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Les allers-retours du libre-échange

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  • Les allers-retours du libre-échange

    Un condensé historique saisissant des origines de la mondialisation au présent le plus immédiat avec l’irruption du concept de « démondialisation », par Philippe Moreau Defarges, spécialiste des relations internationales. Extraits

    Enchaînées et vouées à se relancer l’une l’autre
    Démondialisation et mondialisation appartiennent à une seule et unique coulée, celle du fleuve bourbeux de l’histoire. Les deux notions ne sont que des mots appréhendant une réalité en mouvement et donc distinguant ce qui est un dans les faits.

    Les notions de « globalization » et de « mondialisation » ne sont que les formulations contemporaines d’un mouvement aussi ancien que l’humanité, celui de son appropriation de la terre par ses circulations, ses échanges et ses travaux. Depuis toujours, l’homme est voué au nomadisme pour survivre, se nourrir, trouver de nouvelles ressources. En même temps, il s’enracine, crée des entités qu’il décrète éternelles. La fin de la préhistoire, le développement de l’agriculture et de ses implications (urbanisation, formation d’États…) sédentarisent l’humanité. Même si les hommes ne cessent jamais vraiment d’être contraints au mouvement, les ruptures multiples et de plus en plus rapides depuis le xve siècle – grandes découvertes, révolutions technologiques… – font de la mobilité une exigence pressante, un devoir permanent d’adaptation, les migrations de toutes sortes n’étant qu’une illustration de cette dynamique.

    “Les notions de « globalization » et de « mondialisation » ne sont que les formulations contemporaines d’un mouvement aussi ancien que l’humanité, celui de son appropriation de la terre par ses circulations, ses échanges et ses travaux”

    Dans ce flux chaotique, mondialisation et démondialisation constituent un seul et même déferlement. La mondialisation peut être définie comme la multiplication des flux, des liens, des interdépendances entre les hommes, son moteur étant la quête sans fin de nouvelles ressources, de nouveaux horizons. La démondialisation ne peut être réduite à ses expressions actuelles, elle englobe toute réaction de rejet ou d’opposition à la mondialisation, cette dernière n’étant que l’aboutissement, dans le champ international, de la modernité occidentale : rébellions et révoltes contre la modernisation, défense des entités ébranlées ou menacées par la mondialisation et même innombrables tentatives de retour en arrière cherchant à reconstituer une pureté ou une identité perdue.

    Chaque avancée de mondialisation déclenche immédiatement des inquiétudes, des peurs et finalement des actions violentes. Partir ou ne pas partir, tel est l’un des premiers débats traversant les sociétés les plus anciennes, confrontées à l’épuisement de leur environnement ou à un changement climatique, et devant faire quelque chose, bouger pour survivre. Ainsi s’installent les clivages et les conflits entre sédentaires et nomades, traditionalistes et innovateurs… La mondialisation est nécessairement agressive. Ses poussées résultent de déséquilibres : accroissement des populations imposant le départ d’une partie de ses membres ; floraison d’inventions qui doivent trouver leur usage dans l’ouverture de nouveaux horizons ; développement d’idées nouvelles bouleversant la vision qu’a l’homme de lui-même.

    “Chaque avancée de mondialisation déclenche immédiatement des inquiétudes, des peurs et finalement des actions violentes. Partir ou ne pas partir, tel est l’un des premiers débats traversant les sociétés les plus anciennes, confrontées à l’épuisement de leur environnement ou à un changement climatique”

    Les poussées de mondialisation (grandes découvertes du xvie siècle, élargissement des échanges et colonisations du xixe siècle…) résultent de maturations multiples et souvent contradictoires. Des hommes, toujours en petit nombre, au moins dans les commencements, se remettent en marche, certes, pour échapper à leur misère ou à leur ennui, mais aussi par conviction d’avoir quelque chose à accomplir. Ainsi les conquistadors espagnols et portugais, les bourgeois conquérants de la révolution industrielle, les mégalomanes de l’Internet…

    La mondialisation, locomotive lancée à toute vapeur sans conducteur ni direction, bouscule tout ce qui se trouve sur son passage. Elle détruit des équilibres pluriséculaires, comme ceux entre agriculture et industrie, campagnes et villes, propriétaires et prolétaires. Chaque vague de mondialisation multiplie aussi bien les richesses que les inégalités. Elle anéantit tant les positions de couches assises sur les savoirs du passé que les espérances de générations entières ayant la malchance d’arriver trop tôt ou trop tard.

    À court terme, toute mondialisation déraille toujours sous le poids des emballements : spéculations déraisonnables, bulles financières, faillites en chaîne, évaporation ou détournement des économies de millions d’épargnants d’une vie, écroulement de l’activité, chômage massif… Les invectives se déchaînent, les esprits éclairés expliquent que, si on les avait écoutés, le pire ne serait pas arrivé. Très vite, il faut des coupables alors que tous devraient s’accepter coupables et cerner ce qui a mal tourné. Les boucs émissaires ne manquent jamais. Alors pourquoi ne pas mettre fin à toute cette folie ? À la démondialisation d’entrer en scène.

    Comme bien des promesses d’un merveilleux avenir, la démondialisation oscille entre le raisonnable et le radical. Le raisonnable promet une mondialisation maîtrisée, régulée, les États se mettant d’accord pour lutter ensemble contre le mal, qu’il s’appelle trafics d’êtres humains, évasion fiscale ou crimes contre l’humanité. Le radical s’irrite contre cette modération. Pour les fondamentalismes ou les utopismes, toute société qui le veut peut et doit échapper à la mondialisation. Du renfermement des empires asiatiques au xviie siècle à la construction de murs au xxie siècle, le rejet de la mondialisation et la démondialisation demeurent et demeureront toujours des options.

    Les politiques de fermeture ou de démondialisation – mercantilismes du xviie siècle, nationalismes protectionnistes dans les dernières décennies du xixe siècle, totalitarismes des années 1930 – sont toujours ambivalentes et prises dans le déferlement de la mondialisation. Toute société qui s’enferme se persuade qu’elle peut ignorer le monde autour d’elle, qu’elle dispose en elle-même de toutes les richesses nécessaires. Les expériences révolutionnaires, dans l’attente de l’Apocalypse ou du Grand Soir, rompent avec la mondialisation et s’édifient en forteresses autosuffisantes, de l’Union soviétique stalinienne à l’Allemagne hitlérienne, de la Chine maoïste au Cuba castriste. Mais les pressions de l’extérieur, la comparaison et la compétition avec les autres, l’absolue nécessité de rester dans la course scientifico-technique, enfin tout simplement les survivances d’« appétits bourgeois » des populations persistent. Enfin, en ce début de xxie siècle, tout, de la multiplication des réseaux au développement des phénomènes d’opinion publique internationale, favorise et légitime la circulation. Le renfermement requiert le rationnement, une austérité bureaucratique limitant (pour le plus grand nombre) la satisfaction des besoins aux richesses nationales disponibles. Une autre option s’offre aux plus exaltés : la guerre et l’expansion afin d’atteindre une autosuffisance très probablement inaccessible.

    Des acquis scientifiques et techniques peuvent être oubliés ou censurés, mais l’essentiel (connaissances allant désormais de soi pour l’homme de la rue, comme, par exemple, l’organisation et le fonctionnement du système solaire) peut-il être effacé ? Les promoteurs de démondialisation veulent se débarrasser de la modernité, de sa rationalité, de son individualisme, mais le peuvent-ils ? L’enchevêtrement des phénomènes historiques est tellement serré que la séparation de tous ces fils entre ce qu’il faut retenir et ce qu’il faut rejeter ne saurait que déchiqueter la chair de l’histoire. Y a-t il de « bonnes » et de « mauvaises » innovations ? La machine à vapeur, la pilule contraceptive, qui ne sont que des outils, peuvent-elles être « bonnes » ou « mauvaises » ? La même usine peut fabriquer des automobiles ou des chars !

    (…)

    Un énième ordre impérial ?
    Après la Pax britannica du xixe siècle, la Pax americana du xxe siècle, le temps est-il venu de la Pax sinica ?

    Les paix impériales durables, celles s’étendant au moins sur un siècle, résultent de très longs processus. La puissance dominante prouve de mille manières (actions militaires, cadeaux, manipulations diplomatiques, prise en compte des traditions locales…) son droit et sa capacité à garantir la stabilité du système. Une paix impériale requiert des signes forts : d’abord, des victoires militaires montrant l’invincibilité, au moins temporaire, du vainqueur ; nécessairement la capacité à bâtir une paix persuadant les vaincus qu’ils n’ont pas d’autre alternative que de se soumettre et qu’ils trouveront une place dans l’ordre du vainqueur.

    La tradition impériale chinoise est spécifique à la Chine. Elle concerne un peuple homogène – les Hans –, uni par des milliers d’années de vie commune, soudé, peut-être malgré lui, par une construction unique dans l’histoire, la Grande Muraille sans cesse bousculée, sans cesse reconstruite. Gouverner une multitude de nations exige de trouver un équilibre toujours précaire entre fermeté, même brutalité, et flexibilité, comme le firent si bien les Romains, les Britanniques ou parfois les Français.

    La paix impériale américaine révèle une difficulté, qui ne saurait disparaître : comment assurer une telle paix, nécessairement inégalitaire et hiérarchique, dans un monde démocratique où les demandes d’égalité et de liberté ne peuvent pas être ignorées ? La réponse des États-Unis tient en deux principes : s’imposer comme le plus fort, loin au-dessus des autres ; convaincre l’ensemble de l’humanité, par les armes si nécessaire, de se rallier à la démocratie à l’américaine, cette dernière étant le régime adapté à « la fin de l’histoire ». Malheureusement, ou heureusement, ces deux principes sont voués à se contredire : si la démocratie à l’américaine s’universalise, la mission et donc la supériorité des États-Unis disparaissent.

    “La réponse des États-Unis tient en deux principes : s’imposer comme le plus fort, loin au-dessus des autres ; convaincre l’ensemble de l’humanité, par les armes si nécessaire, de se rallier à la démocratie à l’américaine, cette dernière étant le régime adapté à "la fin de l’histoire ”

    La Chine de Xi Jinping, imitant (malgré elle ?) les États- Unis, s’affirme porteuse d’un rêve chinois, remplaçant le rêve américain. Ce rêve chinois promet un monde de paix et d’harmonie, dans lequel chacun trouve sa place et son rôle au sein d’un ordre immuable. Les chefs commandent, le reste de la population obéit et travaille dans une béatitude céleste, évoquant la Chine idéale du sage Confucius ou plutôt le Singapour propre et discipliné de Lee Kuan Yew. Ce monde rêvé a quelque chose des États-Unis des années 1950, temps innocents et heureux où, sous la direction grand-paternelle d’un des héros de la Seconde Guerre mondiale, Ike (Dwight D. Eisenhower), des familles stables et sérieuses (mari employé dans une grande compagnie, épouse parfaite maîtresse de maison, garçon et fille toujours impeccables) se satisfont d’un bonheur sans surprise dans des banlieues aux couleurs lisses et éclatantes de Walt Disney.

    Le système mondial du xxie siècle cumule deux dynamiques perturbatrices de tout ordre impérial : la bousculade des États exprimant ou pouvant exprimer des revendications plus ou moins légitimes d’influence ou de domination, de la Turquie à l’Iran, du Vietnam à l’Indonésie, du Mexique au Brésil, du Nigeria à l’Afrique du Sud ; l’émergence d’acteurs hétérogènes et ayant eux aussi un agenda international : multinationales, organisations de toutes sortes et même individus. Au nom de quelle supériorité et par quelles voies la Chine pourrait-elle imposer son ordre à toutes ces demandes multiples et contradictoires ?

    Des blocs ?
    Le partage du monde en zones d’influence ou en blocs fait partie des solutions censées instaurer une paix perpétuelle. Une conférence internationale réunit les principales puissances ; ces dernières, en tenant compte des positions de chacun sur le terrain, se distribuent les parties de la planète qu’elles sont en mesure de s’approprier (par exemple, en 1884 1885, conférence de Berlin partageant l’Afrique subsaharienne entre les puissances européennes). Dans les années 1930, l’Allemagne de Hitler s’attribue l’Europe de l’Atlantique à l’Oural. Aux États-Unis, le continent américain, de l’Alaska à la Terre de Feu. Au Japon, l’Asie. Au Royaume-Uni, des résidus impériaux en Afrique ou dans le sous-continent indien.

  • #2
    suite

    Un ordre stable fondé sur des blocs requiert deux conditions, toutes deux imparfaites et précaires :

    1. Les puissances directrices doivent exercer sur leurs blocs un pouvoir incontestable et incontesté.

    2. Ces puissances doivent se ressentir comme satisfaites et accepter le partage en place. De la fin des années 1940 aux années 1989 1991, l’ordre Est-Ouest met en lumière les équivoques d’un ordre des blocs. Pourtant les deux camps – Alliance atlantique, pacte de Varsovie – sont dotés de frontières bien délimitées… en Europe (rideau de fer). Chacun est maître chez soi.

    L’ordre Est-Ouest est à peu près stable militairement, aucun des deux super-grands n’envisageant un affrontement direct qui provoquerait chez l’un et l’autre des dégâts considérables et irréversibles. Mais toute idéologie universaliste obéit à une dynamique propre. Elle porte une vision de l’avenir, suscitant chez les populations concernées des évaluations, des comparaisons (ainsi les peuples des démocraties populaires comparant, notamment par les émissions de télévision, les conditions de vie à l’Est et à l’Ouest). Rien n’échappe à la compétition planétaire, ni les idées ni les religions.

    En ce début de XXIe siècle, les États-Unis et la Chine peuvent-ils se mettre d’accord pour se partager sinon la terre, au moins la zone Pacifique ? Si jamais un tel partage intervient, il sera perçu et analysé comme le signe de l’extrême fatigue des deux géants, prêts à tous les compromis entre eux pour stopper la montée des tiers. Ces derniers réclameront leur part du butin. Tout partage, loin de calmer les appétits, les stimule, beaucoup ayant toujours faim ou étant convaincus d’avoir été injustement traités.

    “En ce début de XXIe siècle, les États-Unis et la Chine peuvent-ils se mettre d’accord pour se partager sinon la terre, au moins la zone Pacifique ? Si jamais un tel partage intervient, il sera perçu et analysé comme le signe de l’extrême fatigue des deux géants, prêts à tous les compromis entre eux pour stopper la montée des tiers”

    La terre est petite ou plutôt est devenue trop petite du fait des hommes, ses ressources ne sont pas géographiquement réparties en fonction des besoins ou des calculs des États. Aucun ne dispose sur son propre sol de tout ce qui assure son développement. L’immense Russie est fort bien dotée par la nature, cependant elle étouffe, sentant que la richesse et la puissance exigent d’accéder à l’Océan mondial. Le formidable développement de la Chine se fait en interaction avec les autres continents. Les grandes entreprises ont et ne peuvent qu’avoir un déploiement géographique aussi large que possible, exploitant ici le faible coût de la main-d’oeuvre, là les potentialités du marché.

    La Tentation du repli
    Philippe Moreau Defarges
    Odile Jacob
    246 pages

    le nouvel économiste

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