des commencements de la société bourgeoise, se proposait de « se rendre maître et possesseur de la nature » (Descartes), où toutes choses – les usines, les ouvriers dans les usines, les femmes dans les foyers et les maternités, les fous à l’asile et les colonisés dans leur dépendance – s’ordonnaient selon une harmonie si parfaite que d’aucuns l’estimaient préétablie par la divinité, comment la pensée, au moment où cet ordre-là se désagrège, ne serait-elle pas en crise, prisonnière de schèmes révolus et contrainte d’en inventer d’autres ? Beaucoup l’admettent, tels le philosophe Henri Lefebvre, pour qui « il y a une crise générale qui attaque et corrode toutes les œuvres de l’Occident », l’économiste Jacques Attali, d’après qui « on est dans une période de remise en cause profonde, d’instabilité des concepts et d’inaptitude des théories existantes à comprendre les phénomènes », ou l’historien Georges Haupt : « Si « crise » signifie impossibilité de répondre à des problèmes aigus contemporains, ou incapacité d’envisager d’aller au-delà d’une certaine description, je pense qu’on peut parler de crise. »
Ce qui frappe, en effet, c’est tout d’abord l’impuissance de la pensée à se donner une image globale et cohérente de notre temps. L’époque des grands systèmes est morte : dernier en date d’une série de totalisations toujours imparfaites, sans cesse reprises, l’existentialisme a rejoint le bergsonisme ou l’hégélianisme dans l’oubli embaumé où dorment les grands morts ; seuls quelques fidèles lui rendent encore hommage ; mais qui cherche dans l’Etre et le Néant une réponse aux problèmes de ce temps ? Excepté les thésards ou les agrégatifs, et autres damnés de l’Eglise universitaire, qui se nourrit de Kant ou de Hegel ?
De simples réclames
Sans doute aucun de ces systèmes n’a-t-il jamais reflété, dans toute sa plénitude et sa richesse, la complexité de la réalité historique, et l’on sait désormais que le réel n’est pas le rationnel. Du moins, et par une approximation toujours plus fine, ont-ils permis de l’appréhender partiellement : par elle-même, la pratique (ce concret dont on nous rebat les oreilles) est muette – elle ne dit rien, n’apprend rien, – seul le travail théorique des médiateurs (des philosophes) est susceptible de l’élucider.
N’est-ce pas, entre autres, chez Descartes et Spinoza que le concept de liberté tel que nous le comprenons aujourd’hui s’est peu à peu élaboré et enrichi ? N’est-ce pas chez Hegel que Marx a trouvé, quitte à le transformer en le remettant à l’endroit, le concept d’aliénation ? Par leurs apports comme par leurs insuffisances (qui faisaient problème pour d’autres penseurs et les provoquaient ainsi à la réflexion), les grands systèmes du passé ont contribué à former la pensée moderne : théorie, expérience, classe, liberté, justice, démocratie, nous leur devons la plupart des concepts que nous utilisons tous les jours.
Mais, justement, nous les utilisons en les extrayant du contexte qui les a rendus signifiants, dans l’ignorance de la méthode qui les a produits et dont ils ne représentent qu’un moment, si bien qu’ils sont beaucoup moins opératoires que jadis. Parfois ils disent le contraire de ce qu’ils exprimaient (ainsi, la démocratie peut-elle connoter la dictature ; ou la dictature du prolétariat, la dictature sur le prolétariat), parfois ils transitent d’une région à l’autre du savoir, se sophistiquent, au passage, d’un peu de freudisme ou de marxisme (l’économie libidinale) et s’explicitent au minimum : qu’est-ce que la démocratie avancée ? de quel socialisme parle-t-on ? qu’est-ce que le désir, dont Roland Barthes nous dit que « les gens ne savent pas où il est » ?
A la limite, les concepts signifient n’importe quoi ; envolée l’idée, reste le mot, qu’on colle, sans s’inquiéter si ça colle, sur tout et rien. Comme l’écrivait en son temps Max Horkheimer (c’était quelques années avant la montée du nazisme), les idées sont devenues des « réclames », qui s’agitent au vent de la dernière mode ; ce n’est plus l’esprit qui souffle, mais la publicité. Aucune vision d’ensemble ne les relie, aucune cohérence interne ne les ordonne, et l’on attend toujours, faute de mieux, cette synthèse qu’on nous promet régulièrement entre le marxisme et l’existentialisme, le marxisme et le freudoreichisme.
Mais celle-là ou une autre, qui la tentera ? Car, si tout le monde pense, qui, aujourd’hui, a une pensée ? Les idées foisonnent, sans doute, elles courent les chapelles, les séminaires et les colloques, mais une pensée, une hypothèse d’ensemble qui réunisse (provisoirement) les multiples composantes de la réalité présente et nous permette non pas de réagir au jour le jour, mais de comprendre au minimum notre temps, cette pensée-là, la voit-on s’ébaucher ? Son absence n’est-elle pas signe de crise ? Lucien Sève n’en doute pas : « L’incapacité à une pensée globale est en soi une maladie très profonde. Le grand système de pensée – avec ses limites, bien sûr : son côté dogmatique, sa liaison profonde, bien qu’indirecte, avec une domination de classe – représentait une capacité de la classe au pouvoir d’appréhender la diversité mouvante des aspects de la connaissance et de l’histoire. Cette capacité a profondément disparu du côté du grand capital ; les miettes d’idéologie qu’on a ne peuvent exciper de leur qualité de miettes pour dire : justement, nous reflétons de façon polyscopique un monde qui se complexifie. Non, ce n’est pas vrai. »
Privée de ces structures d’ensemble qui, à la fois, la limitaient et lui conféraient une certaine rigueur en même temps qu’une valeur prospective, la pensée actuelle n’est pas dépourvue, pour autant, de toute « philosophie ». Mais, alors que la pensée philosophique transcende la réalité sociale qui lui sert d’assise et lui donne ses fondements (ainsi le cartésianisme n’est-il pas simplement le reflet idéologique de la bourgeoisie montante), la pensée désintégrée d’aujourd’hui ne transcende plus rien : elle subit, dans une inconscience quasi générale, les coups et les contrecoups de l’histoire, elle la reflète sans la réfléchir et, tels ces boxeurs vaincus qui ne réagissent plus aux bourrades de l’adversaire, elle incorpore, sans réaction critique, les ingrédients du siècle. Plus nettement que jamais, elle apparaît comme le produit d’une certaine histoire – un produit qui se désagrège avec la désagrégation même de la formation économico-sociale qui le supporte ; et, à la considérer dans ses diverses caractéristiques, on s’aperçoit qu’il en est d’elle comme de la nature : le capitalisme l’a radicalement polluée.
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